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Les mémoires

Les mémoires sont une composition du genre historique, qui a pour marque distinctive de raconter des événements contemporains, dont l'auteur a été témoin ou acteur. Les autres ouvrages d'histoire, composés par des écrivains désintéressés, peuvent offrir un choix plus sévère des faits, plus de mesure et de gravité dans le récit; mais les mémoires nous saisissent et nous attachent plus fortement, car ils sont une oeuvre plus vivante. On rédige ses mémoires pour satisfaire ce désir irrésistible qui sollicite tout écrivain à mettre le public dans la confidence de sa pensée. La vanité n'y est pas étrangère non plus : elle s'appelle tantôt le droit imprescriptible de protester contre l'injustice de l'opinion; tantôt le désir, propre aux grandes âmes de se survivre; souvent aussi l'orgueil très légitime d'éclairer son siècle et les âges qui suivront, et de prévenir les erreurs de l'histoire. L'utilité des mémoires est manifeste, mais il faut mesurer la créance qu'on leur accorde, et les contrôler par d'autres mémoires.

Les Anciens ont connu les mémoires : chez les Grecs, l'Anabase de Xénophon, récit de l'expédition du jeune Cyrus contre Artaxerxès II, et de la célèbre retraite des Dix mille, dont il fut le chef élu, est de ce genre; elle en a les qualités et les défauts, des peintures un peu longues de moeurs asiatiques ou grecques, beaucoup d'anecdotes, et des épisodes disposés et racontés avec art. Les mémoires furent très communes chez les Romains qui les appelaient commentaires : à dater du dernier siècle de la République, époque où la culture des lettres devint générale, beaucoup d'entre les grands citoyens, appelés à manier de grandes affaires, à conduire d'importantes guerres lointaines, rentrés dans la retraite, consignèrent les souvenirs de leur vie publique dans des mémoires. Sylla, Lucullus, César et bien d'autres, parmi lesquels plusieurs membres de la famille Porcia, avaient écrit des Commentaires; ceux de Sylla avaient 22 livres, et il les finit la veille de sa mort. Ces documents précieux sont perdus, à l'exception des Commentaires de César. On pourrait presque dire que nous avons ceux de Cicéron, dont les nombreuses Lettres sont si remplies de ses jugements, de ses expériences, de ses désespoirs touchant les affaires de son temps et la part qu'il y prit. La lecture de Tacite, de Valère-Maxime, de Suétone, de Plutarque, de Dion Cassius, d'Appien, surtout dans ses Guerres civiles, prouve clairement, par certains détails, qu'il existait un grand nombre de Mémoires sur les événements du dernier siècle de la république et de l'ère des empereurs. Auguste, notamment, avait aussi laissé des Commentaires. Plus tard, l'Histoire secrète de Justinien, par Procope, a tous les caractères de mémoires satiriques inspirés par la vengeance.

II serait difficile de compter tous les mémoires que les lettres françaises ont produits de siècle en siècle. Villehardouin, dès le commencement du XIIIe siècle, dans une prose sérieuse et ferme, où le sens des affaires s'allie à l'expression répétée d'une profonde confiance en la protection de Dieu, raconta sur un ton élevé, épique parfois, la quatrième Croisade qu'il avait suivie. Joinville, moins d'un siècle après, animé d'une foi déjà moins vive, mais aussi d'une tendresse touchante pour son roi, peignit, avec art et naïveté tout ensemble, les incidents tragiques de la septième Croisade et les vertus de Louis IX.

II est permis peut-être d'assimiler à des mémoires la Chronique universelle de J. Froissart, ce "nouvel Hérodote", voyageur infatigable, qui, dans sa passion de tout voir, de tout savoir et de tout conter, visita tous les pays, et, chemin faisant, accumula, sans réflexions comme sans confusion, les aventures sérieuses et les anecdotes familières, peintre aussi remarquable par l'énergie des traits que par l'inépuisable variété des couleurs.

Comines a laissé sur Louis XI des mémoires précieux. Moraliste et politique autant que narrateur, comparable à Tacite, s'il en avait eu les colères et le chagrin, il enseigne aux princes leurs devoirs d'un ton qui fait songer à Bossuet, et professe cette croyance que Dieu distribue les succès et les revers aux hommes, selon qu'ils se montrent ici-bas, non seulement bons ou pervers, mais encore clairvoyants ou aveugles, circonspects ou téméraires, prudents ou malavisés.

Les guerres d'Italie eurent aussi leurs mémoires; les vertus chevaleresques de la noblesse française y brillèrent de leur suprême éclat, personnifiées par Bayard. De là l'intérêt historique et moral, sinon littéraire, qui s'attache à la Chronique du Chevalier sans peur et sans reproche, par son loyal serviteur.

Les luttes religieuses suivirent ces expéditions, d'où les Français avaient du moins rapporté le goût des lettres et des arts. La cour et la noblesse gardèrent en même temps la tradition de cette galanterie qui prit naissance, et dégénéra bien vite en corruption, à la cour de Louis XII et de François Ier. La guerre civile et les aventures amoureuses remplirent donc les Mémoires de la fin du XVIe siècle. La docte Marguerite de Valois, par un style qui réunit la force et le naturel, la rapidité et l'émotion; le farouche Montluc, par ses Commentaires, oeuvre d'un soldat insatiable de combats et d'un catholique impitoyable et forcené; le vaniteux Brantôme, par ses Chroniques trop gasconnes et ses récits trop gaulois sur les dames galantes; enfin le rude et intraitable Agrippa d'Aubigné, par l'âpreté sarcastique de ses écrits, brillèrent parmi les Tavannes, les Lanoue, les Vieilleville et les Coligny.

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Les mémoires au XVIe siècle

« Ce qui fait le mérite de cette sorte d'ouvrages, c'est qu'ils sont en même temps l'histoire d'un homme et l'histoire des événements. Point de bons Mémoires, si l'auteur n'en est pas lui-même le premier héros, s'il n'a point un caractère et un rôle à part, et si en même temps il n'a pas été mêlé aux événements de son siècle. Pour écrire des Mémoires, il faut deux choses : être soi, c'est-à-dire garder sa physionomie particulière dans l'histoire générale de son temps, et être quelque chose, c'est-à-dire avoir joué un rôle important dans le monde.

Etre soi! c'est là ce qui donne la vie. Car il y a deux sortes de vies dans ce monde : celle que nous tenons de la nature, vie commune et vulgaire; l'autre que nous tenons de nous. -mêmes et de notre caractère : c'est la seule qui vaille, la seule qui nous donne quelque relief. Sans elle, nous ne sommes autre chose qu'une sorte de monnaie courante qui porte la figure du siècle; avec elle, nous nous refrappons à notre empreinte, nous nous gravons notre signe sur le front, et la postérité daigne alors s'occuper de nous comme d'une médaille qui fait époque.

Il n'y a donc que l'originalité du caractère qui donne aux hommes du relief et aux Mémoires de l'intérêt. Dans les Mémoires du XVIe siècle, ce sont toujours les hommes qui sont en scène. De là leur intérêt. Prenez Brantôme, insouciant du bien et du mal; l'Étoile, espèce d'écrivain badaud qui consigne chaque soir ce qu'il a vu dans sa journée; Montluc, Sully, Mornay; prenez qui vous voudrez, enfin : partout les hommes ont du relief et du mouvement, et les idées semblent s'effacer pour laisser paraître les passions. Ce sont, je le sais, des opinions qui font mouvoir tous ces caractères : c'est là le ressort et le fil qui mettent en jeu tous ces hommes; mais les fils sont cachés. De notre temps, il semble que c'est tout le contraire : nous avons retourné la tapisserie, nous ne voyons plus que les fils; les personnages sont derrière et à peine visibles.

Qu'est-ce qui fait que, dans les Mémoires du XVIe siècle, dans des récits de guerres de religion, les idées et les opinions tiennent moins de place que les hommes et leurs passions? C'est qu'au XVIe siècle l'imprimerie, qui était toute récente, n'avait pas encore eu le temps de diminuer l'importance des hommes en augmentant l'importance des idées. N'ayant d'effet qu'à l'aide des actions et des discours, qui sont eux-mêmes une sorte d'action, les idées ne semblaient point avoir d'efficacité et de puissance qui leur fussent propres; l'homme était tout; l'idée n'était presque rien, car, laissée à elle seule, elle était stérile et impuissante. C'était donc de l'homme, de ses passions, de son rang, de son caractère, que les idées paraissaient emprunter la vie et le mouvement, quoique au fond ce fussent elles qui le donnassent.

Aujourd'hui, c'est tout autre chose. Grâce à l'imprimerie, il est arrivé que la manière d'exprimer ses idées, c'est-à-dire de les écrire, est devenue la plus efficace et la plus puissante. L'idée, à l'aide de la presse, court, se répand, circule de tous côtés; elle fait seule son chemin; elle n'a besoin ni d'assemblées nombreuses ni d'actions éclatantes; elle se passe de tous ces appuis étrangers. On disait autrefois : C'est un homme qui a fait une révolution. Aujourd'hui on dit : C'est un livre. De là l'importance qu'ont prise les idées, et celle qu'en retour ont perdue les hommes.

Au XVIe siècle, cette révolution n'est pas consommée, et les hommes ont encore le relief des anciens temps. L'imprimerie
n'a pas encore achevé de mettre les idées hors de page : les hommes ont le pas sur les idées, surtout quand ces hommes s'appellent Coligny, Guise, Condé, et qu'entourés d'une élite de gentilshommes, ils ont une grandeur que, comme aux temps de la féodalité, ils ne paraissent tenir que d'eux-mêmes. »
 

(Saint-Marc Girardin, Essais de littérature et de morale, t. IIe
Les Mémoires de la Révolution et du XVIe siècle, 1829).

Au XVIIe siècle, après l'apaisement des guerres religieuses, les nobles tournèrent leur humeur indocile contre les premiers ministres, Concini, Richelieu, Mazarin; puis s'éleva Louis XIV, qui, par l'appât des grâces royales assouplit les résistances, transforma en courtisans les fiers héros de la Fronde, et subordonna leur fortune à son intérêt et à ses plaisirs. Tel est le spectacle instructif et varié que nous présentent les mémoires de ce siècle; car tandis que la littérature officielle reflétait la gloire et les pompes du temps, des mémoires, plus vrais parce qu'ils vont au delà de l'apparence et déchirent tous les voiles, en peignaient non seulement l'éclat éblouissant, mais aussi les misères, les scandales, les turpitudes et les douleurs, et, par leurs détails vifs et nus, donnaient le moyen de mesurer un jour chacun à sa véritable taille.

Pour retrouver la physionomie de cette époque, avec ses violents contrastes de grandeur et de petitesse, de hauteur et de servilité, de moeurs relâchées et de dévotion, les mémoires s'offrent en foule : le duc de Rohan, Richelieu, Bassompierre, Tallemant des Réaux, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld, Turenne, Bussy-Rabutin, Dangeau, Hamilton et le duc de Grammont, Mme de Motteville, Mme de Caylus, Mlle de Montpensier, Mme de La Fayette, Louis XIV lui-même et, par-dessus tous, Saint-Simon, dont les critiques célèbrent à l'envi le style fougueux et pittoresque, la verve étincelante, la pénétration, la profondeur et le coloris, furent, entre beaucoup d'autres, les peintres immortels d'eux-mêmes et de leur temps.

Au XVIIIe siècle, où les lettres éclipsèrent la politique, et où l'édition d'un livre émeut autant l'opinion que l'inique partage de la Pologne, le trait commun des mémoires, et leur caractère original, est de peindre au vif les moeurs et le mouvement intellectuel de cette société, déréglée dans ses idées comme dans sa conduite. C'est alors que Rousseau publia ses Confessions, que Duclos, d'Alembert, Diderot, Marmontel, composent leurs mémoires, oeuvres secondaires et médiocres; et que Voltaire répandit les siens dans sa vaste et volumineuse Correspondance, que l'on peut regarder comme ses mémoires. 

Le goût pour la vérité historique, qui distingue le XIXe siècle, fait lire avec avidité tous les Mémoires, et en a fait publier beaucoup d'apocryphes. II en a été donné un grand nombre d'authentiques sur la Révolution française, sur le Premier Empire, sur la Restauration, tels que les Mémoires de Mirabeau, composés de documents laissés par lui; de La Fayette, composés de même; de Châteaubriand, du roi Joseph Bonaparte, du duc de Raguse, du Prince Eugène (Beauharnais), de Béranger, etc. Parmi tous ces Mémoires, aucuns n'égalent en importance, en intérêt, même en talent, les Mémoires de Napoléon Ier : ils sont l'oeuvre d'un écrivain précis, exact, nerveux, plein de chaleur et d'imagination. Ces Mémoires l'emportent de beaucoup, à tous les points de vue, sur les Commentaires de César. (A. H. et C. Debrozy).



En bibliothèque - On a eu, au XIXe siècle, l'idée de réunir les Mémoires de quelque importance, publiés à toutes les époques de notre histoire, en une sorte de bibliothèque ou de section de bibliothèque, naturellement un peu volumineuse. Mais, par là, on a mis ces livres intéressants à la portée de plus de monde. Les principaux recueils de ce genre sont : Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au XIIIe siècle, publiée avec des notices et des notes par Guizot, Paris, 1823-27, 29 vol. in-8° : ce ne sont que des Chroniques très peu personnelles en général, et traduites du latin; Collection des chroniques nationales françaises écrites en langue vulgaire, du XIe au XVIe siècle, 1824-29, 47 vol. in-8° publiée par Buchon qui en reproduisit la plus grande partie dans le Panthéon littéraire; Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, depuis le règne de Philippe-Auguste jusqu'à La paix de Paris conclue en 1763, par Petitot et Monmerqué, Paris, 1819-27, 132 vol. in-8°; Nouvelle collection de Mémoires relatifs à l'histoire de France depuis le XIIIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe, par Michaud et Poujoulat, Paris, 1836 et suiv., 32 vol. gr. in-8°; Choix de Mémoires du XVIIIe siècle, par Barrière, Paris, 1846-1849, 12 vol, in-12; Mémoires relatifs à la Révolution française, par Berville et Barrière, Paris, 1820-26, 56 vol., in-8°. Les diverses collections reproduisent beaucoup de Mémoires semblables; mais aucune d'elles ne dispense complétement des autres. Guizot a publié une Collection de Mémoires relatifs à la Révolution d'Angleterre, 25 vol. in-8°. En Allemagne, Schiller a édité une collection de Mémoires historiques, du XIIe siècle jusqu'à lui, Iéna, 1790-1806, 33 vol. in-8°.
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Dictionnaire Le monde des textes
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