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Le
terme de folklore, que la langue française
à emprunté à l'anglais et qui désigne
aujourd'hui la science de la littérature,
des traditions et des usages populaires, est, en Angleterre
même même, de formation assez récente : il apparaît pour la première
fois, selon Puymaigre (Folk-lore, p. 1), dans le numéro du 22 août
1846 de l'Athenaeum. Mais la chose est beaucoup plus ancienne que
le mot et remonte même plus haut qu'on ne le croit généralement : il
s'est trouvé à toutes les époques des esprits indépendants et délicats
qui ont été sensibles au charme naïf de la poésie populaire; au nom
de Montaigne, qui fut en
France
le premier en date de ses amis, on pourrait ajouter celui de Molière
(car c'est bien lui-même qui semble parler par la bouche d'Alceste dans
une scène fameuse du Misanthrope ).
En Angleterre, dès 1710, Addison, dans les numéros
70 et 74 de son Spectator, exprimait une admiration très vive,
dont peut-être l'amour du paradoxe lui faisait outrer l'expression, pour
la ballade de Chevy-Chase, qu'un de ses amis avait recueillie de
la bouche d'un mendiant aveugle. Il serait injuste d'oublier, parmi les
précurseurs des études folkloriques, deux auteurs français : Ballard,
qui publia plusieurs recueils de
chansons
puisées dans la tradition orale (Brunettes ou Petits Airs tendres,
1711; Rondes à danser, 1724), et Moncrif, qui fit plusieurs de
ses complaintes sur des thèmes populaires. Cependant, c'est en Angleterre
que ces études obtinrent pour la première fois droit de cité. En 1760,
Macpherson, alors âgé de vingt ans, publiait
ses Fragments of ancient poetry, traduits avec une fidélité
discutable de
chants populaires écossais;
en 1765, Perey faisait imprimer ses Reliques of english poetry.
La rude simplicité et la couleur réaliste de ces pièces charmèrent
une génération rassasiée d'élégances factices et de raisonnements
abstraits : ce fut alors, en faveur de la poésie
populaire, un engouement dont bénéficièrent les fameux pastiches de
Macpherson (1762-1763) et de Chatterton (1778)
et qui fut pour beaucoup dans la vocation littéraire de Walter
Scott : on sait, en effet, que celui-ci préluda à la composition
de ses romans par la publication du Minstrelsy
of the scottish border, ou Chants populaires des frontières écossaises
(1802-1803).
En Angleterre ,
le mouvement folklorique conserva longtemps le caractère littéraire qu'il
devait à ses origines; c'est en Allemagne
qu'il prit d'abord une direction scientifique : c'est surtout grâce Ã
Herder, philosophe et critique autant que poète,
que l'enthousiasme un peu factice des premiers jours se changea en une
admiration réfléchie et que des recherches méthodiques furent entreprises.
En même temps que Herder initiait le grand public au charme de la poésie
populaire en publiant des traductions de morceaux empruntés à celle des
différentes nations de l'Europe
et même de quelques populations exotiques (Stimmen der Völker in Liedern,
1778), il essayait d'en préciser le caractère et d'en définir les beautés
dans un Essai sur Ossian et les chants
des anciens peuples. Ces deux ouvrages eurent le plus beau succès
que l'auteur pouvait en espérer : ils suscitèrent une foule de travaux
sur les mêmes sujets ou des sujets voisins. Il suffit de citer les recueils
de contes de Musaeus (Volksmärchen der
Deutschen, 1782-1786), qui crut malheureusement devoir les recouvrir
d'un vernis littéraire, et surtout des frères
Grimm
(1812-1815, 1re éd., en 2 vol.; 1819-1822,
2e éd. augmentée, en 3 vol.; le 3e
a une importance capitale dans l'histoire du folklore, parce qu'il a inauguré
la méthode des rapprochements). Depuis Herder et les frères Grimm, les
véritables pères du folklore scientifique, l'Allemagne n'a pas cessé
d'être au premier rang dans ce domaine par le nombre et la valeur de ses
publications.
Bien que les plus
anciens précurseurs du folklore se rencontrent en France ,
le mouvement se communiqua assez tard à ce pays, qui fut même précédé
par les autres pays latins c'est au Portugal
que revient le mérite d'avoir le premier recueilli ses poésies nationales
: le Romanceiro d'Almeida Garrett parut en 1839 (1863, 2e
éd.); puis vint l'Italie ,
qui vit se succéder assez rapidement les recueils de Tommaseo (1831),
de Marcoaldi (embrassant toutes les provinces de la péninsule, 1855),
de Nigra (Chants piémontais, 1858-1861), de Tigri (Chants toscans,
1860), et enfin l'Espagne
(Romancero general, de D. Agostin Duran, 1854; Primavera y flor
de romances, de F.-J. Wolf et C. Hofmann; Berlin, 1856).
Pour la France, comme
si l'esprit y était trop classique ou trop timide pour goûter les
grâces souvent négligées de la poésie populaire, c'est par des traductions
que l'on commença à s'y intéresser, parce qu'il arrive souvent qu'une
traduction voile les rudesses de l'original. Le public fit bon accueil
aux Chants populaires de la Grèce moderne, de Fauriel
(1825), qui durent peut-être un peu de leur succès aux préoccupations
politiques d'alors, aux Chants populaires d'Ecosse, d'Artaud (traduits
du recueil de
Walter Scott, 1826), aux Chants
populaires de l'Allemagne, de Saint-Albin (1841), aux Chants populaires
du Nord, de X. Marmier (1842). Ce fut le Barzaz-Breiz, de La
Villemarqué (1840; 2e éd. augmentée,
1846), qui fit comprendre la richesse du floklore en France; ce n'était
rien moins qu'un recueil sincère, car le remaniement y touche souvent
à la falsification, mais on ne saurait être sévère pour un ouvrage
qui provoqua un mouvement de curiosité si salutaire. Cette curiosité
était, du reste, entretenue par quelques écrivains qui parlaient avec
sympathie de la poésie populaire et allaient jusqu'à en insérer quelques
spécimens dans leurs oeuvres (George Sand, passim
; Emile Souvestre, la Bretagne pittoresque, les Derniers Bretons,
1835-1837, le Foyer breton, 1844; Paul Féval,
les Contes de Bretagne, 1844; la Fée des grèves, 1851; Gérard
de Nerval,
les Filles du feu, 1854; la Bohème galante ,
1855).
Un instant on put
croire que le gouvernement allait entreprendre la publication d'un corpus
général de notre poésie populaire : le 13 septembre 1852, le président
Louis-Napoléon, à qui cette idée avait
été suggérée durant son exil en Suisse
par l'érudit allemand Firmenich, faisait rendre par son ministre H. Fortoul
un décret prescrivant la formation d'un recueil des chansons française,
« grand et complet monument, disait le ministre, élevé au génie anonyme
et poétique du peuple ». Une foule de communications furent adressées,
de tous les points du pays, à la section de philologie du comité de la
langue, de l'histoire et des arts de la France, chargée de les centraliser;
mais la prétendue difficulté de classer les matériaux en fit ajourner
indéfiniment la publication. On finit par les déposer à la Bibliothèque
nationale, où ils sont, depuis le mois de février 1877, à la disposition
du public (fonds français, ms. 3338-40). Désespérant de voir paraître
le recueil promis, des amateurs se mirent à l'oeuvre isolément, et bientôt
la plupart des provinces françaises eurent leur recueil de chants populaires.
Les premiers et les plus zélés de ces explorateurs furent Coussemaker
(Chansons populaires des Flamands de France, 1856), Beaurepaire
(Etudes sur la poésie populaire en Normandie, 1856), D. Arbaud
(Chants populaires de la Provence, 1862), Tarbé (Romancero de
Champagne, 1863, t. II), Puymaigre (Chants populaires du pays
messin, 1864 et 1881), Bujeaud (Chants populaires du Poitou,
1865), à côté desquels il faut nommer maintenant Luzel et Le Braz (Chansons
populaires de la Basse-Bretagne, 1874-1890), Bladé (Poésies populaires
de la Gascogne, 1882), Guillon (Chansons populaires de l'Ain,
1883), etc.
L'explosion
des études folkloriques (1870-1900).
A la fin du XIXe
siècle, le nombre des folkloristes ou « traditionnistes », comme quelques-uns
préféraient qu'on les appelle, augmenta très vite, et surtout leur activité
prend des proportions vraiment importantes. Il n'est guère à cette
époque de région en Europe dont on n'ait recueilli les contes
et les chansons, et les travaux du même
genre commencent à être nombreux pour les autres parties du monde.
Ce sont les pays
du Nord qui ont à partir des années 1870 d'années fourni les travaux
les plus solides. Il suffit de citer pour l'Angleterre
les noms de Max Müller, A. Lang, Jacobs; pour
l'Allemagne, de Th. Benfey, Ad. Kühn, W. Schwartz, W. Mannhardt, R. Köhler,
F. Liebrecht; pour la Russie, de Vesselofski;
pour la Finlande, de Julius Krohn et de son fils Kaarle Krohn; pour le
Danemark, de Svend Grundtvig.
En Angleterre ,
la Folklore Society de Londres, fondée (1878)
par A. Lang, se donne pour organes le Folk-lore Record (1878 et
suiv.) et le Folk-fore Journal (1883) ; à côté d'elle s'est formée
peu de temps après la Gypsy-lore Society, dirigée par Leland, qui s'est
fait une spécialité de la littérature populaire des Tsiganes;
enfin, Campbell a fondé une collection consacrée au folklore gaélique
d'Ecosse .
L'Amérique
anglophone ne se montre pas moins active. A partir de 1878, le Bureau d'ethnologie,
qu'une décision du Congrès a annexé à l'institut Smithsonian, de Washington,
publie des Rapports annuels, et une Société de Folklore, présidée
par Child (qui a élevé un monument capital à la littérature populaire
de la métropole dans ses English and Scottish Popular Ballads;
Boston, 1885 et suiv.), publie à partir de 1888 le
Journal of American
Folklore.
En Allemagne ,
H. Weinhold dirige la Zeitschrift des Vereins für Volkskunde, qui
fait suite (1892) aux vingt volumes de la Zeitschrift für Völkerspsychologie
und Sprachwissenschaft, et Veckensted a fondé, en 1888, la Zeitschrift
fur Volkskunde.
En Russie ,
le gouvernement a organisé des missions ethnographiques et statistiques
qui ont publié de volumineux Rapports. A partir 1888, J. Karlowicz,
à Varsovie ,
et Anton Hermann, Ã Budapest, dirigent
respectivement la Wisla et les Ethnologische Mittheilungen aus
Ungarn, revues de folklore local; en Finlande ,
la Société finno-ougrienne, fondée en 1886 par Krohn, fait au folklore
une large place dans ses travaux, dont les résultats ont été publiés
en plusieurs volumes.
Dans les pays latin,
il semble que les travailleurs se soient surtout préoccupés d'amasser
des matériaux; parmi ceux qui ont essayé de les coordonner et d'ébaucher
au moins quelques parties de l'édifice futur, on ne peut guère citer
en France que Gaston Paris (le
Petit Poucet et la Grande Ourse, 1875; les Contes orientaux
dans la littérature française, 1875; les Chants populaires du
Piémont, 1890, etc.) et Gaidoz (articles et comptes rendus dans la
Mélusine), en Italie, que d'Ancona (la Poesia popolare ilaliana,
1878) et Nigra (préface de la nouvelle édition des Canti popolari
del Piemonte, 1888). En revanche, les textes et les observations de
tous genres se multiplient à l'infini.
En France ,
à côté de la Mélusine, fondée par H. Gaidoz et E.
Rolland (1877, 1884 et suiv.), Sébillot dirige la Revue des traditions
populaires (1885), et la Société la Tradition, dirigée par E. Blémont
et H. Carnoy, publie, outre une revue, la Collection internationale
de la tradition (1888); divers éditeurs se sont mis à la tête de
vastes collections (les Littératures populaires de toutes les nations,
chez Maisonneuve, 1881 et suiv.; Collection de contes et chansons populaires,
chez Leroux, 1881); enfin, les principales revues de philologie ou de patois
ont autrefois publié ou publient encore fréquemment à cette époque
des textes populaires (Romania, Revue des langues
romanes, Revue des patois gallo-romans, Revue de philologie française
et provençale).
En Belgique
s'est fondée en 1891 la Société de Folklore wallon, qui publie à Liège
un Bulletin de Folklore.
En Italie ,
d'Ancona et Comparetti dirigent la collection des Canti e Racconti del
Popolo italiano (1870 et suiv.); le folklore de la Sicile
a trouvé en G. Pitré et S. Salomone-Marino des explorateurs d'un zèle
infatigable : le premier dirigea la Biblioteca delle tradizioni popolari
siciliane (1871 et suiv.), et, Ã partir de 1885, une collection de
Curiosità delle Tradizioni popolari (s'étendant à toute la péninsule);
enfin, Sabatini a consacré, à partir de 1890, au folklore romain une
série de volumes (Volgo di Roma).
L'Espagne
a sa Biblioteca de las tradiciones españolas, fondée par
Machado y Alvares (Demofilo) en 1881. Au Portugal ,
Coelho, Braga, Leite de Vasconcellos ont publié de nombreux travaux, spécialement
dans la Revista d'ethnologia e de glottologia ou dans la Revista
lusitana.
Les
problèmes.
La vogue subitement
obtenue par les études de folklore ne s'explique pas seulement par une
facilité (plus apparente que réelle) qui permet au premier venu de s'improviser
auteur, mais aussi par la variété de leurs aspects, par le nombre et
l'intérêt des problèmes qu'elles posent; elles en ont posé en effet
plus qu'elles n'en ont résolu, et il semble bien que la vague étendue
des horizons où elles invitent à se mouvoir soit pour quelque chose dans
l'espèce de fascination qu'elles exercent sur certains esprits. Elles
peuvent, en effet, suivant les préoccupations ou les aptitudes qu'on y
apporte, intéresser également l'artiste, le psychologue, l'ethnologue
et, dans une certaine mesure, l'historien.
La préoccupation
esthétique, dominante autrefois, et d'où est sorti le mouvement folklorique,
est peut-être actuellement trop négligée. Il n'est guère de recueils
de contes ou de chansons,
parmi ceux qui se publient encore de nos jours, qui ne contiennent des
pièces d'une charmante naïveté d'expression ou d'une rare intensité
de sentiment : G. Vicaire et M. Boucher ont montré le parti qu'un art
savant et délicat en pouvait tirer.
Le côté psychologique
séduit un plus grand nombre d'esprits. On songe bien sûr d'abord à la
psychanalyse, qui a trouvé dans le folklore
un terrain d'exercice que l'on pourrait dire sans limite. Dans le passé,
cependant, beaucoup (trop) de folkloristes se sont obstiné dans la chimère
de vouloir retrouver dans les oeuvres qu'ils publiaient l'empreinte du
caractère national ou local; c'était là une erreur qui devait être
bientôt dissipée quand on a constaté l'existence de textes quasi identiques
sous toutes les latitudes.
C'est surtout Ã
l'anthropologie sociale (ethnologie) et, peut-être à l'histoire, que
l'étude du folklore peut rendre les services les plus étendus. Ce n'est
pas qu'il faille lui demander, comme on l'a essayé dans la première moitié
du XIXe siècle, la solution de problèmes
d'ethnographie ou de mythologie préhistoriques
: on a renoncé à trouver dans les contes populaires le dernier écho
de mythes primitifs et comme une transposition
poétique des idées religieuses des populations de l'Asie centrale (V.
à l'article Conte l'exposition du système
de Grimm et de Max Müller);
il est même assez chimérique d'y chercher, comme Lang, l'incarnation
d'idées communes à ce qu'il appelle les "sauvages" de tous les continents,
et de les considérer, par conséquent, comme un document authentique sur
la psychologie de l'humanité à l'état primitif.
Ainsi, en déterminant
exactement la part de l'élément populaire dans les littératures
savantes, il jettera une lumière nouvelle sur l'histoire de celles-ci
et aidera à mieux comprendre l'originalité de chacune d'elles. Mais son
principal objet nous paraît être l'explication des usages, des institutions,
des croyances, des rites, dont il faut rechercher les origines dans les
régions les plus humbles et les milieux les plus divers; voilà pourquoi
les recherches des folkloristes ne se contentent plus de rassembler des
textes poétiques, mais recueillent aussi, avec les contes
et les légendes, les prières populaires qui conservent des traces évidentes
d'anciennes croyances ou de pratiques qui sont attachées aux principales
circonstances de la vie (naissance, mariage, mort) et jusqu'aux jeux et
formulettes enfantines où peuvent se cacher des allusions symboliques
ou des souvenirs plus ou moins déchiffrables de principes ou de rites
abolis.
L'étude du folklore
serait donc, comme le disait l'un des auteurs qui ont porté dans ces études
la plus grande lucidité d'esprit et la critique la plus rigoureuse, moins
une science à part qu'une méthode de recherches, consistant à considérer
l'objet à expliquer (croyances, institutions, usages)
« non dans
la cristallisation complète, mais à ses débuts, à le suivre à tous
les degrés de son développement, à tenir compte de toutes les influences
qu'il peut avoir subies et en même temps à mettre en parallèle toutes
les formations analogues qui ont pu se produire [...]. Il faut chercher,
souvent dans divers pays et en divers peuples, les anneaux épars de la
chaîne qu'on veut reconstituer [...]. Le naturaliste ne fait pas
autrement lorsque, voulant restituer une espèce éteinte, un animal d'une
époque préhistorique, il en cherche les fragments épars sur un vaste
continent. Faute d'un spécimen conservé complet, il est nécessaire de
placer ces fragments les uns près des autres pour en induire le plan de
l'étre disparu. Telle est, à notre avis, la méthode des études du folklore.
Mais elle s'applique à un domaine où la masse des matériaux est immense,
car il s'agit de l'homme, de tout l'homme! » (H. Gaidoz,
dans Mélusine, V, 34.)
Ces quelques lignes
montrent quelles difficultés présentent et quelle préparation supposent
les études de folklore quand elles ne se bornent pas à la constatation
des faits; elles exigent des connaissances très variées (en histoire,
en linguistique, en ethnographie) et surtout une grande rigueur de méthode
et de critique; le folklore scientifiquement pratiqué est donc tout autre
chose qu'une branche de la littérature facile. (A. Jeanroy). |
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