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Le Verre d'eau, pièce de Scribe

Le Verre d'eau ou les Effets et les causes, et une comédie en cinq actes et en prose, de Scribe; représentée au Théâtre-Français le 17 novembre 1840. 

La scène se passe en Angleterre, au commencement du XVIIIe siècle. La reine Anne, dont le frère est exilé et ne peut être rappelé que par un bill du Parlement, se voit par cette cause obligée de subir la tyrannie de la duchesse de Marlborough, car le parti whig, maître du Parlement et de l'armée, a pour chef le général de Marlborough, mari de la duchesse. Cette dernière s'oppose de tout son pouvoir à ce que la reine reçoive le marquis de Torcy, ambassadeur de Louis XIV, chargé par son souverain de négocier une paix honorable, 

Heureusement pour le repos de l'Europe, la duchesse a un ennemi très actif, Henri de Saint-Jean, vicomte de Bolingbroke, ancien ministre, membre de la Chambre des communes et journaliste. Une lutte acharnée s'établit donc entre la duchesse et Bolingbroke. Ce dernier a pour protégés deux jeunes amoureux, Masham, enseigne du régiment des gardes, et Abigail, parente éloignée de la duchesse et que la reine a attachée à sa personne. Or, Masham tue en duel lord Richard, le cousin de Bolingbroke, qui devient, par cette mort, pair d'Angleterre et millionnaire. C'est déjà beaucoup; mais la fortune de Bolingbroke ne s'arrête pas en si bon chemin, et il découvre que Masham, qui n'aime qu'Abigail, est aimé à la fois de la reine et de la duchesse. 

Le rôle de Bolingbroke est tout tracé. Il révèle à la reine qu'elle a une rivale et l'engage à donner un rendez-vous à Masham. Le signal convenu est un verre d'eau qu'elle demande à la duchesse. Celle-ci, avertie par Bolingbroke, laisse échapper le plateau dans un accès de jalousie, et l'eau se répand sur la robe de la reine, qui saisit ce prétexte pour rompre avec sa favorite. La duchesse, furieuse, prend bientôt une revanche et surprend Masham dans l'appartement de la reine. Mais Abigaïl laisse croire qu'il est venu pour elle, et la reine, touchée par ce dévouement, consent à l'union des deux amants. Bolingbroke devient ministre, et la paix est signée avec la France, grâce à un verre d'eau répandu. 

Cette donnée paradoxale admise, on doit convenir que l'auteur en a tiré un parti merveilleux. La critique fit remarquer le sans gêne avec lequel Scribe traitait l'histoire en métamorphosant la reine Anne, mère de treize enfants, en jeune fille; le cinquième acte parut faible, mais le charme des quatre premiers le protégeait; le style, ce côté parfois faible de Scribe, était plus soigné qu'à l'ordinaire et ne manquait pas même d'une certaine élévation. Le Verre d'eau est resté au répertoire, et cela s'explique facilement. Le public voulait, avant tout, être amusé, et, en dépit de toutes les critiques, scribe possédait l'inappréciable mérite d'amuser quand même. (PL).
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A quoi tiennent les destins d'un empire

« LA REINE ANNE STUART, à Bolingbroke qui s'approche d'elle et la salue respectueusement.
Dans tout autre moment, Bolingbroke, je vous recevrais avec plaisir, car, vous le savez, j'en ai toujours à vous voir... mais aujourd'hui et pour la première fois...

BOLINGBROKE
Je viens pourtant vous parler des plus chers intérêts de l'Angleterre... et le départ du marquis de Torcy...

LA REINE, se levant.
Ah! je m'en doutais!... et c'est justement là ce que je craignais. Je sais, Bolingbroke, tout ce que vous allez me dire... J'apprécie vos motifs et vous en remercie... Mais, voyez-vous, ce serait inutile; les passeports du marquis vont être signés...

BOLINGBROKE
Ils ne le sont pas encore! Et, s'il part, c'est la guerre plus terrible que jamais, c'est une lutte qui n'aura pas de terme... et, si vous daigniez seulement m'écouter...

LA REINE
Tout est arrangé et convenu... J'ai donné ma parole... S'il faut même vous le dire... j'attends la duchesse pour cette signature... Elle va venir à trois heures et, si elle vous trouvait ici...

BOLINGBROKE
Je comprends...

LA REINE
Ce seraient de nouvelles scènes... de nouvelles discussions... que je ne serais pas en état de supporter... Et vous, Bolingbroke, dont je connais le dévouement.., vous qui êtes pour moi un ami véritable...

BOLINGBROKE
Vous m'éloignez... vous me congédiez pour accueillir une ennemie!... Pardon, madame! Je vais céder la place à la duchesse... Mais l'heure où elle doit venir n'a pas encore sonné. Accorderez-vous au moins à mon zèle et à ma franchise le peu de minutes qui nous restent?... Je ne vous imposerai pas la fatigue de me répondre... vous n'aurez que celle de m'écouter. (La reine qui était près de son fauteuil s'y laisse tomber et s'assied. - Regardant la pendule). Un quart d'heure, madame, un quart d'heure!... c'est tout ce qui m'est laissé pour vous peindre la misère de ce pays, son commerce anéanti, ses finances détruites, sa dette augmentant chaque jour, le présent dévorant l'avenir... et tous ces maux provenant de la guerre... d'une guerre inutile à notre honneur et à nos intérêts... Ruiner l'Angleterre pour agrandir l'Autriche... payer des impôts pour que l'empereur soit puissant et le prince Eugène glorieux... continuer une alliance dont ils profitent seuls... Oui, madame... si vous ne croyez pas à mes paroles, s'il vous faut des faits positifs, savez-vous que la prise de Bouchain, dont les alliés ont eu tout l'honneur, a coûté sept millions de livres sterling à l'Angleterre?

LA REINE
Permettez, mylord!...

BOLINGBROKE, continuant.
Savez-vous qu'à Malplaquet nous avons perdu trente mille combattants et que, dans leur glorieuse défaite, les vaincus n'en ont perdu que huit mille? Et si Louis XIV eût résisté à l'influence de Mme de Maintenon, qui est sa duchesse de Malborough à lui; si, au lieu de demander aux salons de Versailles un duc de Villeroi pour commander ses armées, Louis XIV eût interrogé les champs de batailles et choisi Vendôme ou Catinat... savez-vous ce qui serait arrivé à nous et à nos alliés?... Seule, contre tous, la France en armes tient tête à l'Europe et, bien commandée, elle lui commande. Nous l'avons vu et peut-être le verrions-nous encore : ne l'y contraignons pas!

LA REINE
Oui, Bolingbroke, oui, vous qui voulez la paix... vous avez peut-être raison... mais je ne suis qu'une faible femme et, pour arriver à ce que vous me proposez... il faut un courage que je n'ai pas... Il faut se décider entre vous et des personnes qui, elles aussi, me sont dévouées...

BOLINGBROKE, s'animant.
Qui vous trompent... je vous le jure... je vous le prouverai.

LA REINE
Non... non... laissez-moi l'ignorer!... Il faudrait encore s'irriter.., en vouloir à quelqu'un... Je ne le puis...

BOLINGBROKE, à part.
Oh! qu'attendre d'une reine qui ne sait même pas se mettre en colère? (haut) Quoi! Madame, s'il vous était démontré d'une manière évidente, irrécusable, qu'une partie de nos subsides entre dans les coffres du duc de Malborough et que c'est là le
motif qui lui fait continuer la guerre...

LA REINE, écoutant et croyant entendre la duchesse.
Silence!... J'ai cru entendre... Partez, Bolingbroke... On vient.

BOLINGBROKE
Non madame... (continuant avec chaleur) Si j'ajoutais qu'un intérêt non moins vif et plus tendre fait redouter à la duchesse une paix fatale et gênante qui ramènerait le duc à Londres et à la cour...

LA REINE
Voilà ce que je ne croirai jamais...

BOLINGBROKE
Voilà cependant la vérité!... Et ce jeune officier qui tout à l'heure était ici... Arthur Masham, peut-être... pourrait vous donner de plus exacts renseignements...

LA REINE, avec émotion.
Masham... que dites-vous?

BOLINGBROKE
Qu'il est aimé de la duchesse.

LA REINE, tremblante.
Lui!... Masham!...

BOLINGBROKE, prêt à sortir.
Lui... ou tout autre, qu'importe?

LA REINE, avec colère.
Ce qu'il importe, dites-vous?... (Se levant vivement). Si l'on m'abuse, si l'on me trompe... si l'on met en avant les intérêts de l'État, quand il s'agit de caprices, d'intrigues ou d'intérêts particuliers... Non, non... Il faut que tout s'explique! Restez, mylord, restez; moi, la reine... je veux.., je dois tout savoir!

(Elle va regarder du côté de la galerie de droite et revient).

 BOLINGBROKE, à part pendant ce temps.
Est-ce que par hasard... le petit Masham?... O destins de l'Angleterre, à quoi tenez-vous! »
 

(Scribe, extrait du Verre d'eau, acte 3, scène VI).
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