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Les Travailleurs de la mer
de Victor Hugo
Les Travailleurs de la mer est un roman de Victor Hugo (1866). - Lethierry, vieux marin, a une nièce, Déruchette, et un bateau à vapeur, la Durande. Le bateau, qui fait le service entre Saint-Malo et Guernesey, est toute leur fortune. Un coquin hypocrite, Clubin, fait sombrer la Durande. C'est la ruine. Cependant, si la coque est perdue, la machine est demeurée intacte et comme scellée entre deux rochers. Lethierry promet Déruchette, et Déruchette se promet elle-même, à qui sauvera le bateau. Gilliat, humble pêcheur, que l'on déteste parce qu'il est trop fort, trop adroit, trop silencieux, trop bon, aime en secret Déruchette. Il tente l'oeuvre surhumaine. Il lutte contre la mer, contre le vent, contre une pieuvre monstrueuse et finit par triompher. L'heure de la récompense a sonné, mais la récompense ne viendra pas. Gilliat, en effet, vient d'apprendre que Déruchette ne l'aime pas et qu'elle aime un jeune pasteur protestant, Ebénezer, auquel le pêcheur, autrefois, sauva la vie. Or, comme il veut uniquement que Déruchette soit heureuse, lui, Gilliat, disparaîtra. Il va s'asseoir à l'endroit même où jadis il sauva Ebénezer, et que le flot montant va bientôt recouvrir, et là il attend la mort. Au moment où le vaisseau qui emporte Ebénezer et Déruchette s'efface à l'horizon, la tête de Gilliat disparait sous l'eau, il n'y a plus rien que la mer. L'abus de l'antithèse, des termes techniques, des expressions forcées rend parfois pénible la lecture de ce roman. L'égoïsme féroce des deux amoureux révolte. La grandeur silencieuse de Gilliatt oppresse. Sa morne résignation cause un accablement douloureux. Mais ces défauts disparaissent devant l'éblouissement des descriptions et la splendeur de l'hymne chanté en l'honneur de la volonté humaine aux prises avec l'impossible et l'infini.

Le propos de l'auteur.
Victor Hugo a toujours eu le soin de dire au lecteur quelle pensée domine chacun de ses livres, d'expliquer son oeuvre, de préparer à sa lecture, presque de la défendre d'avance. La préface d'un volume de poésie ou de prose est toujours pour lui une chose de haute importance; aussi croyons-nous devoir transcrire, pour l'intelligence de l'ouvrage, les quelques lignes explicatives qu'il a placées en tête des Travailleurs de la mer :

"La religion, la société, la nature, telles sont les trois luttes de l'homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins; il faut qu'il croie, de là le temple; il faut qu'il crée, de là la cité; il faut qu'il vive, de là la charrue et le navire. Mais ces trois solutions contiennent trois guerres. La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. L'homme a affaire à l'obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé et sous la forme élément. Un triple ananké pèse sur nous, l'ananké des dogmes, l'ananké des lois, l'ananké des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l'auteur a dénoncé le premier; dans les Misérables, il a signalé le second; dans ce livre, il indique le troisième. A ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anaké suprême, le coeur humain. "
Le livre ne répond pas complètement à cette promesse. On s'attend à un grand poème qui montrera l'homme luttant contre toutes les forces de la nature par un déploiement toujours nouveau des forces physiques et morales; déployant des merveilles d'intelligence, de courage, de persévérance; essuyant des chutes douloureuses et des défaites sanglantes; remportant enfin de solides et éclatantes victoires. V. Hugo était digne d'entreprendre en vers ou en prose cette gigantesque épopée; il s'est borné à nous montrer un incident de cette lutte, incident auquel sa puissante imagination a prêté des proportions colossales, mais qui n'est toujours qu'un incident. Il prend une histoire, une aventure de simple pêcheur; il fait ressortir, avec la merveilleuse puissance dont il est doué, la persévérance laborieuse et dévouée de cet homme obscur dans une circonstance romanesque toute personnelle, et il dit :
"Voilà la mer, voilà la nature, voilà le travail et la lutte, voilà la victoire sur la fatalité! Après l'ananké des dogmes et l'ananké des lois, voilà l'ananké des choses!" 
On ne trouve pas tout cela dans les Travailleurs de la mer, et l'essence même du livre est peut-être mieux exprimée dans ces simples lignes d'une lettre écrite postérieurement par Victor Hugo :
"J'ai voulu glorifier le travail, la volonté, le dévouement, tout ce qui fait l'homme grand. J'ai voulu montrer que le plus implacable des abîmes, c'est la coeur, et que ce qui échappe à la mer n'échappe pas à la femme. J'ai voulu indiquer que, lorsqu'il s'agit d'être aimé, Tout faire est vaincu par Ne rien faire, Gilliat par Ebénezer. J'ai voulu prouver que vouloir et comprendre suffisent, même à l'atome, pour triompher du plus formidable des despotes, l'infini. "
Oui, tout cela se trouve dans les Travailleurs de la mer, ce grand tableau de la vie populaire au bord de l'Océan, dans ce cadre majestueux et sauvage qui renferme une idylle doublée d'un drame. L'action est d'ailleurs d'une belle simplicité et les personnages peu nombreux se prêtent facilement à l'analyse.

Les personnages.
Mess Lethierry.
Mess Lethierry nous représente le vieux marin que l'âge et les infirmités condamnent à la vie patriarcale; sous une rude écorce il cache un excellent coeur; il est bon et serviable, et, s'il aime son bateau à vapeur, la Durande, il aime encore mieux sa nièce Déruchette. Sa philosophie est celle des chansons de Béranger, ce qui ne l'empêche pas de subir l'influence des préjugés et des superstitions. On a reproché à l'auteur ses boutades contre les prêtres, les lieux communs qu'il met dans la bouche de mess Lethierry. Pourquoi, s'ils sont dans le rôle du personnage et si ce personnage est vrai, vivant, s'il semble pris sur nature? Or, c'est là un mérite qu'on ne saurait contester à ce caractère. 

Déruchette.
Sa nièce Déruchette répand une douce lumière sur l'ouvrage entier, où les teintes sombres dominent. Ca n'est qu'une silhouette, un portrait ébauché plutôt que dessiné; mais quelle grâce dans cette charmante physionomie moitié enfant, moitié jeune fille! Bien qu'elle n'occupe dans le roman qu'une place relativement faible, sa personnalité s'accuse autant que celle de la douce et passive Fantine des Misérables.

"Elle avait cette grâce fugitive de l'allure qui marque la plus délicate des transitions, l'adolescence, les deux crépuscules mêlés, le commencement d'une femme dans la fin d'un enfant. Un oiseau qui a la forme d'une jeune fille, quoi de plus exquis? Figurez-vous que vous l'avez chez vous; ce sera Déruchette. Le délicieux être! On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Sa présence éclaire, son approche réchauffe; elle passe, on est content; elle s'arrête, on est heureux; la regarder, c'est vivre. "
C'est sons ces traits que passe dans le roman Déruchette, une des plus délicieuses créations de V. Hugo. 

Joë Ebenezer Caudray.
Nous aimons moins le révérend Joë Ebenezer Caudray, recteur de Saint-Sampson. L'auteur a beau le parer de toutes les grâces de la jeunesse et de la beauté, accumuler sur sa personne toutes les vertus, il n'émeut ni n'intéresse. Ce n'est pas un homme, c'est une abstraction; sous cette enveloppe, on sent le pédantisme anglican; son langage dogmatique agace. Heureusement qu'il n'est pas longtemps en scène. 

Clubin.
Un portrait vrai, frappant, c'est celui du sieur Clubin, le type de l'hypocrite. La mise en oeuvre de ce personnage est tellement habile que l'auteur paraît être dupe de l'astuce de son héros; lorsqu'il se démasque, il semble qu'il se révèle à celui même qui l'a créé. Le chapitre intitulé : - Un intérieur d'abîme éclairé rappelle Une tempête sous un crâne des Misérables; c'est un chef-d'oeuvre d'observation psychologique.

"Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée, mettre l'honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour un homme probe, et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s'enfler, trouver le joint, deviner le moment, ne pas tâtonner, saisir, faire un coup et n'en faire qu'un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et tandis qu'ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune."
Gilliat.
Le véritable héros du roman, celui que l'auteur a mis en scène avec une prédilection marquée, c'est le pêcheur Gilliat, pauvre homme de coeur qu'entoure la malveillance universelle. Le vent des révolutions a jeté sa mère dans l'île de Guernesey; l'ombre qui enveloppe son origine, sa qualité d'étranger sont autant de titres à la défiance. Il habite une maison à laquelle la légende rattache le souvenir de visions sinistres; il en partage le mauvais renom; sa force herculéenne, son habileté à la pêche sont autant de titres à la réprobation superstitieuse de la foule; il n'est pas jusqu'aux services qu'il rend, aux bons conseils qu'il donne, à sa sympathie pour les animaux, pour tous les êtres faibles qui ne fournissent des aliments à l'aveugle hostilité du vulgaire. Gilliat accepte ces arrêts sans se plaindre, suite devenir plus mauvais; sa pensée se replie sur elle-même; c'est un songeur, qui, dans ce perpétuel tête-à-tête avec la nature et l'immensité, trouve des inspirations qui l'élèvent bien au-dessus de ses détracteurs. Cet être fruste, aux allures farouches, rude d'aspect, candide comme un enfant, présente une physionomie profondément originale; on l'a beaucoup critiqué. Il est d'une grandeur sauvage sans cependant heurter le goût et froisser la vraisemblance; c'est une belle création qui n'a pas de précédents dans les oeuvres d'imagination.

L'action.
Nous allons, maintenant que nous les connaissons, voir à l'oeuvre ces personnages dans le cadre du roman.

Rien de plus heureux que l'entrée en matière. Le jour de Noël, Déruchette, par un caprice d'enfant, écrit sur la neige le nain de Gilliat qu'elle vient de rencontrer. Gilliat lit les lettres tracées par Déruchette et demeure pensif. L'espoir d'être aimé par l'espiègle jeune fille devient l'idée fixe du pêcheur. Cette idée sommeille en lui, sans qu'il la manifeste en aucune façon, lorsqu'un événement inattendu vient lui fournir l'occasion de conquérir celle qu'il aime. Si Gilliat a la Panse, bateau lourd, primitif, qu'il a gagné dans une joute, mess Lethierry a la Durande. La Durande est le premier bateau à vapeur qui ait navigué dans ces parages; sa machine a été faite avec un soin tout particulier et il serait impossible de la refaire. Mess Lethierry a surmonté tous les obstacles que lui ont suscités les préjugés, la superstition, l'opposition du clergé anglican; son bateau fait le service régulier de Saint-Malo à Guernesey; il lui donne gloire et richesse; une catastrophe imprévue va détruire tout son bonheur. Confiant comme un enfant, il est trompé et volé par un coquin vulgaire nommé Rantaipe; il l'est encore par Clubin. C'est alors que l'action s'engage. 

Clubin apprend que Rantaine est arrivé à Saint-Malo; il se présente à lui au moment où il vient de jeter à la mer un malheureux garde-côte et, aidé de l'éloquence d'un revolver, il lui arrache 75,000 francs, qu'il se propose, dit-il, de restituer à l'honnête Lethierry, mais qu'en réalité il a l'intention de s'approprier. Il est décidé, en outre, à faire naufrager la Durande, à passer pour mort, et à aller jouir à l'étranger d'une opulence aussi habilement acquise. 

Clubin part donc, malgré les avertissements d'un vieux loup de mer, et s'engage dans ce labyrinthe de récifs qui sillonnent cette partie de la Manche. Ils sont dépeints avec une vérité saisissante : le Pater poster l'Homme, le rocher Douvres, les Hanois semblent se dresser devant nous, tant l'imagination de V. Hugo excelle à répandre sur ses tableaux des couleurs qui font illusion. La description du brouillard, qui sert de complice à Clubin, est admirable : tout à coup, un épouvantable craquement se fait entendre; c'est le navire qui s'ouvre. Clubin, qui a eu soin de faire enivrer le timonier pour laisser peser sur lui toute la responsabilité du sinistre, refuse de quitter le bâtiment et passe pour un héros! Pendant que la chaloupe s'éloigne, il triomphe; mais sa joie est bientôt suivie d'une atroce déception: il s'est trompé dans ses calculs et il a sombré à 4 lieues de la côte. " Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre."

La nouvelle du sinistre arrive à mess Lethierry. C'est sa ruine. La perte du bâtiment n'est rien; celle de la machine est irréparable. Il est vrai qu'elle est intacte, scellée en quelque sorte entre deux rochers qui la maintiennent. Tenter de la dégager serait folie.

"Où trouver un homme capable de l'essayer? - S'il existait", dit un marin. Déruchette tourna la tête "Je l'épouserais", dit-elle. Il y eut un long silence. Un homme très pâle sortit du milieu des groupes et dit : "Vous l'épouseriez, miss Déruchette?" C'était Gilliat. " Déruchette l'épouserait, j'en donne ma parole d'honneur au bon Dieu!" s'écria mess Lethierry.

La lendemain , par une nuit brumeuse, Gilliat, sur ce mot de Déruchette, va aventurer sa vie, affronter la colère de l'Océan. Voulez-vous voir un homme héroïque, seul, armé de sa volonté, aux prises avec toute la puissance des éléments, avec les forces combinées de la nature? Regardez Gilliat au milieu des rochers de Douvres. Tous les obstacles semblent accumulés à l'envi pour rendra la tâche impossible; les rocs, la mer, le vent, la pluie, la tempête, tout est du complot contre lui. N'importe, il n'aura pas un instant de défaillance. Cette lutte contre l'infini et l'impossible est pleine d'une grandeur sublime. Toutefois, Gilliat est trop silencieux, trop concentré en lui-même. Sur les rochers de Douvres, son mutisme est plus frappant encore. Gilliat est seul; pas un mot ne lui échappe qui puisse faire soupçonner ses craintes ou ses espérances. Carte grandeur silencieuse fatigue et opprime; il s'en dégage une impression morne et lugubre. Les éléments ont une voix, Gilliat n'en pas. La scène n'en est pas moins terrible. Les obstacles succèdent aux obstacles; rien n'a prise sur sa volonté. Le récit de ses efforts est un hymne magnifique à la puissance de cette volonté, puissance qui s'accroît de toutes celles qui l'entourent et menacent de l'écraser.

Victor Hugo, en peintre merveilleux, a trouvé des tons éblouissants pour retracer les merveilles de la mer pour peindre ces voûtes souterraines ou le regard de l'homme n'a jamais pénétré; il a même parfois des touches gracieuses; mais le sombre et le terrible dominent. Le choc des vents est en quelque sorte palpable sous son pinceau le chapitre intitulé le Combat est un véritable chant de poème épique. L'homme lutte contre l'avalanche des forces brutales de la nature. Les éléments sont personnifiés par Hugo; ce ne sont pas des êtres aveugles, ce ne sont pas non plus de froides abstractions; l'écrivain a prêté à ces objets matériels la passion et les sentiments des êtres animés; il leur attribue la colère, l'hypocrisie, la haine et l'amour. 
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La Tempête

« L'ouest était surprenant. Il en sortait une muraille. Une grande muraille de nuée, barrant de part en part l'étendue, montait lentement de l'horizon vers le zénith. Cette muraille, rectiligne, verticale, sans une crevasse dans sa hauteur, sans une déchirure à son arête, paraissait bâtie à l'équerre et tirée au cordeau. C'était du nuage ressemblant à du granit. L'escarpement de ce nuage, tout à fait perpendiculaire à l'extrémité sud, fléchissait un peu vers le nord comme une tôle ployée, et offrait le vague glissement d'un plan incliné. Ce mur de brume s'élargissait et croissait sans que son entablement cessât un instant d'être parallèle à la ligne d'horizon, presque indistincte dans l'obscurité tombante. Cette muraille de l'air montait tout d'une pièce en silence. Pas une ondulation, pas un plissement, pas une saillie qui se déformât ou se déplaçât. Cette immobilité en mouvement était lugubre. Le soleil, blême derrière on ne sait quelle transparence malsaine, éclairait ce linéament d'apocalypse. La nuée envahissait déjà près de la moitié de l'espace. On eût dit l'effrayant talus de l'abîme. C'était quelque chose comme le lever d'une montagne d'ombre entre la terre et le ciel.

C'était en plein jour l'ascension de la nuit.

Il y avait dans l'air une chaleur de poêle. Une buée d'étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. Le ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris. On eût dit une grande ardoise. La mer, dessous, terne et plombée, était une autre ardoise énorme. Pas un souffle, pas un flot, pas un bruit. A perte de vue, la mer déserte. Aucune voile d'aucun côté. Les oiseaux s'étaient cachés. On sentait de la trahison dans l'infini.

Le grossissement de toute cette ombre s'amplifiait insensiblement. La montagne mouvante de vapeurs qui se dirigeait vers les Douvres était un de ces nuages qu'on pourrait appeler les nuages de combat. Nuages louches. A travers ces entassements obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde.

Cette approche était terrible...

Le silence était toujours profond. Les brins d'herbe dans les fentes de l'écueil ne bougeaient pas.

Brusquement le soleil disparut. Gilliatt leva la tête.

La nuée montante venait d'atteindre le soleil. Ce fut comme une extinction du jour, remplacé par une réverbération mêlée et pâle.

La muraille de nuée avait changé d'aspect. Elle n'avait plus son unité. Elle s'était froncée horizontalement en touchant au zénith d'où elle surplombait sur le reste du ciel. Elle avait maintenant des étages. La formation de la tempête s'y dessinait comme dans une section de tranchée. On distinguait les couches de la pluie et les gisements de la grêle. Il n'y avait point d'éclair, mais une horrible lueur éparse; car l'idée d'horreur peut s'attacher à l'idée de lumière. On entendait la vague respiration de l'orage. Ce silence palpitait obscurément. Gilliatt, silencieux lui aussi, regardait se grouper au dessus de sa tête tous ces blocs de brume et se composer la difformité des nuages. Sur l'horizon pesait et s'étendait une bande de brouillard couleur cendre, et au zénith une bande couleur plomb; des guenilles livides pendaient des nuages d'en haut sur les brouillards d'en bas. Tout le fond, qui était le mur de nuages, était blafard, laiteux, terreux, morne, indescriptible. Une mince nuée blanchâtre, transversale, arrivée on ne sait d'où, coupait obliquement, du nord au sud, la haute muraille sombre. Une des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. Au point où elle touchait la confusion des vagues, on apercevait dans l'obscurité un étouffement de vapeur rouge. Au dessous de la longue nuée pâle, de petits nuages, très bas, tout noirs, volaient en sens inverse les uns des autres comme s'ils ne savaient que devenir. Le puissant nuage du fond croissait de toutes parts à la fois, augmentait l'éclipse, et continuait son interposition lugubre. Il n'y avait plus, à l'est, derrière Gilliatt, qu'un porche de ciel clair qui allait se fermer. Sans qu'on eût l'impression d'aucun vent, une étrange diffusion de duvet grisâtre passa, éparpillée et émiettée, comme si quelque gigantesque oiseau venait d'être plumé derrière ce mur de ténèbres. Il s'était formé un plafond de noirceur compacte qui, à l'extrême horizon, touchait la mer et s'y mêlait dans la nuit. On sentait quelque chose qui avançait. C'était vaste et lourd, et farouche. L'obscurité s'épaississait. Tout à coup, un immense tonnerre éclata.

Gilliatt lui-même ressentit la secousse. Il y a du songe dans le tonnerre. Cette réalité brutale dans la région visionnaire a quelque chose de terrifiant. On croit entendre la chute d'un meuble dans la chambre des géants.

Aucun flamboiement électrique n'accompagna le coup. Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut une sorte d'intervalle, comme lorsque l'on prend position. Puis, apparurent, l'un après l'autre et lentement, de grands éclairs informes. Ces éclairs étaient muets. Pas de grondement. A chaque éclair, tout s'illuminait. Le mur de nuages était maintenant un antre. Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait. des silhouettes. Des têtes monstrueuses s'ébauchaient; des cous semblaient se tendre; des éléphants portant leurs tours, entrevus, s'évanouissaient. Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée d'une vapeur blanche, simulait la cheminée d'un steamer colossal englouti, chauffant sous la vague et fumant. Des nappes de nuées ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux. Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s'enfonçait immobile, un noyau de brouillard dense, inerte, impénétrable aux étincelles électriques, sorte de foetus hideux dans le ventre de la tempête. 

Gilliatt subitement sentit qu'un souffle l'échevelait. Trois ou quatre larges araignées de pluie s'écrasèrent autour de lui sur la roche. Puis il y eut un second coup de foudre. Le vent se leva.

L'attente de l'ombre était au comble; le premier coup de tonnerre avait remué la mer, le deuxième fêla la muraille de nuée du haut en bas, un trou se fit, toute l'ondée en suspens versa de ce côté, la crevasse devint comme une bouche ouverte pleine de pluie, et le vomissement de la tempête commença.

L'instant fut effroyable.

Averse, ouragan, fulgurations, fulminations, vagues jusqu'aux nuages, écume, détonations, torsions frénétiques; cris, rauquements, sifflements, tout à la fois. Déchaînement de monstres.

Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle croulait.

Toute l'immensité en tumulte se ruait sur l'écueil Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie ains ? L'antique épouvante panique était là. Par moments, cela avait l'air de parler, comme si quelqu'un faisait un commandement. Puis des clameurs, des clairons, des trépidations étranges, et ce grand hurlement majestueux que les marins nomment appel de l'Océan. Les spirales indéfinies et fuyantes du vent sifflaient en tordant le flot; les vagues devenues disques sous ces tournoiements, étaient lancées contre ces brisants comme des palets gigantesques par des athlètes invisibles. L'énorme écume échevelait toutes les roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugissements redoublaient. Aucune rumeur humaine ou bestiale ne saurait donner l'idée des fracas mêlés à ces dislocations de la mer. La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle escaladait. De certains points semblaient immobiles; sur d'autres le vent faisait vingt toises par seconde. La mer était blanche; dix lieues d'eau de savon emplissaient l'horizon. Des portes de feu s'ouvraient. Quelques nuages paraissaient brûlés par les autres, et, sur des tas de nuées rouges qui ressemblaient à des braises, ils ressemblaient à des fumées. Des configurations flottantes se heurtaient et s'amalgamaient, se déformant les unes par les autres. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de pelotons dans le firmament. Il y avait au milieu du plafond d'ombre une espèce de vaste hotte renversée d'où tombaient pêle-mêle la trombe, la grêle, les nuées, les pourpres, les phosphores, la nuit, la lumière, les foudres, tant ces penchements du gouffre sont formidables! »
 

(V. Hugo, extrait des Travailleurs de la mer, le Combat).

"Le vent est un fou furieux ".  Sans autre témoin que le ciel dans cette lutte engagée contre la nature entière, Gilliat reste maître du champ de bataille. Il va pouvoir ramener en triomphe la Durande, qu'il a arrachée à tous ses ennemis conjurés, lorsqu'un nouveau péril se présente et menace de lui enlever la fruit de bon héroïsme. C'est ici que se place l'épisode de la pieuvre, qui a eu un si grand retentissement, qui a presque fait la popularité de l'ouvrage. La description de la pieuvre, quoique empreinte d'exagération, atteint les dernières limites du réalisme, et celle du combat entre l'homme et le poulpe monstrueux épouvante.

"Pas de saisissement pareil à celui de ce céphalopode. C'est la machine pneumatique qui vous attaque. Vous avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d'ongles, ni coups de dents; une scarification indicible. Une morsure est redoutable moins qu'une succion. La griffe n'est rien près de la ventouse. La griffe, c'est la bête qui entre dans votre chair; la ventouse, c'est vous-même qui entrez dans la bête; vos muscles s'enflent, vos fibres se tordent, votre peau éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement à la lymphe du mollusque. La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes, l'hydre s'incorpore à l'homme, l'homme s'amalgame à l'hydre. Vous ne faites qu'un. Ce rêve est sur vous. Le tigre ne peut que vous dévorer; le poulpe, horreur! vous aspire. Il vous tire à lui et en lui, et là, englué, impuissant, vous vous sentez lentement vidé dans cet épouvantable sac qui est un monstre. Au delà du terrible, être mangé vivant, il y a l'inexprimable, être bu vivant!"'
C'est. d'un tel adversaire que Gilliat est victorieux; après l'avoir tué, il découvre dans sa caverne la squelette de Clubin et une fourmilière de coquilles de crabes, qui, après avoir mangé l'homme, ont à leur tour été dévorés par la pieuvre.

"Ces carapaces semblaient manger cette carcasse ". Gilliat détourne avec horreur les yeux de ce spectacle, et, après quelques heures d'une anxiété terrible, pendant lesquelles la mer est encore sur le point de ressaisir sa proie, il s'éloigne de l'écueil sinistre en chantant à demi-voix l'air naïf qu'il savait être aimé de Déruchette. C'est la première fois, depuis qu'il a commencé sa tâche, qu'il permet à sa passion de se manifester.

Le temps des épreuves est passé; celui de la récompense est venu. La Panse, chargée de la machine de la Durande, est entrée dans le port de Saint-Sampson; les habitants émerveillés la contemplent. La reconnaissance de mess Lethierry s'épanche en transports passionnés pour Gilliat son sauveur. Rien de plus amusant et de plus vrai que ce débordement de paroles incohérentes qui s'échappent de sa bouche. La conclusion de tout ce bavardage, c'est que Déruchette appartient à l'homme héroïque qui a ramené la joie et la prospérité sous le toit du vieux marin. Mais, à son grand étonnement, Gilliat refuse le prix pour lequel il a si vaillamment joué sa vie. Que s'est-il donc passé? Quelques heures auparavent, à la faveur des ombres de la nuit, il a surpris une conversation. Déruchette a reçu les aveux d'un jeune homme; Gilliat a entendu des serments d'amour qui ne lui étaient pas adressés. C'est entre deux scènes du drame, à côté même du drame, une idylle d'une grande fraîcheur que ce chapitre où le rude marin apprend l'amour mutuel de Déruchette et d'Ebénezer.

" Une voix sortit du massif, plus douce qu'une voix de femme, une voix d'homme pourtant, et cette voix dit à Déruchette : " Mademoiselle, je vous aime". Déruchette tressaillit. La voix continua : " Hélas! j'attends. - Qu'attendez-vous? - Votre réponse. - Dieu l'a entendue, à dit Déruchette. Gilliat aussi l'avait entendue, et jamais, même sous la grotte du rocher de Douvres, enlacé par la pieuvre, il n'éprouva une pareille souffrance. Gilliat, dont le coeur n'a été éclairé par un rayon d'espoir que pour retomber tout à coup dans une nuit plus profonde, renonce à Déruchette avec une simplicité qui rend son sacrifice plus sublime; il ne s'en tient pas là; avec une abnégation qui l'élève au niveau des plus grands caractères, il veut assurer le bonheur de ceux qui, avec l'insouciance égoïste de la jeunesse et de l'amour, n'ont pas un souvenir, pas une pensée de sympathie pour ce coeur sublime qui souffre en silence, brisé par eux. Déruchette et Ebénezer sont en présence, l'une qu'il a enrichie, l'autre auquel jadis il a sauvé la vie. Ebénezer va partir, et Déruchette tenir, en épousant Gilliat, la promesse qui lui est échappée dans un jour de folie. Tous deux sont dans le désespoir. Au milieu de cette scène d'adieux déchirants, intervient Gilliat; il est calme; il n'est pas l'homme des demisacrifices; il ne marchande pas avec la destinée. " Pourquoi ne vous mariez-vous pas?" dit-il tranquillement aux deux jeunes gens. Il leur indique les moyens de se marier, d'éluder les formalités; il a poussé la sollicitude jusqu'à apporter panneau d'or nécessaire aux épousailles. 

Le froid égoïsme des deux jeunes gens serre le coeur; ils acceptent ce dévouement sans autre émotion que celle de l'enivrement que leur donne le bonheur. De ce héros de la vie privée qui s'immole pour eux, ils n'ont nul souci. Pour eux, le monde entier est circonscrit dans leur rêve d'amour. Cet égoïsme naïf, qui n'a même pas conscience de lui-même, ne fait que mieux réssortir la sombre grandeur du rôle de Gilliat. Il a tout prévu; grâce à lui, le mariage s'accomplit sans difficulté; le pauvre marin conduit les nouveaux époux au bord de la mer et fait à la jeune fille de touchants adieux.

 "Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir; j'ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de linge; vous trouverez sur le vaisseau un coffre qui contient des objets pour femme. Ce coffre me vient de ma mère - il était destiné à la femme que j'épouserais. Permettez-moi de vous l'offrir. "
 Déruchette se réveille à demi de son rêve. Elle se tourne vers Gilliat : " Pourquoi ne pas le garder pour votre femme quand vous vous marierez? - Madame, je ne me marierai probablement pas. - Ce sera dommage, car vous ôtes bon. " Déruchette sourit; Gilliat lui rendit ce sourire; puis il l'aida à entrer dans le canot. Tels sont les derniers adieux. Il y a là une simplicité touchante qui va au coeur; point d'expressions ambitieuses; l'effet est obtenu par les moyens les moins cherchés; il n'en est que plus sûr.

Le roman a débuté par une entrée en matière gracieuse comme une idylle; il finit par une scène majestueuse comme le dénouement d'un drame antique. Pendant que le navire emporte loin de Guernesey les nouveaux mariés, Gilliat fuit la foule, tout occupée du fabuleux sauvetage qu'il vient d'opérer aux rochers de Douvres; la nature est en fleur, les oiseaux gazouillent dans le feuillage, une douce brise agite la riante végétation du printemps; tout autour de lui est joie et bonheur. Lui, calme et sombre, il gagne le rocher de Gild-Holm-Ur, où le caprice de la nature a creusé une espèce de fauteuil que, deux fois par jour, couvre et découvre la mer. C'est là qu'il a arraché à la mort Ebénezer; c'est là qu'il a résolu de mourir. Il court s'asseoir sur ce rocher que la marée montante va couvrir, et il attend paisiblement la mort, pendant que le vaisseau qui emporte Déruchette s'éloigne à l'horizon. Il suit des yeux la masse flottante, qui change de forme, pâlit, s'amoindrit et disparaît enfin dans la brume. Et cependant le flot monte, monte toujours. "A l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau; il n'y eut plus rien que la mer!" Tel est le dernier mot du livre. Tel est le double dénouement de l'idylle et du drame.

Ce dénouement est lugubre; cette morne résignation, à laquelle pas un cri n'échappe, qui accepte le sacrifice sans se plaindre des hommes et de la destinée, laisse l'esprit dans un accablement douloureux; on se sent oppressé et cependant on ne proteste pas trop, car il est conforme au caractère de Gilliat, caractère tout d'une pièce. Néanmoins, après avoir dépensé tant de force pour arracher la Durande aux écueils et tant d'adresse pour marier la jeune fille qu'il aime à un rival préféré, il se supprime lui-même, non pas pour ne point faire obstacle au bonheur qu'il a assuré, mais pour n'en pas être le témoin. Son suicide n'est qu'une faiblesse vulgaire mal déguisée par le pittoresque des accessoires et l'immensité du théâtre. On pouvait désirer une autre solution que Gilliat renonçant à la vie au moment de sa victoire morale.

Ce livre saisissant ne répond pas au titre, qui semblait promettre un grand nombre de personnages, tandis que l'action se passe entre un petit nombre. Mais ceux-ci sont tous de main de maître, et, après les avoir vus à l'oeuvre, il est impossible de les oublier. Mess Lethierry, Déruchette, Gilliat, Clubin resteront comme de puissantes créations de Victor Hugo. Que de pages, dans cette oeuvre, qu'on admire davantage à mesure qu'on les étudie! Que de descriptions qui se détachent comme des bas-reliefs exécutés par un artiste incomparable! On peut reprocher à l'auteur l'abus de la force, des effets trop cherchés et qui manquent le but en le dépassant; l'écrivain
abuse aussi de l'antithèse, des expres sions forcées, des jeux de mots, des substantifs soudés entre eux. Mais ces défauts ne sont que l'exubérance du talent. (PL).

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