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Le Monde où l'on s'ennuie, d'E. Pailleron

Le Monde où l'on s'ennuie est une comédie en trois actes, en prose, d'Edouard Pailleron (Théâtre-Français, 1881). 

Il s'agit du monde pédant et hypocrite où se font les réputations littéraires et politiques. L'action se passe dans le château de la comtesse de Céran. Les invités sont le professeur Bellac, adoré des dames; Saint-Réault, fils d'un homme célèbre, et qui en abuse; un certain nombre de caillettes sottes et précieuses, sans parler de deux jeunes mariés, le sous-préfet Paul Raymond et sa femme Jeanne, qui sont venus au château pour emporter une préfecture et qui prennent pour la circonstance des airs doctes et prétentieux, quittes à s'embrasser dans les coins à la dérobée. Mme de Céran veut marier son fils Roger, qui revient de mission, et qui paraît fort occupé de ses tumuli, à une riche héritière anglaise, miss Lucy Watson; mais la pédante Lucy aime Bellac, et Roger est aimé de Suzanne de Villiers, fille illégitime d'un cousin de Mme de Céran, protégée par la duchesse de Réville, une vieille tante spirituelle. Une lettre non signée, écrite par Bellac à Lucy Watson, pour lui donner un rendez-vous dans la serre, est trouvée par Suzanne, qui la croit écrite par Roger à Lucy, puis passe dans les mains de la vieille duchesse et de Roger, qui la croient adressée par Bellac à Suzanne. Pendant la lecture d'une tragédie par le poète Des Millets, Mme de Réville et de Céran se cachent dans la serre et voient arriver successivement le sous-préfet et sa femme, qui se font des tendresses et se moquent des ridicules de la compagnie; Bellac et Lucy, qui dissertent sur la métaphysique amoureuse; Roger et Suzanne, venus pour s'épier réciproquement, qui s'avouent leur amour et que la duchesse marie ensemble, tandis que le professeur épouse la riche Anglaise. Le Monde où l'on s'ennuie vaut surtout comme comédie de moeurs; le tableau du salon de Mme de Céran et des illustres nullités qui y triomphent, auquel s'opposent la gaieté de Paul Raymond et de sa femme, la pétulance de Suzanne et l'esprit de la duchesse, est tracé avec un grand luxe de raillerie mordante et de mots plaisants.

Pailleron a donné une autre comédie, le Monde où l'on s'amuse, en un acte, en prose, représentée au Gymnase le 11 novembre 1868.
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Un hôtel de Rambouillet en 1881

« PAUL RAYMOND
Ce monde-là, mon enfant, c'est un hôtel de Rambouillet en 1881 : un monde où l'on cause et où l'on pose, où le pédantisme tient lieu de science, la sentimentalité de sentiment et la préciosité de délicatesse; où l'on ne dit jamais ce que l'on pense, et où l'on ne pense jamais ce que l'on dit; où l'assiduité est une politique, l'amitié un calcul, et la galanterie même un moyen; le monde où l'on avale sa canne dans l'antichambre et sa langue dans le salon; le monde sérieux, enfin!

JEANNE
Mais c'est le monde où l'on s'ennuie, cela!

PAUL
Précisément!

JEANNE
Mais, si l'on s'y ennuie, quelle influence peut-il avoir?

PAUL
Quelle influence?... Candeur! candeur! Quelle influence, l'ennui, chez nous? mais énorme! mais considérable! Le Français, vois-tu, a pour l'ennui une horreur poussée jusqu'à la vénération. Pour lui, l'ennui est un dieu terrible qui a pour culte la tenue. Il ne comprend le sérieux que sous cette forme. Je ne dis pas qu'il pratique, par exemple, mais il n'en croit que plus fermement, aimant mieux croire... que d'y aller voir. Oui, ce peuple gai, au fond, se méprise de l'être; il a perdu sa foi dans le beau sens de son vieux titre; ce peuple sceptique et bavard croit aux silencieux, ce peuple expansif et aimable s'en laisse imposer par la morgue pédante et la nullité prétentieuse des pontifes de la cravate blanche : en politique, comme en science, comme en art, comme en littérature, comme en tout! Il les raille, il les hait, il les fuit comme peste, mais ils ont seuls son admiration secrète et sa confiance absolue! Quelle influence, l'ennui? Ah! ma chère enfant! mais c'est-à-dire qu'il n'y a que deux sortes de gens au monde : ceux qui ne savent pas s'ennuyer et qui ne sont rien, et ceux qui savent s'ennuyer et qui sont tout... après ceux qui savent ennuyer les autres!

JEANNE
Et voilà où tu m'amènes, misérable!

PAUL
Veux-tu être préfète, oui ou non?

JEANNE
Oh! d'abord, je ne pourrai jamais...

PAUL
Laisse donc! Ce n'est que huit jours à passer.

JEANNE
Huit jours! sans parler, sans rire, sans t'embrasser!

PAUL
Devant le monde, mais quand nous serons seuls... ce sera  charmant, au contraire...

JEANNE
Ah! c'est égal ! c'est égal!
(Elle ouvre le piano et joue un air de « la Fille de madame Angot ».)

PAUL, effrayé.
Eh bien! eh bien! qu'est-ce que tu fais là?

JEANNE
C'est dans l'opérette d'hier.

PAUL
Malheureuse! voilà comme tu profites... (Un domestique paraît au fond.) Trop tard! (Jeanne change son air d'opérette en symphonie de Beethoven.) Beethoven! Bravo! (Il suit la mesure d'un air profond.) Ah! il n'y a décidément de musique qu'au Conservatoire! »
 

(E. Pailleron, extrait du Monde où l'on s'ennuie).
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Dictionnaire Le monde des textes
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