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La Vie de Marianne
de Marivaux
La Vie de Marianne ou les Aventures de la comtesse de *** est roman de Marivaux (1731-1741, 11 volumes); Marie-Jeanne Riccoboni (1713-1792) a ajouté une douzième partie, qui termine le roman laissé inachevé par l'auteur, quoiqu'il y ait consacré seize années de sa vie. Chaque partie est une longue lettre supposée écrite par l'héroïne elle-même, où elle raconte la suite des faits qui lui arrivent, entremêlée de réflexions morales et autres. Peut-être, bien que fort intéressantes, ces réflexions sont-elles trop nombreuses, mais elles diminuent à mesure qu'augmente la singularité des aventures. 

Marianne, jeune orpheline dont les parents sont inconnus, demeure seule et sans protection à Paris, par suite de la mort de sa bienfaitrice. Recommandée par un digne ecclésiastique à M. de Climal, un tartufe, elle est obligée, pour se soustraire à ses obsessions, de se réfugier dans un couvent. Marianne n'y entre pas le coeur libre : le hasard l'a mise en présence de Valville, le neveu de M. de Climal, et ils sont tombés amoureux l'un de l'autre. Par sa grâce, sa beauté, sa douceur et la noblesse de ses sentiments, elle gagne le coeur d'une dame généreuse qui la prend sous sa protection, Mme de Miran; mais quel n'est pas son trouble en apprenant que le fils de sa bienfaitrice refuse de se marier parce qu'il aime éperdument une jeune personne qu'il n'a vue qu'une fois dans une singulière circonstance! Les détails de cette rencontre lui prouvent qu'il s'agit d'elle, et la droiture de ses sentiments ne lui permet pas de laisser ignorer plus longtemps la vérité à Mme de Miran. Partagée entre l'admiration que lui inspire une vertu si haute et la crainte que cette vertu même ne l'empêche de triompher de l'obstination de son fils, Mme de Miran la serre dans ses bras en pleurant. Ses appréhensions n'étaient que trop légitimes; Valville, qui a découvert la retraite de Marianne, aime mieux périr que de la perdre, et, touchée de tant d'amour, Mme de Miran finit par consentir à leur union. Il semble que rien ne peut plus mettre obstacle à la félicité de Marianne; c'est le moment que la fortune saisit pour la persécuter. L'incertitude qui plane sur sa naissance est révélée par hasard. La famille de Mme de Miran met tout en oeuvre pour faire rompre le mariage projeté; elle fait enlever Marianne de son couvent avec l'appui d'un prêtre, dans le cabinet duquel Mme de Miran retrouve sa fille adoptive. Valville est transporté de joie, et cependant c'est lui qui va bientôt changer cette félicité en douleur. Il rencontre au parloir du couvent une jolie personne, Mlle Warthon, et oublie tout pour elle. Mlle Warthon est aussi hypocrite que belle, et, tout en feignant de vouloir ramener Valville aux pieds de Marianne, elle préparé en secret sa fuite avec cet amant infidèle. Mme de Miran ne laissera pas longtemps la perfide s'applaudir de son succès : par ses soins, Mlle Warthon est démasquée et Valville enfermé à la Bastille, où une maladie vient lui faire expier sa conduite déloyale. Le danger de son amant rend des forces à Marianne; c'est elle qui veillera l'infidèle, et, par ses soins touchants, l'arrachera à la mort. Sa vertu reçoit enfin sa récompense, et Valville, revenu en même temps à la santé et à de meilleurs sentiments, l'épouse. Un bonheur n'arrive jamais seul : le voile mystérieux qui recouvrait la naissance de Marianne se déchire, et elle est reconnue pour une comtesse et l'une des plus riches héritières d'Ecosse.
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Cocher et lingère

[Marianne, en Sortant de l'église, s'est foulée le pied. Elle se fait ramener en fiacre chez Mme Dutour, la lingère qui lui donne pension.]

« A peine fus-je assise que je tirai de l'argent pour payer le cocher; mais Mme Dutour, en femme d'expérience, crut devoir me conduire là-dessus et me trouva trop jeune pour m'abandonner ce petit détail. - Laissez-moi faire, nie dit-elle, Je vais le payer; où vous a-t-il prise? - Auprès de la paroisse, lui dis-je. - Eh! c'est tout près d'ici, répliqua-t-elle en comptant quelque monnaie. Tenez, voilà ce qu'il vous faut. - Ce qu'il me faut! cela! dit le cocher, qui lui rendit sa monnaie avec un dédain brutal; oh! que nenni : cela ne se mesure pas à l'aune. - Mais que veut-il dire avec son aune, cet homme? répliqua gravement Mme Dutour vous devez être content; on sait peut-être bien ce que c'est qu'un carrosse, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on en paye. - Eh! quand ce serait de demain, dit le cocher, qu'est-ce que cela avance  Donnez-moi mon affaire, et ne crions pas tant; voyez de quoi elle se mêle! Est-ce vous que j'ai menée? Est-ce qu'on vous demande quelque chose? Quelle diable de femme avec ses douze sous! Elle marchande cela comme une botte d'herbes.

Mme Dutour était fière, parée, et qui plus est assez jolie; ce qui lui donnait encore une autre espèce de gloire. Les femmes d'un certain état s'imaginent en avoir plus de dignité quand elles ont un joli visage; elles regardent cet avantage-là comme un rang. La vanité s'aide de tout, et remplace ce qui lui manque avec ce qu'elle peut. Mme Dutour se sentit donc offensée de l'apostrophe ignoble du cocher (je vous raconte cela pour vous divertir) : la botte d'herbes sonna mal à ses oreilles. Comment ce jargon-là pouvait-il venir à la bouche de quelqu'un qui la voyait? Y avait-il rien dans son air qui fit penser à pareille chose - En vérité, mon ami, il faut avouer que vous êtes bien impertinent, et il me convient bien d'écouter vos sottises! dit-elle. Allons, retirez-vous. Voilà votre argent; prenez ou laissez : qu'est-ce que cela signifie? Si j'appelle un voisin, on vous apprendra à parler aux bourgeois plus honnêtement que vous ne faites. - Eh bien! qu'est-ce que me vient conter cette chiffonnière? répliqua l'autre en vrai fiacre. Gare! prenez garde à elle; elle a son fichu des dimanches. Ne semble-t-il pas qu'il faille tant de cérémonies pour parler à madame? On parle bien à Perrette. Eh! palsambleu! payez-moi. Quand vous seriez encore quatre fois plus bourgeoise que vous n'êtes, qu'est-ce que cela me fait? Faut-il pas que mes chevaux vivent? Avec quoi dîneriez-vous, vous qui parlez, si on ne vous payait pas-votre toile? Auriez-vous la face si large? Fi! que cela est vilain d'être crasseuse!

Le mauvais exemple débauche. Mme Dutour, qui s'était maintenue jusque-là dans les bornes d'une assez digne fierté, ne put résister à cette dernière brutalité du cocher :
elle laissa là le rôle de femme respectable qu'elle jouait, et qui ne lui rapportait rien, se mit à sa commodité, en revint à la manière de quereller qui était à son usage, c'est-à-dire aux discours d'une commère de comptoir subalterne : elle ne s'y épargna pas. - Attends, attends, ivrogne, avec ton fichu des dimanches : tu vas voir la Perrette qu'il te faut; je vais te la montrer, moi, s'écria-t-elle en courant se saisir de son aune qui était à côté du comptoir.

Et quand elle fut armée : - Allons, sors d'ici, s'écria-t-elle, ou je te mesure avec cela, ni plus ni moins qu'une pièce de toile, puisque toile il y a. - Jarnibleu! ne me frappez pas, lui dit le cocher qui lui tenait le bras; ne soyez pas si osée! je me donne au diable, ne badinons point! Voyez-vous, je suis un gaillard qui n'aime pas les coups; ou la peste m'étouffe! Je ne vous demande que mon dû, entendez-vous? il n'y a pas de mal à ça.
Le bruit qu'ils faisaient attirait dumonde; on s'arrêtait devant la boutique. - Me laisseras-tu! lui disait Mme Dutour, qui disputait toujours son aune contre le cocher levez-vous donc, Marianne; appelez M. Richard. Monsieur Richard, criait-elle tout de suite elle-même; et c'était notre hôte qui logeait au second et qui n'y était pas. (Elle s'en douta). Messieurs, dit-elle en apostrophant la foule qui s'était arrêtée devant la porte, je vous prends tous à témoins; vous voyez ce qui en est, il m'a battue (cela n'était pas vrai); je suis maltraitée. Une femme d'honneur comme moi  Eh vite, eh vite; allez chez le commissaire il me connaît bien, c'est moi qui le fournis; on n'a qu'à lui dire que c'est chez Mme Dutour. Courez-y, madame Catau : courez-y, ma mie, criait-elle à une servante du voisinage; le tout avec une cornette que les secousses que le cocher donnait à ses bras, avaient rangée de travers.

Elle avait beau crier, personne ne bougeait, ni messieurs, ni Catau.

Le peuples à Paris n'est pas comme ailleurs. En d'autres endroits, vous le verrez quelquefois commencer par être méchant, et puis finir par être humain. Se querelle-t-on, il excite, il anime : veut-on se battre, il sépare. En d'autres pays, il laisse faire, parce qu'il continue d'être méchant. Celui de Paris n'est pas de même; il est moins canaille et plus peuple que les autres peuples. Quand il accourt en pareils cas, ce n'est pas pour s'amuser de ce qui se passe, ni comme qui dirait pour s'en réjouir; non, il n'a pas cette maligne espièglerie-là : il ne s'a pas rire, car il pleurera peut-être, et ce sera tant mieux pour lui : il va voir, il va ouvrir des yeux stupidement avides : il va jouir bien sérieusement de ce qu'il verra. En un mot, alors il n'est ni polisson ni méchant; et c'est en quoi j'ai dit qu'il était moins canaille : il est seulement curieux, d'une curiosité sotte et brutale, qui ne veut ni bien ni mal à personne, qui n'y entend point d'autre finesse que de venir se repaître de ce qui arrivera. Ce sont des émotions d'âme que ce peuple demande; les plus fortes sont les meilleures; il cherche à vous plaindre si on vous outrage, à s'attendrir pour vous si on vous blesse, à frémir pour votre vie si on la menace : voilà ses délices; et si votre ennemi n'avait pas assez de place pour vous battre, il lui en serait lui-même, sans être plus malintentionné, et lui dirait volontiers : « Tenez, faites à votre aise, et ne nous retranchez rien du plaisir que nous avons à frémir pour ce malheureux. » Ce ne sont pourtant pas les choses cruelles qu'il aime, il en a peur au contraire; mais il aime l'effroi qu'elles lui donnent : cela remue son âme qui ne sait jamais rien, qui n'a jamais rien vu, qui est toujours toute neuve. Tel est le peuple de Paris, à ce que j'ai remarqué dans l'occasion. Vous ne vous seriez peut-être pas trop souciée de le connaître; mais une définition de plus ou de moins, quand elle vient à propos, ne gâte rien dans une histoire : ainsi laissons celle-là, puisqu'elle y est.

Vous jugez bien, suivant le portrait que j'ai fait de ce peuple, que Mme Dutour n'avait point de secours à en espérer. Le moyen qu'aucun des assistants eût voulu renoncer à voir le progrès d'une querelle qui promettait tant! A tout moment on touchait à la catastrophe. Mme Dutour n'avait qu'à pouvoir parvenir à frapper le cocher de l'aune qu'elle tenait, voyez ce qu'il en serait arrivé avec un fiacre! De mon côté, j'étais désolée; je ne cessais de crier à Mme Dutour : « Arrêtez-vous! ». Le cocher s'enrouait à prouver qu'on ne lui donnait pas son compte, qu'on voulait avoir sa course pour rien, témoin les douze sous qui n'allaient jamais sans avoir leur épithète : et des épithètes d'un cocher, on en soupçonne l'incivile élégance. Le seul intérêt des bonnes moeurs devait engager Mme Dutour à composer avec ce misérable : il n'était pas honnête à elle de soutenir l'énergie de ses expressions; mais elle en dévorait le scandale en faveur de la rage qu'elle avait d'y répondre; elle était trop fâchée pour avoir les oreilles délicates.

- Oui, malotru! oui, douze sous, tu n'en auras, pas davantage, disait-elle. - Et moi je ne les prendrai pas, douze diablesses, répondait le cocher. - Encore ne les vaux-lu pas, continuait-elle; n'es-tu pas honteux, fripon? Quoi! pour venir d'auprès de la paroisse ici? quand ce serait pour un carrosse d'ambassadeur. Tiens, jarni de ma vie! un denier avec, tu ne l'aurais pas : j'aimerais mieux le voir mort, il n'y aurait pas grande perte; et souviens-toi seulement que c'est aujourd'hui la Saint-Matthieu : bon jour, bonne oeuvre; ne l'oublie pas. Et laisse venir demain, tu verras comme il sera fait. C'est moi qui te le dis, qui ne suis pas une chiffonnière, mais bel et bien Mme Dutour, madame pour toi, madame pour les autres, et madame tant que je serai au monde, entends-tu?

Tout ceci ne se disait pas sans tâcher d'arracher le bâton des mains du cocher qui le tenait, et qui, à la grimace et au geste que je lui vis faire, me parut prêt à traiter Mme Dutour comme un homme. Je crois que c'était fait de la pauvre femme : un gros poing de mauvaise volonté, levé sur elle, allait lui apprendre à badiner avec la modération d'un fiacre, si je ne m'étais pas hâtée de tirer environ vingt sous et de les lui donner. Il les prit sur-le-champ, secoua l'aune entre les mains de Mme Dutour assez violemment pour l'en arracher, la jeta dans son arrière-boutique, enfonça son chapeau en me disant : « Grand merci, mignonne »; sortit de là, et traversa la foule qui s'ouvrit alors, tant pour le laisser sortir que pour livrer passage à Mme Dutour, qui voulait courir après lui, que j'en empêchai, et qui me disait que, jour de Dieu; j'étais une petite sotte. - Vous voyez bien ces vingt sous-là, Marianne, je ne vous les pardonnerai jamais, ni à la vie ni à la mort : ne m'arrêtez pas, car je vous battrai. Vous êtes encore bien plaisante, avec vos vingt sous, pendant que c'est votre argent que j'épargne! Et mes douze sous, s'il vous plaît, qui est-ce qui me les rendra (car l'intérêt chez Mme Dutour ne s'étourdissait de rien)? Les emporte-t-il aussi, mademoiselle  Il fallait donc lui donner toute la boutique.

- Eh! madame, lui dis-je, votre monnaie est à terre, et je vous la rendrai si on ne la trouve pas; ce que je disais en fermant la porte d'une main, pendant que je tenais Mme Dutour de l'autre. - Le beau carillon! dit-elle, quand elle vit la porte fermée; ne nous voilà pas mal! Ah çà, voyons donc cette monnaie qui est à terre, ajouta-t-elle en la ramassant avec autant de sang-froid que s'il ne s'était rien passé. Le coquin est bien heureux que Toinon n'ait pas été ici; elle vous aurait bien empêchée de jeter l'argent par les fenêtres : mais il faut justement que cette bégueule-là ait été dîner chez sa mère. »
 

(Marivaux, La Vie de Marianne, IIe partie, 1749).

Le charme de cette longue narration consiste surtout dans les détails et dans la peinture des passions; tout est finement étudié, avec la patience d'un anatomiste. Malheureusement, l'intérêt languit au milieu de ces études exquises du coeur humain et de ces observations délicates qui aiguillonnent l'esprit, mais qui ne peuvent émouvoir. . (PL).

 « Marianne, dit Sainte-Beuve, est un de ces livres que le lecteur, pas plus que l'auteur, n'est pressé d'achever; il s'y sent un manque de passion qui désintéresse au fond et qui refroidit. Même lorsque le malheur revient surprendre Marianne au moment le plus inattendu, même lorsque celui qui a tout fait pour l'obtenir et qui a surmonté tous les obstacles, Valville, lui devient tout à coup infidèle, on n'est pas inquiet, on n'est pas déchiré comme on devrait l'être; c'est qu'elle, toute la première, elle ne l'est pas. Les expressions, sous sa plume, continuent d'être fines, fraîches, galantes ou raisonnées; jamais elles ne sont émues ni douloureuses. Au moment où le roman semble tourner au drame, on n'a encore que de l'analyse... C'est assez montrer comment Marivaux, même quand il échappe au convenu du roman, au type de fidélité chevaleresque et pastorale, et quand il peint l'homme d'après le nu (éloge que lui donne Collé), nous le rend encore par un procédé artificiel et laisse trop voir son réseau de dissection au dehors. En se promenant dans les musées d'anatomie, on voit ainsi des pièces très bien figurées et qui ont forme humaine; mais, à l'endroit où l'anatomiste a voulu se signaler, la peau est découverte et le réseau intérieur apparaît avec sa fine injection : c'est un peu l'effet que produit l'art habile de Marivaux. Ses personnages, au lieu de vivre, de marcher et de se développer par leurs actions mêmes, s'arrêtent  se regardent, et se font regarder en nous ouvrant des jours secrets sur la préparation anatomique de leur coeur. »
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Dictionnaire Le monde des textes
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