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Les Soirées
de Saint-Pétersbourg est un ouvrage de controverse religieuse,
sous forme de dialogues, par Joseph de Maistre (1821, 2 volumes). Le gouvernement
temporel de la Providence et l'idée de la justice divine telle quelle
se manifeste à l'homme font le sujet de cet ouvrage; mais à
ce thème principal l'auteur a rattaché diverses questions
touchant le mal physique et le mal moral, le péché originel,
la culpabilité de l'homme, la souffrance qui en est l'expiation
nécessaire, l'influence de la vertu sur le bonheur, etc. La contexture
du livre est faible, le sujet monotone; deux interlocuteurs sans physionomie,
un sénateur russe et un émigré français, ne
dissertent, dans ces onze Soirées passées sur les
bords de la Néva, que pour donner à un troisième,
le comte de Maistre en personne, l'occasion d'intervenir avec ses doctrines
paradoxales. Des phrases à effet, vides au fond; des morceaux brillants,
tels que l'apologie de la guerre et l'apologie du bourreau; des idées
plus ingénieuses que solides, mais revêtues d'une forme originale,
ont fait le succès de ce livre, dans lequel les catholiques ont
vu une arme de guerre contre la libre pensée.
Le fond de la doctrine de J. de Maistre,
c'est que l'homme, originairement perverti par la faute d'Adam, est un
être méchant que la Providence se plaît à tourmenter
pour lui faire expier son crime héréditaire. Il faut que
les gouvernants s'occupent surtout de lui serrer la bride, tant ses instincts
sont pervers. La souffrance est nécessaire; nous sommes voués
à l'expiation à perpétuité d'un crime que nous
n'avons pas commis. C'est la "doctrine de la réversibilité",
par laquelle, un homme n'ayant jamais la vie assez longue pour purger la
condamnation qui le frappe, il est juste que ses descendants subissent
sa peine jusqu'à la fin des siècles.
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Le Sauvage
« C'est un
enfant difforme, robuste et féroce, en qui la flamme de l'intelligence
ne jette plus qu'une lueur pâle et intermittente. Une main redoutable
appesantie sur ces races dévouées efface en elles les deux
caractères distinctifs de notre grandeur, la prévoyance et
la perfectibililé. Le sauvage coupe l'arbre pour cueillir le fruit;
il dételle le boeuf que les missionnaires viennent de lui confier,
et le fait cuire avec le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles
il nous contemple sans avoir voulu rien recevoir de nous, excepté
la poudre pour tuer ses semblables et l'eau-de-vie pour se tuer lui-même;
encore n'a-t-il jamais imaginé de fabriquer ces choses : il s'en
repose sur notre avarice, qui ne lui manquera jamais. Comme les substances
les plus abjectes et les plus révoltantes sont cependant encore
susceptibles d'une certaine dégénération, de même
les vices naturels de l'humanité sont encore viciés dans
le sauvage. Il est voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il l'est
autrement que nous. Pour être criminels, nous surmontons notre nature
: le sauvage la suit, il a l'appétit du crime, il n'en a point les
remords. Il arrache la chevelure sanglante de son ennemi vivant; il le
déchire; il le rôtit, il le dévore en chantant; s'il
tombe sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu'à l'ivresse, jusqu'à
la fièvre, jusqu'à la mort, également dépourvu
de la raison qui commande à l'homme par la crainte, et de l'instinct
qui écarte l'animal par le dégoût. »
(J.
de Maistre, Les Soirées de saint-Pétersbourg, IIe
entretien).
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L'homme étant voué à
la souffrance, la vie est une sorte de loterie où chacun tire en
aveugle un billet blanc ou noir, le bonheur ou le malheur. De même
que sur un champ de bataille les balles ne choisissent pas, ainsi dans
la vie les meilleurs peuvent être les plus accablés par l'adversité.
On ne souffre pas parce qu'on est bon ou méchant, on souffre parce
qu'on est homme. " Un homme de bien est tué à la guerre;
est-ce une injustice? Non, c'est un malheur. S'il a la goutte ou la gravelle,
si son ami le trahit, s'il est écrasé par la chute d'un édifice,
c'est encore un malheur ". Dieu n'est pas un serviteur dont on puisse
réclamer l'assistance dès qu'un inconvénient naturel
se présente. D'ailleurs, la peine est une chose salutaire, une expiation
qui sauve. De Maistre cite les lois de Manou à l'appui de ses affirmations
:
" Brahma,
au commencement des temps, créa pour l'usage des rois le génie
des peines... Le châtiment est un gouverneur actif; il est le véritable
administrateur des affaires publiques; il est le dispensateur des lois,
et les hommes sages l'appellent le répondant des quatre ordres de
l'État pour l'exact accomplissement de leurs devoirs. Le châtiment
gouverne l'humanité entière; le châtiment la préserve;
le châtiment veille pendant que les gardes humaines dorment. Le sage
considère le châtiment comme la perfection de la justice".
On objecte à de Maistre que
le châtiment se trompe souvent d'adresse et on cite l'exemple de
Calas.
Joseph de Maistre conteste que cela soit
fréquent, et d'ailleurs, pour lui, le châtiment, même
immérité, est une bonne chose. Tandis que le bon sens indique,
dit Villemain, qu'il vaut mieux sauver dix coupables que de faire périr
un innocent, l'auteur des Soirées de Saint-Pélersbourg raisonne
autrement. Il croit tellement à l'infaillibilité des condamnations,
qu'elles lui semblent justes dans leur iniquité même. En cas
d'incertitude, une condamnation lui paraît le meilleur et le plus
court :
"Qu'un innocent
périsse, c'est un malheur comme un autre, c'est-à-dire commun
à tous les hommes. Il est possible qu'un homme envoyé au
supplice pour un crime qu'il n'a pas commis l'ait réellement mérité
pour un autre crime absolument inconnu. Heureusement et malheureusement,
il y a plusieurs exemples de ce genre prouvés par l'aveu des coupables,
et il y en a, je crois, un plus grand nombre que nous ignorons. "
Quant au mal physique, il le voit dans la
société toujours proportionné au mal moral, au vice.
" Seriez-vous,
par hasard, étonné de cette innombrable quantité de
maladies? dit Sénèque; comptez les cuisiniers, coquoes numera!"
Et il fait ensuite un tableau effrayant de
la corruption romaine. Ainsi fait le comte de Maistre, établissant
que, dans une société de justes, la mort n'apparaîtrait
que comme l'inévitable terme d'une vieillesse saine et robuste.
Mais les maladies, une fois établies, se propagent, se croisent,
s'amalgament par une affinité funeste, en sorte que nous pouvons
porter aujourd'hui la peine physique d'un excès commis il y a plus
d'un siècle. II y a des maux comme il y a des crimes actuels et
originels, accidentels et habituels, mortels et véniels. Il y a
des maladies de colère, de gourmandise, d'incontinence, etc. Il
rappelle ensuite que Bacon, quoique ennemi des saints, n'a pu s'empêcher
de remarquer combien les moines et les solitaires de la primitive Eglise
avaient joui d'une longue vie, fruit naturel de leur frugalité.
Mais peut-être les légendaires ne leur ont-ils attribué
une telle longévité que pour nous persuader de leur sainteté.
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Utilité
de la souffrance
« LE CHEVALIER.
- Il me semble qu'il n'y aurait rien de si Infortuné qu'un homme
qui n'aurait jamais éprouvé l'infortune : car jamais un tel
homme ne pourrait être sûr de lui-même, ni savoir ce
qu'il vaut. Les souffrances sont pour l'homme vertueux ce que les combats
sont pour le militaire, elles le perfectionnent et accumulent ses mérites.
Le brave s'est-il jamais plaint à l'armée d'être toujours
choisi pour les expéditions les plus hasardeuses? Il les recherche
au contraire et s'en fait gloire; pour lui, les souffrances sont une occupation,
et la mort une aventure. Que le poltron s'amuse à vivre tant qu'il
voudra, c'est son métier; mais qu'il ne vienne point nous étourdir
de ses impertinences sur le malheur de ceux qui ne lui ressemblent pas.
La comparaison me semble tout à fait juste : si le brave remercie
le général qui l'envoie à l'assaut, pourquoi ne remercierait-il
pas de même Dieu qui le fait souffrir? Je ne sais comment cela se
fait, mais il est cependant sûr que l'homme gagne à souffrir
volontairement, et que l'opinion même l'en estime davantage. J'ai
souvent observé, à l'égard des austérités
religieuses, que le vice même qui s'en moque ne peut s'empêcher
de leur rendre hommage. Quel libertin a jamais trouvé la débauche
opulente, qui dort à minuit sur l'édredon, plus heureuse
que l'austère carmélite, qui veille et qui prie pour nous
à la même heure? Mais j'en reviens toujours à ce que
vous avez observé avec tant de raison, qu'il n'y a point de juste.
C'est donc par un trait particulier de bonté que Dieu châtie
dans ce monde, au lieu de châtier beaucoup plus sévèrement
dans l'autre. Comment les peines ne seraient-elles pas toujours proportionnés
aux crimes? Les afflictions envoyées aux hommes par la justice divine
sont un véritable bienfait, puisque ces peines, lorsque nous avons
la sagesse de les accepter, nous sont, pour ainsi dire, décomptées
sur celles de l'avenir.
LE COMTE. - Vous
avez parfaitement raisonné, M. le Chevalier, et même je dois
vous féliciter de vous être rencontré avec Sénèque;
car vous avez dit des carmélites précisément ce qu'il
a dit des vestales. La seule observation critique que je me permettrai
sur votre théologie peut être aussi, ce me semble, adressée
à ce même Sénèque : « Aimeriez-vous mieux,
disait-il, être Sylla que Régulus? » Mais prenez garde,
je vous prie, qu'il ne s'agit point du tout ici de la gloire attachée
à la vertu qui supporte tranquillement les dangers, les privations
et les souffrances; car sur ce point tout le monde est d'accord : il s'agit
de savoir pourquoi il a plu à Dieu de rendre ce mérite nécessaire.
Vous trouverez des blasphémateurs, et même des hommes simplement
légers, disposés à vous dire que « Dieu aurait
bien pu dispenser la vertu de cette sorte de gloire ». Sénèque
s'est jeté sur cette gloire qui prête beaucoup à la
rhétorique, et c'est ce qui donne à son traité de
la Providence, d'ailleurs si beau et si estimable, une légère
couleur de déclamation. Tout homme souffre parce qu'il est homme,
parce qu'il serait Dieu s'il ne souffrait pas, et parce que ceux qui demandent
un homme impassible demandent un autre monde.-»
(J.
de Maistre, Les Soirées de saint-Pétersbourg, entretien
VIII).
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La doctrine du péché originel
conduit l'auteur à une conclusion singulière; pour lui, les
sauvages ne sont pas des peuples enfants, idée elle aussi absurde,
mais commune à son époque, ce sont des peuples vieillis et
ruinés par excès de civilisation; leurs langues informes
ne sont pas des bégaiements, ce sont les restes de langues primitives
admirables qu'ils ont oubliées. Il y aurait, suivant lui, une maladie
originelle comme il y a eu un péché originel, et cette déchéance
aurait correspondu à un développement exclusif de l'intelligence
et des intérêts matériels; il serait le résultat
d'une civilisation excessive, qui aurait fuit dégénérer
définitivement le genre humain. Voilà à quelles absurdités
mène l'amour du paradoxe.
Mais Joseph de Maistre ne s'embarrasse
pas de choquer l'opinion reçue.
" Ce qu'on
croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment; je voudrais, m'en coutât-t-il
grand-chose, découvrir une vérité faite pour choquer
tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint...
Je vous avoue que, pour mon compte, je vois quelque chose encore de bien
plus déraisonnable que ce qui vous parait à vous l'excès
de la déraison : c'est l'inconcevable folie qui ose fonder des arguments
contre la Providence sur les malheurs de l'innocence, qui n'existe pas.
Où est donc l'innocence, je vous en prie? Où est le juste?
Est-il ici, autour de cette table?... Souvent je songe à cet endroit
de la Bible où il est dit : "Je visiterai Jérusalem
avec des lampes".
Ayons nous-mêmes
la courage de visiter nos cours avec des lampes; nous ,y découvrirons
que nous n'avons ni foi ni loi. Un paysan, dont la fille alité déshonorée
par un grand seigneur, dit à ce brillant corrupteur :
"Vous êtes
bien heureux, monsieur, de ne pas aimer l'or autant que les femmes : vous
auriez été un Cartouche".
Que faisons-nous communément
pendant toute notre vie? Ce qui nous plaît. Si nous daignons nous
abstenir de voler et de tuer, c'est que nous n'en avons nullement envie;
cela ne se fait pas :
Sed si
Candida vicini
subrisit molle puella,
Cor tibi rite
salit...
"Mais si la blanche
fille du voisin t'adresse
un sourire voluptueux,
ton coeur continue-t-il à battre sagement? " (Perse).
Puisque l'homme est si mauvais, si pervers,
qu'il n'y a pas un juste, que le châtiment est la seule loi puissante,
le bourreau, qui est le ministre du châtiment, sera la "pierre angulaire"
de cette société décrépite; la guerre, qui
fait disparaître des milliers d'hommes, c'est-à-dire de coupables,
sera un bienfait. L'auteur suit sa logique jusqu'au bout.
En résumé, malgré
toutes ses brillantes digressions, les Soirées de Saint-Pélersbourg
ne
roulent que sur ce thème : nécessité de la souffrance,
expiation du péché originel.
"Comment
se peut-il, dit Villemain, que ce système, dont la première
partie est un lieu commun de la philosophie et du bon sens humain et dont
la seconde n'offre qu'une déduction théologique, ait suscité
tant de plaintes et d'objections? La cause en est dans les détails
et je dirai presque dans les épisodes de l'ouvrage; car enfin, dans
le plan qui vient d'être rappelé, il n'était pas nécessaire
de placer un éloge du bourreau, et non-seulement du bourreau qui
exécute avec le glaive, mais du bourreau qui roue, qui torture avec
un exécrable détail de barbarie, que l'imagination véhémente
de l'auteur s'est plu à reproduire et à exagérer...
C'est un amour de la justice qui a quelque chose de systématiquement
cruel. "
Le style même des Soirées de
Saint-Pétersbourg n'est pas à l'abri des reproches; mais
il a dans sa tournure paradoxale, dans l'inattendu et l'originalité
de l'expression quelque chose de séduisant; on se plaît à
y reconnaître du nerf, de la hardiesse et, dans les récits,
un véritable sentiment du pittoresque, La belle description d'une
promenade sur la Néva, par une nuit d'été, qui sert
de prologue au livre, est du frère de l'auteur, Xavier de Maistre,
l'auteur du Voyage autour de ma chambre. (PL).
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Une nuit
d'été à Saint-Pétersbourg
« Il était
à peu près neuf heures du soir; le soleil se couchait par
un temps superbe; le faible vent qui nous pous sait expira dans la voile,
que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du
haut du palais impérial la présence du souverain, tombant
immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des
airs. Nos matelots prirent la rame; nous leur ordonnâmes de nous
conduire lentement.
Rien n'est plus rare,
mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à
Saint-Pétersbourg; soit que la longueur de l'hiver et la rareté
de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme
particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient
plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.
Le soleil qui, dans
les zones tempérées se précipite à l'occident
et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici
lentement une terre dont il semble se détacher à regret.
Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un
char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon,
et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent
au spectateur l'idée d'un vaste incendie.
Les grands fleuves
ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur
donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au
sein d'une cité magnifique; ses eaux limpides touchent le gazon
des îles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville
elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte
de vue, espèce de magnificence répétée dans
les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas
possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.
Mille chaloupes se
croisent et sillonnent l'eau en tous sens on voit de loin les vaisseaux
étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent
sous le pâle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions
de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva
avec des bosquets d'orangers; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier,
l'ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt
le Russe opulent s'empare des richesses qu'on lui présente, et jette
l'or, sans compter, à l'avide marchand.
Nous rencontrions
de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avait retiré
les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de
ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs
maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et
du calme de la nuit.
Près de nous
une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants.
Un baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le jeune couple
et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de
rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique
n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose
particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule
d'hommes vivants ont connu l'inventeur, dont le nom réveille constamment
dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité, du luxe élégant
et des nobles plaisirs. Singulière mélodie! emblème
éclatant, fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe
à l'oeuvre que les instruments sachent ce qu'ils font? vingt ou
trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère
à chacun d'eux; le mécanisme aveugle est dans l'individu
: le calcul ingénieux, l'imposante harmonie sont dans le tout.
La statue équestre
de Pierre Ier, s'élève sur le bord de la Néva, à
l'une des extrémités de l'immense place d'Isaac. Son visage
sévère regarde le fleuve, et semble encore animer cette navigation,
créée parle génie du fondateur. Tout ce que l'oreille
entend, tout ce que l'oeil contemple sur ce superbe théâtre,
n'existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir
d'un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées,
d'où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit
sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore
étendu sur leur postérité qui se presse autour de
l'auguste effigie : on regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze
protège ou menace.
A mesure que notre
chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus
de la ville s'éteignaient insensiblement. Le soleil était
descendu sous l'horizon, des nuages brillants répandaient une clarté
douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai
jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent
se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui
couvre alors ces campagnes.
Si le ciel, dans
sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la
vie où le coeur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire
et inattendu; si une femme, des
enfants, des frères,
séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion,
devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je
voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de
la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers. »
(Les
Soirées de saint-Pétersbourg, Ier
entretien).
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