.
-

Le Théétète, de Platon

Le Théétète, ou de la science, est un dialogue de Platon,  par lequel quel quelques Académiciens conseillaient de commencer la lecture de cet auteur.

Euclide de Mégare, le célèbre fondateur de l'école qui porte le nom d'école mégarique, et quelquefois le nom d'école éristique, rencontre à Mégare, sur la place publique, Terpsion, ami comme lui et comme lui disciple de Socrate, à qui il raconte qu'il vient de reconduire sur la route d'Athènes le jeune Théétète, blessé, qu'on y ramenait de Corinthe. Le nom de Théétète rappelle à Euclide un long et intéressant entretien que ce jeune homme intelligent, laborieux, instruit autant que brave, avait eu avec Socrate en présence de Théodore de Cyrène, l'illustre mathématicien. C'est cet entretien, qu'Euclide avait eu soin de conserver par écrit, et de compléter avec les remarques et observations de Socrate même, qui est lu aux deux amis par un esclave. Qu'est-ce que la science? tel est le sujet de la discussion.

Si on la ramène à la sensation, cela revient à dire avec Protagoras que l'humain est la mesure des choses, en ce sens que les choses ne sont que ce qu'elles paraissent être dans la sensation mobile, personnelle, changeante. Le fondement de cette maxime, c'est le principe d'Héraclite : que tout est en mouvement; rien n'est en soi et n'a en soi une qualité, propriété, essence déterminée et fixe mais, au contraire, chaque chose n'est que dans et par son rapport à une autre, n'est que ce rapport même par lequel elle est ce qu'elle est, ou plutôt par lequel elle devient ce qu'elle paraît être. Rien n'est; toute chose n'est qu'un éternel devenir, et il faut dire cela non seulement de l'objet que la sensation fait percevoir, mais du sujet qui le perçoit par la sensation. Il en résulte que toute sensation n'étant qu'un rapport individuel, mobile, mais réel du sujet et de l'objet, toute sensation est nécessairement vraie, car il n'est pas possible de nier qu'on sente ce qu'on sent. La sensation étant nécessairement vraie, et n'étant pas susceptible d'erreur, constitue la science même. Mais de cette proposition, il résulte :

I. Que l'animal tout comme l'humain, en tant que capable de sensation, est la mesure des choses.

II. Que la sensation de tout humain valant pour lui celle d'un autre, personne n'a le droit de prétendre, pas même Protagoras, qu'il en sait plus qu'un autre.

III. Que la mémoire, excluant par sa nature la sensation actuelle, ne peut être considérée comme une connaissance.

IV. Si la sensation est la science, en regardant un objet avec un oeil ouvert et l'autre fermé, on sait à la fois et on ne sait pas.

A ces objections, Socrate lui-même répond, au nom de Protagoras :
A la première, que ce n'est pas une argumentation ni une preuve logique;

A la deuxième, que la supériorité ne consiste pas dans le plus ou moins de vérité des opinions, qui sont toutes égales sous ce rapport, mais dans la situation plus ou moins avantageuse, utile, qu'elles font à chaque humain. Les opinions ne sont pas plus vraies, mais elles sont meilleures les unes que les autres;

A la troisième, que dans un système où l'on admet que tout est dans un changement perpétuel, on ne peut admettre le phénomène de la mémoire qui implique l'identité du sujet; et quant à la dernière, l'humain n'étant pas un, mais plusieurs, et ces plusieurs se multipliant à l'infini, puisque le changement est incessant, il n'est pas étonnant qu'on puisse dire que ce qui paraît un et ne l'est pas, sache et en même temps ne sache pas.

Il faut donc serrer de plus près l'argumentation.
I. En reconnaissant que toute opinion fondée sur une sensation est nécessairement vraie, Protagoras accorde que l'opinion de ceux qui contredisent sa doctrine est vraie, et par conséquent il est obligé par son principe d'avouer que son principe est faux.

II. L'opinion que certains individus voient plus juste que d'autres le résultat à venir d'une action présente, et donnent aux individus comme aux États des conseils plus utiles, - et l'utile regarde le temps à venir -, ou doit être repoussée, ce qui est contraire à la plus vulgaire expérience, car l'humain n'a pas en lui la règle des choses à venir, et il est trop clair que les choses ne deviennent pas pour chacun telles qu'il se figure qu'elles seront; ou bien elle implique qu'il y a des opinions vraies et des opinions fausses, une connaissance et une ignorance, ce qui renverse le principe que toute science est sensation, est égale en tant que sensation.

III. Le principe d'un mouvement et d'un changement éternels et universels, dans la catégorie de l'espace, comme dans celle de la qualité, supposent la possibilité de la sensation elle-même : car puisqu'elle est par hypothèse le rapport de deux termes incessamment changeants, ce rapport change aussi sans cesse, devient incessamment autre qu'il n'était, et ne peut jamais être fixé, ni par l'esprit, ni par le langage. Si à un moment donné ce rapport est la sensation, à ce même instant il cesse aussi d'être la sensation, puisqu'il change sans cesse. Il n'y a donc pas d'idée ni de mot qui puisse représenter cette fluidité, ce néant du devenir éternel. Si donc la sensation est la science, la science est une chose dont on ne peut pas plus dire qu'elle est la sensation que dire qu'elle ne l'est pas.

La discussion sur l'hypothèse d'Héraclite et de Protagoras semblerait devoir amener une discussion sur l'hypothèse contraire de Parménide et des Éléates : mais Socrate l'ajourne et examine en elle-même la définition donnée par Théétète de la science.

Les sens ne nous donnent que des sensations et des idées individuelles et isolées, et chacun d'eux a son domaine propre d'où il ne peut sortir. Or les qualités qui sont communes à plusieurs objets qu'il n'est pas du ressort du même sens de connaître, comment arriveront-elles jusqu'à nous, s'il n'y a pas en nous une Idée unique, une âme où se rapportent tous nos sens et en fait l'unité? La notion de l'être, de l'identité, de la différence, du nombre, de la beauté et de son contraire, du bien et de son contraire, par quel sens nous seront-elles connues? Notre âme les voit par elle-même, autè di autès, car nous n'avons pas d'organe sensible pour les voir.

Il y a donc des choses que l'âme connaît par les sens, et d'autres qu'elle connaît par elle seule, et par elle-même : et de cette dernière catégorie est l'essence, dont la connaissance constitue la science même; car qui ne connaît pas l'essence d'une chose, ne connaît vraiment pas la chose.

La science n'est donc pas une sensation, mais une réflexion opérée par l'activité de l'âme sur ses sensations, et cette opération s'appelle l'opinion vraie, le jugement vrai, è alèthès doxa.

Ici intervient, un peu épisodiquement, la recherche sur la nature et l'origine de l'erreur.

1. Examinée au point de vue du sujet, l'erreur est bien difficile à comprendre : car c'est, dit-on, un jugement faux : mais ou je sais de quoi je juge, ou je l'ignore : si je le sais, comment mon jugement peut-il être erroné : si je l'ignore, comment en puis-je porter un jugement?

2. Si l'on rapporte l'erreur à l'objet, et qu'on dise qu'elle consiste à affirmer comme étant un objet qui n'est pas ou le contraire : on répond d'abord que ne pas se représenter un objet, c'est ne pas juger, et alors il n'y a pas de place à l'erreur; et ensuite que le non être n'étant pas susceptible de se représenter à l'esprit, l'erreur n'est pas davantage admissible.

3. Si on prend l'erreur pour la confusion faite par l'esprit entre ses différentes affirmations, on retombe dans les mêmes difficultés que précédemment : car quel esprit ayant présentes à lui-même deux représentations différentes, les confondra en une seule et même, c'est-à-dire prendra l'une pour l'autre?

4. Expliquer l'erreur par la différence des représentations de la mémoire avec les sensations présentes, laisse en dehors de l'explication les erreurs qui portent sur les Idées abstraites, générales, métaphysiques.

5. L'expliquer en admettant que l'on peut posséder un savoir latent et virtuel, distingué d'un savoir en acte et appliqué, c'est admettre qu'on sait à la fois et qu'on ne sait pas une même chose, et renverser le principe de toute connaissance. Mais il est probable que toute recherche sur la cause de l'erreur est mal engagée, si on ne connaît d'abord la vraie nature de la science. Nous avons dit que le jugement vrai la constituait : mais c'est une définition inacceptable comme on peut s'assurer par cette simple observation. La rhétorique parvient, sans connaître et sans faire connaître la vraie essence des choses, à inspirer aux juges et aux membres des assemblées du peuple, des opinions et des jugements vrais. La science est donc autre chose que le jugement vrai.

Obtiendrons-nous enfin un résultat plus satisfaisant, en ajoutant à notre définition les mots : avec explication, meta logou, en sorte que la science soit le jugement vrai accompagné d'une explication?

Observons d'abord qu'on a eu peut-être raison de dire que les éléments simples dont sont composées les choses, l'univers comme l'humain, sont inexplicables parce qu'ils sont indécomposables. Les composés seuls sont susceptibles d'une explication, d'une démonstration, qui consiste précisément à les ramener à leurs éléments simples; ceux-ci par conséquent ne sont ni explicables ni scientifiquement connaissables ; il faut se borner à les percevoir et à les nommer.

Prenons pour exemple la syllabe :

1. Si la syllabe est la totalité de ses éléments, et si l'on admet qu'on puisse avoir une science de la syllabe, on aura une science d'une totalité, sans avoir une science des parties de cette totalité.

2. Dira-t-on que la syllabe est une forme une en soi, différente de la totalité de ses éléments, et qu'un tout, holon, est différent d'un total, panta? Cela ne peut en tout cas avoir lieu dans un tout qui a des parties, et quel tout n'a pas de parties? Il faudrait donc reconnaître que la syllabe n'est pas une totalité, qu'elle n'a pas de parties, qu'elle est simple, et que comme telle elle échappe à une explication scientifique.

3. D'ailleurs l'expérience ne nous apprend-elle pas au contraire que c'est par leurs éléments simples que nous avons appris à connaître les choses, par les lettres isolées à former et à assembler les syllabes? En toute chose les éléments sont plus faciles à connaître que leurs combinaisons. 

Ainsi, il est déjà difficile d'admettre que la science est un jugement vrai accompagné d'explication, et nous nous en assurerons davantage encore si nous examinons tous les sens de ces mots meta logou.
1. On peut entendre par logos l'image de la pensée exprimée par la parole-: mais il est clair que toute pensée vraie exprimée dans le langage serait alors une science.

2. On peut entendre l'énumération des éléments isolés : mais l'exemple de la syllabe montre que si on ne connaît l'essence des éléments, on ne peut avoir une science des composés.

3. Enfin, on peut entendre la détermination du caractère propre, de la différence de la chose, et c'est cette détermination de la différence propre qui constitue la science. Mais alors la science est le jugement vrai accompagné de science, ce qui forme un cercle, puisque la science est définie par elle-même.

La définition de la science n'est donc pas trouvée, et il faut appliquer à ce grave sujet de plus sérieuses méditations, que Socrate ajourne à un autre moment. 

L'entretien se termine là sans conclusion dogmatique et positive.

Aucune difficulté ne s'élève entre les interprètes de Platon sur la pensée fondamentale et le but du dialogue : il s'agit-de rechercher quelle est la vraie essence de la science. La méthode employée à la discussion de ce difficile problème est une méthode négative et critique, qui écarte toutes les solutions proposées de la question ou comme fausses et contradictoires, ou comme obscures, ou comme insuffisantes, mais qui, tout en ne substituant pas expressément à ces solutions une doctrine propre, sème à pleine main les principes qui doivent y conduire et la préparent. La science a pour objet ces éléments indécomposables, antérieurs et supérieurs à toute impression des sens, et à toutes les sensations qui en sont le résultat, notions que notre âme voit par elle seule, par son activité propre, qu'elle possède en puissance ou en acte, dont elle est pour ainsi dire grosse : telles sont les notions de l'être, de l'identité, du nombre, du beau, du bien, du juste. Or ces notions que sont-elles? Précisément les Idées de Platon. (A.-E. Chaignet).

.


Dictionnaire Le monde des textes
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2021. - Reproduction interdite.