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Henri IV
Pièce de Shakespeare
Henri IV est un drame en deux parties de William Shakespeare, jouées l'une et l'autre vers 1597. 

L'heureuse alliance du comique et du tragique, l'art de faire concourir les scènes plaisantes et même bouffonnes au même but que les situations les plus dramatiques ont fait du Henri IV de Shakespeare un de ses chefs-d'oeuvre, dans la série de ses pièces appelées historiques. 

Le grand poète y déroule les événements qui ont marqué établissement de la maison de Lancaster, et particulièrement les joyeuses débauches de l'héritier présomptif, le prince de Galles, ensuite roi sous le nom de Henri V. De là deux actions habilement fondues : d'un côté, le roi Henri IV et sa cour, en proie à toutes les perplexités de la politique; de l'autre, le jeune prince toujours à la taverne, en compagnie de Falstaff et d'une bande de drôles mis en scène de la façon la plus originale.
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Dialogue du roi et du prince

« LE ROI HENRI. - [...] Je ne sais pas si Dieu, pour quelqu'un de nos actes qui l'aura fâché, a voulu, par sentence secrète, que mon propre sang engendrât sa vengeance et le fouet de ma punition; mais tu me fais croire, par ta manière de te conduire, que tu as seulement été marqué pour être l'instrument de sa colère vengeresse, la verge du ciel chargée de punir mes péchés. Sans cela, dis-moi, est-ce que des désirs aussi bas et aussi déréglés, des escapades aussi misérables, aussi corrompues, aussi sottes, aussi viles, des plaisirs aussi grossiers, une société aussi crapuleuse que celle à laquelle tu t'es accouplé et agraffé, pourraient accompagner la grandeur de ta naissance et trouver l'accès de ton coeur de prince?

LE PRINCE HENRI. - Plaise à Votre Majesté, je voudrais pouvoir m'excuser aussi complètement de toutes mes fautes, que je suis sûr de pouvoir me laver indubitablement de bien des péchés dont on m'accuse; cependant, permettez-moi d'espérer, comme compensation aux nombreux contes fabriqués par ces souriants flagorneurs et ces vils colporteurs de nouvelles que l'oreille de la grandeur est souvent forcée d'écouter, que ma soumission sincère m'obtiendra pardon pour les quelques faits dont ma jeunesse irrégulière et vagabonde s'est rendue coupable.

LE ROI HENRI. - Dieu te pardonne! permets-moi cependant, Harry, de m'étonner de tes sentiments qui prennent un vol si opposé à celui de tous tes ancêtres. Tu as perdu par ta brutalité ta place au conseil où ton frère cadet la remplit maintenant; tu t'es presque aliéné les coeurs de toute ma cour et des princes de mon sang; tu as détruit tout ce qu'on attendait et tout ce qu'on espérait de toi, et l'opinion d'un chacun prophétiquement prédit ta ruine. Si j'avais été aussi prodigue de ma personne, si je m'étais autant prostitué aux regards des hommes, si j'avais entretenu un commerce aussi banal et aussi familier avec des compagnies vulgaires, l'opinion qui m'aida à saisir la couronne serait restée fidèle au souverain légitime et m'aurait laissé dans un obscur exil, comme un homme indigne d'être remarqué et pris en considération. Au contraire, comme on me voyait rarement, je ne pouvais pas remuer sans qu'on me regardât avec curiosité, comme une comète; les gens disaient alors à leurs enfants : "c'est lui";  les autres disaient : "où est-il? quel est celui qui est Bolingbroke?" Alors, faisant remonter au ciel tout ce que j'étais, je me drapais dans une telle modestie que j'arrachais à tous les cours l'obéissance, à toutes les bouches les saluts et les acclamations retentissantes même en présence du roi couronné. C'est ainsi que je sus conserver à ma personne sa fraîcheur et sa nouveauté, et que ma présence, pareille à une robe pontificale, n'était jamais remarquée sans exciter l'admiration : de même, mes réceptions rares, mais somptueuses, étaient de véritables fêtes et acquéraient par leur rareté ce caractère de solennité. Le roi frivole, au contraire, sautillait d'ici et de là avec de plats bouffons et des gens d'esprit légers comme des paquets de paille, aussi vite éteints qu'allumés; il rendit son pouvoir banal, il mêla sa royauté avec de sots faiseurs de bons mots, il laissa profaner son grand nom par leurs mépris, et permit, contrairement à sa dignité, que des enfants railleurs se moquassent de lui et que le premier imberbe venu le prit pour thème de ses calembours absurdes. Il devint familier avec le peuple des rues, s'inféoda à la populace, en sorte qu'étant chaque jour dévoré par les yeux de ses sujets, ils se dégoûtèrent de ce miel et commencèrent à détester le goût de cette douceur, dont un peu et moins qu'un peu, est encore beaucoup trop. Aussi, lorsqu'il avait occasion de se montrer, il était comme le coucou en juin, regardé, non écouté; il était regardé par des yeux malades et blasés par I'habitude, et n'attirait pas ces regards qui se figent sur la majesté pareille au soleil, lorsqu'elle brille rarement à la vue de ses admirateurs : ses sujets le regardaient d'un oeil assoupi, en laissant tomber leur paupières, dormaient pour ainsi dire à sa face, et gorgés, saturés, excédés de sa présence, lui présentaient cette physionomie que les hommes contrariés ont coutume de montrer à leurs adversaires. C'est la même ligne de conduite que tu tiens, Harry, car tu as perdu ton privilège de prince par tes viles camaraderies; il n'est pas un oeil qui ne soit fatigué de te voir, sauf le mien qui a désiré te voir encore, et qui maintenant, contre ma volonté, se sent obscurci par les larmes d'une folle tendresse.

LE PRINCE HENRI. - Désormais, mon trois fois gracieux Seigneur, je serai davantage ce que je dois être.

LE ROI HENRI. - Pour tout le monde, tu es à cette heure ce qu'était Richard, lorsque revenant de France, je posai le pied à Ravenspurg; ce que j'étais alors, c'est Percy qui l'est maintenant. Vraiment, sur mon sceptre et le salut de mon âme, il a plus de véritables intérêts dans l'Etat que toi qui es l'ombre de mon successeur; car sans droits, ni couleur de droits, il remplit de soldats les campagnes de ce royaume, il se retourne contre le lion à la redoutable mâchoire, et sans avoir sur vous l'avantage des années, il mène de vieux lords et de respectables évêques aux batailles sanglantes et aux mêlées meurtrières. Quel honneur impérissable ne s'est-il pas acquis par sa victoire sur l'illustre Douglas, à qui ses grands exploits, ses hardies incursions et sa grande renommée militaire, ont valu la première place parmi les soldats, et le titre du plus remarquable capitaine existant dans tous les royaumes qui reconnaissent le Christ! Trois fois, cet Hotspur, ce Mars au maillot, ce guerrier enfant a détruit les entreprises du grand Douglas : il l'a pris une fois, l'a mis en liberté et s'en est fait un ami, afin de pouvoir Iancer le grand défi et d'ébranler la paix et la sécurité de notre trône. Et que dites-sous de ceci? Percy, Northumberland, sa grâce l'archevèque d'York, Douglas, Mortimer, se liguent contre nous et sont debout. Mais pourquoi est-ce que je te donne ces nouvelles? Pourquoi te parler de mes ennemis, à toi, Harry, qui es mon plus proche et mon plus cher ennemi? tu es capable, sous l'impulsion d'une peur vassale, et d'une basse inclination, sous le coup de l'émotion, de combattre contre moi à la solde de Percy, de marcher sur ses talons, de répondre à ses regards courroucés par d'humbles politesses, afin de montrer combien tu es dégénéré.

LE PRINCE HENRI. - Ne pensez pas cela; vous ne découvrirez en moi rien de pareil, et que Dieu pardonne à ceux qui m'ont à ce point aliéné la bonne opinion de Votre Majesté! Je me rachèterai de tout cela sur la tête de Percy, et sur le soir de quelque glorieuse journée, j'aurai la hardiesse de me proclamer votre fils, en votre présence; ce jour-là je porterai un vêtement ensanglanté, et mon visage sera taché d'un masque de sang qui, une fois lavé, emportera avec lui ma honte. Ce jour, ce sera celui, à quelque distance que nous en soyons, où ce même enfant de l'honneur et de la renommée, ce vaillant Hotspur, ce chevalier loué de tous, et votre Henri auquel nul ne songe, se seront rencontrés. Ah! plût au ciel que les honneurs qui se sont abattus sur son cimier fussent en multitude, et que les hontes qui se sont abattues sur ma tête fussent doubles! car le jour viendra où je forcerai cet enfant du Nord à échanger ses glorieuses actions contre mes indignités. Percy, mon bon Seigneur n'est que le facteur chargé de multiplier les actions glorieuses pour mon compte, et je lui ferai rendre un compte si strict qu'il sera obligé de me remettre chacune de ses gloires, jusqu'à la plus légère des louanges qu'il aura reçues, ou bien j'arracherai de son coeur le total de ce compte. Voilà ce que je promets ici au nom de Dieu; et s'il lui plait que je m'acquitte de cette promesse, je conjure Votre Majesté de considérer son accomplissement comme le baume chargé de guérir les plaies anciennes de mon inconduite; sinon, la fin de la vie nous délivre de tous liens, et je mourrai cent mille fois plutôt que manquer de la plus petite syllabe ait voeu que je forme.

LE ROI HENRI. - Ce voeu est la mort de cent mille rebelles. Tu auras un commandement et ma plus entière confiance. »
 

(Shakespeare, Henri IV, I, acte III, scène 3).

La création du personnage de Falstaff, qui apparaît pour la première fois dans ce drame, est une des plus achevées de Shakespeare. Le point culminant de cette partie de l'intrigue est une bonne farce que joue le jeune prince à cet énorme vaurien : il lui fait dévaliser des marchands, à main armée, accompagné de deux ou trois coquins, puis tombe lui-même, masqué, sur les voleurs les met en fuite et s'empare du butin.

Le plaisant consiste dans les bourdes incroyables que débite Falstaff, ce type du poltron vantard, racontant qu'il a fallu toute une armée pour le faire fuir, et de quantité de cadavres dont il a jonché la route. Pris en flagrant délit de mensonge, il se console en pensant que, du moins, l'argent est sauf. 

Bientôt l'heure sérieuse sonne pour le jeune prince : il lui faut combattre aux côtés de son père et il emmène avec lui Falstaff, qui continue, en qualité de capitaine, la série de ses grands coups d'épée. (PL).
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Falstaff et les soldats

« FALSTAFF. - Si mes soldats ne me font pas honte, je veux bien être un rouget mariné. J'ai abusé de la presse du roi d'une manière damnable. J'ai empoché trois cents et tant de livres pour le remplacement de cent cinquante soldats. Je n'ai pressé absolument que de bons tenanciers, des fils de yeomen; je me suis informé des garçons qui étaient fiancés, de ceux dont les bans avaient été criés deux fois, de ce tas de manants bien lotis qui aimeraient autant entendre le diable qu'un tambour et qui craignent plus la détonation d'un mousquet qu'une volaille estropiée ou qu'on canard sauvage blessé. Je ne vous ai pressé d'abord rien que de ces mangeurs de bonnes tartines au beurre, qui n'ont pas dans le centre des coeurs plus gros que des têtes d'épingle, et ils se sont rachetés du service; aussi maintenant ma compagnie ne se compose plus que de porte-drapeaux, de lieutenants, caporaux, officiers de compagnies, manants aussi déguenillés que le Lazare qu'on voit sur les tapisseries, où le chien du glouton lèche ses plaies : j'ai pris ensuite des gens qui ne furent jamais soldats, tels que serviteurs fripons congédiés, fils cadets de frères cadets, garçons de taverne qui ont pris la fuite, aubergistes en état de banqueroute, tous chancres nés d'un monde calme et d'une, longue paix, gens dix fois plus pitoyablement déguenillés qu'un vieux drapeau. Voilà les gens que j'ai pris pour tenir la place de ceux qui se sont rachetés du service, si bien que vous jureriez que j'ai choisi cent cinquante enfants prodigues déguenillés, récemment revenus de garder les pourceaux et de se nourrir de glands et d'eau de vaisselle. Un plaisait qui m'a rencontré en route m'a dit que j'avais débarrassé tous les gibets et que j'avais pressé des corps morts. Jamais on n'a vu pareils épouvantails pour les oiseaux. Je ne traverserai pas Coventry avec eux, j'en réponds; les drôles marchent les jambes écartées comme s'ils y avaient des entraves; car, en vérité, les prisons m'ont fourni la plupart d'entre eux. Il n'y a qu'une chemise et demie dans toute ma compagnie, et cette demi-chemise se compose de deux serviettes cousues ensemble et jetées sur les épaules, cumule l'habit sans manches d'un héraut; et quant à la chemise entière, s'il faut dire la vérité, elle a été solde à mon hôte de Saint-Albans ou à l'hôtelier au nez rouge de Daventry. Mais cela ne fait rien, ils trouveront assez de linge sur toutes les haies.

(Entrent Le prince Henri et Westmoreland.) 

LE PRINCE HENRI. - Eh bien, ballon de Jack! comment ça va, gros matelas?

FALSTAFF. - Comment, Hal! te voilà, jeune insensé? Que fais-tu donc dans le Warwickshire? Mon bon lord de Westmoreland, je vous demande pardon; je croyais que Votre Honneur était déjà à Shrewsbury?

WESTMORELAND. - Ma foi, Sir John, il serait grand temps que j'y fusse et vous aussi; mais mes forces y sont déjà. Le roi, je puis vous le dire, compte sur nous tous : nous devons marcher toute la nuit.

FALSTAFF. - Bah! n'ayez pas peur pour ce qui me concerne; je suis aussi vigilant qu'un chat l'est pour voler de la crème.

LE rR,,cm Flevei. - Pour voler de la crème, c'est la vérité; car tes vals t'ont déjà fait tout de J)eurre. Mais, dis-moi, Jack; qu'est-ce que ces compagnons qui viennent à ta suite?

FALSTAFF. - Ce sont nies soldats, liai, mes soldats.

LE PRINCE HENRI. - Je n'ai jamais vu de plus pitoyables drôles.

FALSTAFF. - Bah, bah, c'est assez bon pour être hachés; chair à canon, chair à canon; ils rempliront un fossé aussi bien que de meilleurs: bah, camarade, hommes mortels, hommes mortels.

WESTMORELAND. - Oui; mais, Sir John, ils me semble qu'ils sont pauvres et maigres à l'excès, trop déguenillés.

FALSTAFF. - Ma foi, pour ce qui est de leur pauvreté, je ne sais pas où ils l'ont prise, et quant à leur maigreur, je suis sûr que je ne leur ai enseigné rien de pareil.

LE PRINCE HENRI. - Non, je le jure, à moins que vous n'appeliez maigreur, trois doigts de graisse sur les côtes. Mais, maraud, dépêchez-vous : Percy est déjà sur le champ de bataille.

FALSTAFF. - Quoi! le roi est déjà campé?

LE PRINCE HENRI. - II l'est, Sir John : je crains que ne nous soyons trop en retard.

FALSTAFF. - Bon, la fin dernière d'une bataille et le commencement d'un festin arrangent parfaitement un soldat qui n'a pas faim de se battre et un dîneur de bon appétit. (Ils sortent.) »
 

(Shakespeare, Henri IV, I, acte IV, scène 2).

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