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Illusions perdues, d'Honoré de Balzac

Illusions perdues est  un  roman d'Honoré de Balzac, qui est rangé, dans la Comédie Humaine, dans les série des Scènes de la vie de province

C'est une des oeuvres les plus lentement conçues et les plus difficilement exécutées de Balzac. Dès la publication de la première partie (Les Deux Poètes, 1837), la conception primitive s'était développée : 

« Il ne s'agissait d'abord, dit Balzac dans sa Préface (XXII, 390) que d'une comparaison entre les moeurs de la province et les moeurs de la vie parisienne; [...] mais en peignant avec complaisance l'intérieur d'un ménage et les révolutions d'une pauvre imprimerie de province [...], le champ s'est agrandi malgré l'auteur [...]. Ainsi les Illusions perdues ne doivent plus seulement concerner un jeune homme qui se croit un grand poète et la femme qui l'entretient dans sa croyance et le jette au milieu de Paris, pauvre et sans protection. Les rapports qui existent entre Paris et la province, sa funeste attraction, ont montré à l'auteur le jeune homme du XIXe siècle sous une force nouvelle : il a pensé soudain à la grande plaie de ce siècle, au journalisme, qui dévore tant d'existences, tant de belles pensées, et qui produit d'épouvantables réactions dans les modestes régions de la vie de province.-»
Deux histoires se font contraste dans Les Deux Poètes (1837). La scène est à Angoulême. David Séchard est un type de mélancolie profonde, c'est une âme de poète aux prises avec les difficultés matérielles; son père, vieil imprimeur, est un avare fieffé, qui songe à faire une bonne affaire en lui cédant son fonds, ses machines surannées, sa clientèle en baisse. (Ici très pittoresque peinture d'une antique imprimerie). David a donc devant lui une vie mesquine, sans beauté; mais c'est un énergique; aimé, dit Balzac (ibid.) « par une femme d'un caractère simple et fier, il accepte la vie calme et pure de la province, en reléguant le sceptre de ses espérances, de sa fortune. » C'est donc un idéaliste résigné. Balzac s'est complu dans la peinture de sa femme, Eve Chardon, « la plus ravissante créature que j'aurai faite », écrit-il le 1er décembre 1836 à Mme Hanska.
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Une précieuse romantique

[ Lucien Chardon de Rubempré, fils d'un pharmacien d'Angoulême, et descendant par sa mère d'une très noble famille, est beau, spirituel, efféminé, et pauvre : avec tout cela, très ambitieux. Quelques essais poétiques lui ont déjà valu un certain renom local. Il a été prié d'assister à une réception littéraire et mondaine chez la marquise de Rambouillet de l'endroit, Mme de Bargeton. C'est lui qui doit en faire les frais.

Voici le portrait de Mme de Bargeton. Balzac avait déjà fait la satire des salons littéraires (La mode en littérature dans La Mode du 29 mai 1830; - Des Salons littéraires et des Mots élogieux, ibid., 20 novembre 1830; - une bonne part du fond de ces articles passera ici). - Et, dans Les Cabinets des Antiques, à propos de la duchesse de Maufrigneuse, la lionne par excellence, il s'était moqué de ces « Agnès romantiques », de ces femmes qui par mode «-s'improvisent anges » et « tournent à la littérature comme autrefois on tournait à la dévotion »; - ce qui ne les empêchait pas « dans leur Empyrée serai-catholique, semi-ossianique » de conserver des goûts très positifs. Mme de Bargeton est quelque chose comme une précieuse de la Restauration.]

« Madame de Bargeton prenait la lyre à propos d'une bagatelle, sans distinguer les poésies personnelles des poésies publiques. Il est, en effet, des sensations incomprises qu'il faut garder pour soi-même. Certes, un coucher de soleil est un grand poème, mais une femme n'est-elle pas ridicule en le dépeignant à grands mots devant des gens matériels? Il s'y rencontre de ces voluptés qui ne peuvent se savourer qu'à deux, poète à poète, coeur à coeur. Elle avait le défaut d'employer de ces immenses phrases bardées de mots emphatiques, si ingénieusement nommées des tartines dans l'argot du journalisme, qui tous les matins en taille à ses abonnés de fort peu digérables, et que néanmoins ils avalent. Elle prodiguait démesurément des superlatifs qui chargeaient sa conversation, où les moindres choses prenaient des proportions gigantesques. Dès cette époque, elle commençait à tout typiser, individualiser,
synthétiser, dramatiser, supérioriser, analyser, poétiser, prosaïser, colossifier, angéliser, néologiser, et tragiquer; car il faut violer pour un moment la langue, afin de peindre des travers nouveaux que partagent quelques femmes. Son esprit s'enflammait d'ailleurs comme son langage . Le dithyrambe était dans son coeur et sur ses lèvres. Elle palpitait, elle se pâmait, elle s'enthousiasmait pour tout événement : pour le dévouement d'une soeur grise et l'exécution des frères Faucher, pour l'Ipsiboé de M. d'Arlincourt comme pour l'Anaconda de Lewis, pour l'évasion de la Valette comme pour une de ses amies qui avaient mis des voleurs en fuite en faisant la grosse voix. Pour elle, tout était sublime, extraordinaire, étrange, divin, merveilleux. Elle s'animait, se courrouçait, s'abattait sur elle-même, s'élancait, retombait, regardait le ciel ou la terre; ses yeux se remplissaient de larmes. Elle usait sa vie en de perpétuelles admirations et se consumait en d'étranges dédains. Elle concevait le pacha de Janina, elle aurait voulu lutter avec lui dans son sérail, et trouvait quelque chose de grand à être cousue dans un sac et jetée à l'eau. Elle enviait lady Esther Stanhope, ce bas bleu du désert. Il lui prenait envie de se faire soeur de Sainte-Camille et d'aller mourir de la fièvre jaune à Barcelone en soignant les malades : c'était là une grande, une noble destinée! Enfin, elle avait soif de tout ce qui n'était pas l'eau claire de sa vie, cachée entre les herbes. Elle adorait lord Byron, Jean-Jacques Rousseau, toutes les existences poétiques et dramatiques Elle avait des larmes pour tous les malheurs et des fanfares pour toutes les victoires. Elle sympathisait avec Napoléon vaincu, elle sympathisait avec Méhémet-Ali massacrant les tyrans de l'Egypte. Enfin elle revêtait les gens de génie d'une auréole, et croyait qu'ils vivaient de parfums et de lumière. A beaucoup de personnes, elle paraissait une folle dont la folie était sans danger; mais, certes, à quelque perspicace observateur, ces choses eussent semblé les débris d'un magnifique amour écroulé aussitôt que bâti, les restes d'une Jérusalem céleste, enfin l'amour sans l'amant. Et c'était vrai.-»
 

(H. de Balzac, extrait des Illusions perdues).

Son beau-frère, Lucien Chardon (plus tard, du nom de sa mère, Lucien de Rubempré), jeune homme d'une ravissante beauté, doué de toutes les grâces de l'esprit, mais efféminé. incapable d'un effort prolongé, se croit un grand poète. Malgré ses origines semi-plébéïennes, il est aimé, à Angoulême, par Mme de Bargeton, qui se compromet pour lui; ils partent ensemble, vers Paris. C'est ici que se termine la première partie.

La deuxième partie (Un grand Homme de province à Paris) ne parut qu'en juin 1839 :

« Il se passera trois ans, écrit Balzac le 27 décembre 1836, avant que je puisse continuer.-» 
Birotteau, Les Employés, Le Cabinet des Antiques, Une Fille d'Eve, une partie du Curé de Village et de Béatrix, etc., passeront d'abord. Son habitude est de mener de front plusieurs ouvrages, non seulement pour satisfaire aux engagements pris avec divers libraires ou avec les journaux, mais parce que telle est l'exigence de son imagination : plusieurs conceptions le talonnent à la fois, il faut qu'il réponde à toutes les suggestions qui lui viennent du fond perpétuellement effervescent de sa pensée. Il espérait en finir avec Un grand Homme à Frapesle, où il était venu se détendre (à Mme Hanska, 10 février 1838); mais il est épuisé de travaux et de soucis; en juin seulement il sera prêt : 
« Ce qui recommandera cette oeuvre à l'attention des étrangers, c'est l'audacieuse peinture des moeurs intérieures du journalisme, et qui est d'une effrayante exactitude. Moi seul étais en position de dire la vérité à nos journalistes et de leur faire la guerre à outrance.-»
 (A Mme Hanska, 2 juin 1839) : 
« Ce n'est pas seulement un livre, mais une grande action, courageuse, surtout, les hurlements de la presse durent encore.-»
En effet, à peine arrivée à Paris, Mme de Bargeton, éclairée sur l'énormité de sa sottise, abandonne Rubempré, qui tombe de déception en déception. Il n'a pas l'aplomb, la souplesse, les belles relations de Rastignac (Le Père Goriot), sa faiblesse le prédestine aux déchéances; mais Balzac a voulu d'abord lui faire toucher le pinacle de la fortune. Au restaurant Flicoteaux, en ses jours de misère, il rencontre Lousteau, feuilletonniste et bohême, qui l'initie aux dessous de la littérature et du journalisme. 
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La Comédie humaine : Rubempré.
"Enfant, dit l'Espagnol en prenant Lucien par le bras..."
(Les Illusions perdues).

En vain l'influence de l'idéaliste d'Arthez  balance quelque temps celle de ce démoralisateur; Rubempré se fait journaliste, écrit quelques articles brillants, est pendant quelque temps l'homme de génie du boulevard, l'amant d'une actrice en vue. Mais il se fait des ennemis; - il est calomnié par ses confrères des petits journaux, renié par le Cénacle de d'Arthez, et, comme Victurnien d'Esgrignon dans le Cabinet des Antiques, après avoir tenu bon quelque temps contre la malchance, déconsidéré, la conscience fripée, il rentre à Angoulême.
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Une leçon de journalisme

[ Rubempré a présenté un manuscrit à l'éditeur Dauriat qui le garde quelque temps, il prend le vent, il s'enquiert de sa situation, de sa surface commerciale, et quand il a l'assurance qu'elle est nulle, il lui rend son oeuvre en le couvrant de compliments. Lucien s'aperçoit alors qu'il n'a pas même pris la peine de déficeler le manuscrit : « Veux-tu prendre ta revanche ? », lui souffle Lousteau.-]

« - A tout prix, dit le poète.

- Voici un exemplaire du livre de Nathan que Dauriat vient de me donner; la seconde édition paraît demain, relis cet ouvrage et broche un article qui le démolisse. Félicien Vernou ne peut souffrir Nathan, dont le succès nuit, à ce qu'il croit, au futur succès de son ouvrage. Une des manies de ces petits esprits est d'imaginer que, sous le soleil, il n'y a pas de place pour deux succès. Aussi fera-t-il mettre ton article dans le grand journal auquel il travaille.

- Mais que peut-on dire contre ce livre? Il est beau, s'écria Lucien.

- Ah çà! mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d'oeuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une oeuvre dangereuse et malsaine.

- Mais comment?

- Tu changeras les beautés en défauts.

- Je suis incapable d'un pareil tour de force.

- Mon cher, un journaliste est un acrobate, il faut t'habituer aux inconvénients de l'état. Tiens, je suis bon enfant, moi! voici la manière de procéder en semblable occurence. Attention, mon petit! Tu commenceras par trouver l'oeuvre belle, et tu peux t'amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira : « Ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. » Dès lors, le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l'estime de ton lecteur, tu regretteras d'avoir à blâmer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. « La France, diras-tu, ne gouverne-t-elle pas l'intelligence du monde entier? Jusqu'aujourd'hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l'Europe dans la voie de l'analyse, de l'examen philosophique, par la puissance du style et par la forme originale qu'ils donnaient aux idées. » Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. Tu expliqueras combien en France la langue est impitoyable, tu prouveras qu'elle est un vernis étendu sur la pensée. Tu lâcheras des axiomes, comme . « Un grand écrivain en France est toujours un grand homme, il est tenu par la langue à toujours penser; il n'en est pas ainsi dans les autres pays, etc. »  Tu démontreras ta proposition en comparant Rabener, un moraliste satirique allemand, à la Bruyère. Il n'y a rien qui pose un critique comme de parler d'un auteur étranger inconnu. Kant est le piédestal de Cousin. Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature une littérature idéée. Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliques alors que, de nos jours, il se produit une nouvelle littérature où l'on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispensent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Le Sage, si substantiels, si incisifs, au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup dramatisé. Dans un pareil genre, il n'y a place que pour l'inventeur. « Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système », diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l'on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peuit devenir auteur à bon marché, germe que tu nommeras enfin la littérature imagée. Tu feras tomber cette argumentation sur Nathan, en démontrant qu'il est un imitateur et nt'a que l'apparence du talent. Le grand style serré du 18e siècle manque à son livre, tu prouveras que l'auteur y a substitué les événements aux sentiments. Le mouvement n'est pas la vie, le tableau n'est pas l'idée! Lâche de ces sentences-là, le public les répète. Malgré le mérite de cette oeuvre, elle te paraît alors fatale et dangereuse, elle ouvre les portes du temple de la Gloire à la foule, et tu feras apercevoir dans le lointain une armée de petits auteurs empressés d'imiter cette forme, si facile. Ici, tu pourras te livrer à de tonnantes lamentations sur la décadence du goût, et tu glisseras l'éloge de MM. Etienne, Jouy, Tissot, Gosse, Duval, Jay, Benjamin Constant, Aignan. Baour-Lormian, Villemain, les coryphées du parti libéral napoléonien, sous la protection desquels se trouve le journal de Vernou. Tu montreras cette glorieuse phalange résistant à l'invasion des romantiques, tenant pour l'idée et le style contre l'image et le bavardage, continuant l'école voltairienne et s'opposant à l'école anglaise et à l'école allemande, de même que les dix-sept orateurs de la gauche combattent pour la nation contre les ultras de la droite. Protégé par ces noms révérés de l'immense majorité des Français, qui seront toujours pour l'opposition de la gauche, tu peux écraser Nathan, dont l'ouvrage, quoique renfermant des beautés supérieures, donne en France droit de bourgeoisie à une littérature sans idées. Dès lors, il ne s'agit plus de Nathan ni de son livre, comprends-tu? mais de la gloire de la France. Le devoir des plumes honnêtes et courageuses est de s'opposer vivement à ces importations étrangères. Là, tu flattes l'abonné. Selon toi, la France est une fine commère, il n'est pas facile de la surprendre. Si le libraire a, par des raisons dans lesquelles tu ne veux pas entrer, escamoté un succès, le vrai public a bientôt fait justice des erreurs causées par les cinq cents niais qui composent son avant-garde. Tu diras qu'après avoir eu le bonheur de vendre une édition de ce livre, le libraire est bien audacieux d'en faire une seconde, et tu regretteras qu'un si habile éditeur connaisse si peu les instincts du pays. Voilà tes masses. Saupoudre-moi d'esprit ces raisonnements, relève-les par un petit filet de vinaigre, et Dauriat est frit dans la poêle aux articles. Mais n'oublie pas de terminer en ayant l'air de plaindre dans Nathan l'erreur d'un homme à qui, s'il quitte cette voie, la littérature contemporaine devra de belles oeuvres.

Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau : à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu'il n'avait même pas soupçonnées.

- Mais ce que tu me dis, s'écria-t-il, est plein de raison et de justesse.

- Sans cela, pourrais-tu battre en brèche le livre de Nathan? dit Lousteau. Voilà, mon petit, une première forme d'article qu'on emploie pour démolir un ouvrage. C'est le pic du critique. Mais il y a bien d'autres formules! Ton éducation se fera. Quand tu seras absolument obligé de parler d'un homme que tu n'aimeras pas, quelquefois le propriétaire, le rédacteur en chef d'un journal a la main forcée, tu déploieras les négations de ce que nous appelons l'article de fond. On met en tête de l'article le titre du livre dont on veut que vous vous occupiez; on commence par des considérations générales dans lesquelles on peut parler des Grecs et des Romains, puis on dit à la fin « Ces considérations nous ramènent au livre de M. un tel, qui sera la matière d'un second article.-» Et le second article ne paraît jamais. On étouffe ainsi le livre entre deux promesses. Ici, tu ne fais pas un article contre Nathan, mais contre Dauriat; il faut un coup de pic. Sur un bel ouvrage, le pic n'entame rien, et il entre dans un mauvais livre jusqu'au coeur : au premier cas, il ne blesse que le libraire; et, dans le second, il rend service au public. Ces formes de critique littéraire s'emploient également dans la critique politique.

La cruelle leçon d'Étienne ouvrait des cases dans l'imagination de Lucien, qui comprit admirablement ce métier.-»

[ Son article est vite écrit, paraît et produit un grand effet. Dauriat arrive chez lui « en cabriolet-» (le fameux cabriolet de Ladvocat; dans l'entre-deux, Balzac cite Dauriat et Ladvocat ensemble, comme inventeurs des affiches « bizarrement coloriées », de ces et vignettes-» qui firent « de l'affiche un poème-»). Et sans plus d'explication, il lui déclare qu'il achète les Marguerites; il lui prédit un splendide et prochain avenir littéraire. Il est aussi courtisan qu'il fut insolemment protecteur. Lucien se voit déjà arrivé; mais il lui reste à faire la paix avec Nathan, qui serait un redoutable ennemi. Rien n'est plus facile; cette fois-ci, c'est Blondet qui lui donne le plan d'un nouvel article. ]

« - Sais-tu par quel mot s'est consolé Nathan après avoir lu ton article? dit Lousteau.

- Comment le saurai-je?

- Nathan s'est écrié : « Les petits articles passent, les grands ouvrages restent! » Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.

- Ce serait drôle, dit Lucien.

- Drôle! reprit Blondet, c'est nécessaire.

- Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris; mais comment faire?

- Eh bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu'il nous devrait bientôt des remerciements pour la polémique serrée à l'aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es à ses yeux un espion, une canaille, un drôle; après-demain, tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque! Nathan t'embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l'estime et l'amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d'attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S'il s'agissait d'un homme qui eût conquis un nom sans nous, d'un talent incommode et qu'il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l'avait fait attaquer dans Le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans Les Débats. Aussi la première édition du livre s'est-elle enlevée!

- Mes amis, foi d'honnête homme, je suis incapable d'écrire deux mots d'éloge sur ce livre...

- Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t'aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire clans la revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la revue : total vingt louis!

- Mais que dire? demanda Lucien.

- Voici comment tu peux t'en tirer, mon enfant, répondit Blondet en se recueillant. « L'envie, qui s'attache à toutes les belles oeuvres, comme le ver aux bons fruits, a essayé de mordre sur ce livre, diras-tu. Pour y trouver des défauts, la critique a été forcée d'inventer des théories à propos de ce livre, de distinguer deux littératures : celle qui se livre aux idées et celle qui s'adonne aux images. » Là, mon petit, tu diras que le dernier degré de l'art littéraire est d'empreindre l'idée dans l'image. En essayant de prouver que l'image est toute la poésie, tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras M. de Canalis et Nathan des services qu'ils rendent à la France en déprosaïsant son langage. Accable ta précédente argumentation en faisant voir que nous sommes en progrès sur le 18e siècle. Invente le progrès (une adorable mystification à faire aux bourgeois)! Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les noeuds brillants d'une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l'image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie, qui, dans les moeurs modernes, n'est plus possible avec ses vieilles lois. Il embrasse le fait et l'idée dans ses inventions qui exigent et l'esprit de la Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l'entendait Molière, les grandes machines de Shakespeare et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers. Aussi le roman est-il bien supérieur à la discussion froide et mathématique, à la sèche analyse du 18e siècle « Le roman, diras-tu sentencieusement, est une épopée amusante. » Cite Corine, appuie-toi sur Madame de Staël. « Le 18e siècle a tout mis en question, le 19e est chargé de conclure : aussi conclut-il par des réalités, mais par des réalités qui vivent et qui marchent; enfin, il met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire. Tirade contre Voltaire. Quant à Rousseau, il n'a fait qu'habiller des raisonnements et des systèmes. Julie et Claire sont des entéléchies, elles n'ont ni chair ni os ». Tu peux démancher sur ce thème et dire que nous devons à la paix, aux Bourbons, une littérature jeune et originale, car tu écris dans un journal centre droit. Moque-toi des faiseurs de systèmes. Enfin, tu peux t'écrier par un beau mouvement: « Voilà bien des erreurs, bien des mensonges chez notre confrère! et pourquoi? pour déprécier une belle oeeuvre, pour tromper le public et arriver à cette conclusion : Un livre qui se vend ne se vend pas. Proh Pudor! » Lâche Proh Pudor! ce juron honnête anime le lecteur. Enfin annonce la décadence de la critique! Conclusion : « Il n'y a qu'une seule littérature, celle des livres amusants. Nathan est entré dans une voie nouvelle, il a compris son époque et répond à ses besoins. Le besoin de l'époque est le drame!. Le drame est le voeu d'un siècle où la politique est un mimodrame perpétuel. N'avons nous pas vu en vingt ans, diras-tu, les quatre drames de la Révolution, du Directoire, de l'Empire et de la Restauration? » De là, tu roules dans le dithyrambe de l'éloge, et la seconde édition s'enlève. Voici comme : samedi prochain, tu feras une feuille dans notre revue, et tu la signeras DE RUBEMPRÉ en toutes lettres. Dans ce dernier article tu diras : « Le propre des belles ouvres est de soulever d'amples discussions. Cette semaine, tel journal a dit telle chose du livre de Nathan, tel autre lui a vigoureusement répondu. » Tu critiques les deux critiques C. et L., tu me dis en passant une politesse à propos du premier article que j'ai fait aux Débats, et tu finis en affirmant que l'oeuvre de Nathan est le plus beau livre de l'époque. C'est comme si tu ne disais rien, on dit cela de tous les livres. Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d'écrire la vérité quelque part. Les gens sensés donneront raison ou à C., ou à L., ou à Rubempré, peut-être à tous trois! La mythologie, qui certes est une des plus grandes inventions humaines, a mis la Vérité dans le fond d'un puits, ne faut-il pas des seaux pour l'en tirer? tu en auras donné trois pour un au public. Voilà mon enfant. Marche!

Lucien fut étourdi, Blondet l'embrassa sur les deux joues en lui disant :

- Je vais à ma boutique.

Chacun s'en alla à sa boutique. Pour ces hommes forts, le journal n'était qu'une boutique.-»

[ Lucien marche. Il devient un condottiere littéraire. Du journalisme libéral, il passera bientôt au camp royaliste; il sera, au Réveil, le collaborateur de l'ultra Martinville (personnage réel dont Balzac parle avec beaucoup d'égards); c'est ainsi qu'il espère obtenir une ordonnance royale qui lui permette de porter le nom de sa mère : de Rubempré. Il pénètre dans le monde aristocratique; il devient une force; on peut croire un moment qu'il va monter au pinacle, Mais soudain tout casse. Lucien est trahi par de faux camarades que son talent inquiète; il est proscrit par les royalistes, il est honni par les libéraux, et par ses anciens amis du Cénacle, qui ne lui pardonnent pas d'avoir éreinté, par ordre, un livre sublime de d'Arthez. Provoqué et blessé en duel par Michel Chrestien, ruiné, il quitte Paris et rentre à pied à Angoulême, comme un vagabond.

Dans une troisième partie, parue seulement en 1843, Les Souffrances de l'Inventeur, Balzac montrera le beau-frère de Lucien, David Séchard, inventeur d'un nouveau procédé de fabrication du papier, victime des imprudences et des fautes du poète-journaliste. Il a accepté la responsabilité de ses dettes; pour les payer, il est réduit à vendre son secret à des concurrents. Le vieux Séchard  meurt, et David peut enfin vivre dans l'aisance, tandis que Rubempré désespéré par le sentiment de sa culpabilité, quitte Angoulême pour se tuer. Mais en chemin il rencontre, déguisé en prêtre espagnol, le fameux Vautrin c'est pour lui le début d'une seconde existence.

La suite de ses aventures est tracée dans Splendeurs et Misères des Courtisanes (1838-1847). Balzac a repris le sujet esquissé dans Le Père Goriot. L'alliance que Vautrin proposait à Rastignac : « Ah! si vous vouliez devenir mon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas un désir qu'il ne fût à l'instant comblé, quoi que vous paissiez souhaiter: honneurs, fortune, femmes. On vous réduirait toute la civilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant gâté, notre Benjamin. . . »; cette alliance, contre laquelle la nature encore vierge de Rastignac se révoltait, Rubempré, qui est un mou et un voluptueux, l'accepte. D'où une série d'extraordinaires histoires, qui nous conduisent dans les mondes interlopes et jusqu'aux bas-fonds sociaux, ou dans les salons de la plus pure aristocratie. Il s'en faut de peu que Rubempré n'épouse la noble Mlle de Grandlieu; mais Vautrin qui, pour faire arriver Rubempré, a commis quelques assassinats de plus, est découvert, et Rubempré, considéré comme son complice, est arrêté et se pend en prison. Balzac n'a pas voulu terminer ce roman picaresque, - où il y a encore des parties d'un réalisme très exact, - par le triomphe du vice et de l'ambition sans scrupules. L'histoire de Rubempré n'en est pas moins de celles qui ont le plus contribué à la réputation d'immoralité de la Comédie humaine. ]
 

(H. de Balzac, extrait des Illusions perdues).

Balzac avait déjà esquissé dans La Peau de Chagrin un tableau des moeurs littéraires et de la presse parisienne; il rappelle dans la préface de la première édition d'Un grand Homme que Scribe avait aussi touché la question « dans sa petite pièce du Charlatanisme », - puis Latouche, qui avait eu la gloire de doter la langue du mot camaraderie, devenu le titre d'une comédie en cinq actes (de Scribe encore), - puis Théophile Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin, et plus tard Mme de Girardin (dans son Ecole des Journalistes, interdit par la Censure). - La protestation la plus connue est celle de Jules Janin, en un long et fort curieux plaidoyer pour la presse, paru en juillet 1839 dans la Revue de Paris. Nous ne pouvons même esquisser ici une étude critique du réquisitoire de Balzac, - il avait à se plaindre des attaques harcelantes de la presse, et il s'est vengé : il devait y revenir dans sa Monographie de la Presse parisienne en 1843.

Lucien de Rubempré est l'une des plus curieuses créations de Balzac, et l'une des plus profondément observées. C'est une personnalité impressionnable, faible, soulevée de temps en temps par des vélléités d'idéalisme et d'énergie, mais foncièrement voluptueuse, et, comme telle, capable de se dégrader insensiblement jusqu'aux dernières compromissions et aux complicités les plus criminelles. D'Arthez le juge très justement, quand il lui prédit qu'il se croira dispensé de bien agir, pour avoir seulement contemplé la noblesse d'une bonne action, et s'être ému à l'idée qu'il pourrait le faire. (J. Merlant).

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