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Jeu de la Feuillée

Le Jeu de la Feuillée ou Feuillie, est un drame satirique, composé vers 1262 pour le Puy d'Arras par Adam de la Halle, appelé autrement Adam d'Arras, Adam le Bossu, ou le Bossu d'Arras, qui fut célèbre en son temps, et à juste titre, comme poète et comme musicien, et de qui nous avons encore, entre autres poésies, le gracieux Jeu de Robin et Marion, le plus ancien opéra-comique.

Le Jeu de la Feuillée, qui fut représenté sous un berceau de feuillage (de là son titre), probablement pendant la nuit du premier mai, est une sorte de revue de fin d'année en 1096 vers. 

Dans cette chronique scandaleuse où les personnages figurent sous leurs noms véritables, Adam se met lui-même en scène, puis son père, maître Henri, dont il plaisante l'avarice. Il fait confidence au public de tous ses chagrins domestiques, en comparant son sort avec celui des principaux bourgeois d'Arras. Il décrit aussi les charmes anciens de sa femme, qu'il trouve aujourd'hui flétris. (H. D.).

« Puis, ce tribut payé pour sa famille, il fait défiler, avec tous leurs vices et leurs ridicules, ses voisins, ses amis et surtout probablement ses ennemis, dans une succession de tableaux tantôt d'un réalisme cru, tantôt d'une gracieuse fantaisie. On y voit un médecin donnant des consultations à ses clients, dont il découvre les hontes et les secrets; un moine qui montre, moyennant finances, des reliques guérissant la folie et dont l'escarcelle s'emplit rapidement; un fou qui dit à tous les plus insolentes vérités; une apparition de fées; une exhibition de la roue de Fortune, qui élève et précipite tour a tour ceux qui y sont attachés; et finalement une scène de taverne [extrait ci-dessous], où le moine, que tout le monde s'entend pour tricher aux dés, est obligé d'engager ses reliques pour payer l'écot de tous.-» (E. Langlois).-
Extrait du Jeu de la Feuillée

« LE MOINE. - Ah! Dieu! Comme j'ai dormi!

HANE LE MERCIER. - Ah ! Marie! Et moi j'ai constamment veillé! Allez, partez tout de suite.

LE MOINE. - Frère, auparavant j'aurai mangé, foi que je dois à saint Acaire [le saint dont le moine porte les reliques].

HANE. - Moine, voulez-vous bien faire? Allons chez Raoul le Waidier; il a quelque petit reste d'hier, peut-être, qu'il nous donnera.

LE MOINE.- Très volontiers. Qui m'y mènera?

HANE. - Nul ne t'y mènera mieux que moi. Nous trouverons là je pense, en train de s'amuser, une société agréable, où nul ne se querelle : Adam, le fils de maître Henri, Velet, Riqueche Aurri, et Gillot le Petit probablement.

LE MOINE. - Par le saint Dieu! j'accepte; ici mon affaire a bien marché. Aussi, voilà un gâteau, tiens, que je ne sais quel pauvre diable a offert. Je ne te le porterai pas en compte; ce ne sera qu'un denier à Dieu.

HANE. - Allons-nous en donc avant que les gens aient envahi la taverne. (Ils arrivent chez le tavernier.) Voyez, la table est déjà mise; voici Riqueche à côté. (S'adressant à Riqueche) Riqueche, avez-vous aperçu l'hôte?

RIQUECHE. - Oui, il est là. (Appelant le tavernier) Raoulet!

LE TAVERNIER. - Me voici!

HANE. - Qui est chargé de tirer le vin? Voilà l'essentiel.

LE TAVERNIER. - Seigneur, soyez le bienvenu! Je veux vous fêter, par saint Gille! Sachez quelle marchandise on vend en cette ville. Goûtez! Je le vends sous le contrôle des échevins.

LE MOINE. - Volontiers. Ça-donc!

LE TAVERNIER. - Est-ce du vin? On n'en boit pas du pareil au couvent! Et je vous garantis bien que ce n'est pas de cette année qu'il est venu d'Auxerre.

RIQUECHE. - Prêtez-moi donc un verre, de grâce, et assoyons-nous par terre; et ceci sera la table où nous mettrons le pot.

GILLOT (Arrivant). - C'est vérité.

RIQUECHE. - Qui vous demande, Gillot? On ne peut, plus prendre ses aises!

GILLOT. - Ce n'est pas vous, Riqueche! Je n'ai guère à me louer de vous! Qu'est-ce? monseigneur saint Acaire a-t-il fait des miracles ici?

LE TAVERNIER. - Gillot, êtes-vous fou? Taisez-vous. Mal soyez -vous venu!

GILLOT. - Ah! bel hôte, je ne dirai plus rien. Hane, demandez à Raoulet s'il y a quelque petit reste, qu'il ait gardé d'hier soir.

LE TAVERNIER. - Oui, j'ai un hareng de Gernemue [= Yarmouth], et pas davantage, Gillot. Je vous entends bien.

GILLOT (saisissant le hareng que le tavernier vient de placer devant les buveurs). - Je sais bien que voici le mien. Hane, demandez-lui votre part.

LE TAVERNIER. - J'ordonne que tu ôtes la patte, et qu'il soit pour tout le monde. Ce n'est pas convenable d'être vorace.

GILLOT. - Bah!  c'est pour jouer.

LE TAVERNIER.- Mettez donc le hareng là.

GILLOT. - Le voici; je n'y toucherai pas; mais je goûterai un peu ce vin, avant qu'on l'ait épuisé. Il a été sûrement échaudé à l'eau; il sent un peu le remplage.

LE TAVERNIER. - Ne dites pas de mal de notre vin, Gillot, vous ferez courtoisie; nous sommes tous compagnons, ne le critiquez donc pas.

GILLOT. - Je n'en dis pas de mal.

HANE (montrant Adam et son père, arrêtés au seuil de la taverne). - Vois comme maître Adam fait le sage, parce qu'il doit être écolier [pendant toute la pièce, Adam porte le costume d'un étudiant de Paris]. J'ai vu le temps où il se serait volontiers assis avec nous pour manger.

ADAM. - Beau seigneur, il me faut devenir sage : par Dieu, ce n'est pas pour autre chose!

MAITRE HENRI.- Vas-y, par Dieu, bonne pièce : tu y vas bien quand je n'y suis pas.

ADAM. - Par Dieu, je n'irai pas aujourd'hui, si vous ne venez avec moi.

MAITRE HENRI. - Va donc, passe devant, me voici.

HANE. - Ah! Dieu! Quel bel écolier! Voile de l'argent, bien employé! Font-ils tous ainsi, à Paris?

RIQUECHE. - Vois-tu? Ce moine est endormi.

LE TAVERNIER. - Écoutez-moi bien : Faisons-lui accroire qu'il doit tout, et que Hane a joué pour lui.

(Pause)

LE MOINE (se réveillant). - Ah! Dieu! que je suis resté longtemps ici! Hôte, où en sommes-nous?

LE TAVERNIER. - Bel hôte, vous ne devez guère; vous paierez bien facilement. (Calculant) Patience, j'y songe. Vous me devez douze sous. Remerciez-en votre bon ami, qui vient de les perdre pour vous.

LE MOINE. - Pour Moi?

LE TAVERNIER. - Parfaitement.

LE MOINE. - Je dois tout?

LE TAVERNIER. - Oui, sûrement.

LE MOINE. - Ai-je donc ronflé? Voilà, ce me semble, un marché comme on en fait au pays de tricherie! Nais il n'a pas joué aux dés de par moi, ni à ma demande.

LE TAVERNIER. - Voici tout le monde prêt à jurer que ce fut pour vous qu'il joua.

LE MOINE. - Par Dieu! quel beau jeu vous avez, bel hôte, si l'on voulait vous croire! Il ne fait pas bon venir boire ici, puisqu'on y trompe le monde.

LE TAVERNIER. - Moine, payez : ça! l'argent que vous me devez! Est-ce une chicane?

LE MOINE. - Je veux devenir, si je vous paie, comme le fou de tout-à-l'heure!

LE TAVERNIER. - Combien que cela vous ennuie, vous attendrez ici le chant du coq ou vous me laisserez ce froc. Vous aurez le corps et moi l'écorce.

LE MOINE. - Hôte, me ferez-vous donc violence?

LE TAVERNIER. - Oui, si vous ne me payez pas.

LE MOINE. - Je vois bien que je suis trompé, mais c'est la dernière fois. Là-dessus, je m'en irai, avant qu'il revienne un nouvel écot.

LE MÉDECIN (entrant). - Moine, vous n'êtes pas sot, par ma tête, de vous en aller. (Aux buveurs) Certes, seigneurs, vous vous tuez; vous serez tous paralytiques, ou je tiens pour fausse la médecine, quand vous êtes ici à cette heure.

GILLOT. - Maître, vous perdez le bon sens. Je ne la prise pas une noix, la médecine. Assoyez-vous ici.

LE MÉDECIN. - Ça! pour une fois donnez-moi, s'il vous plaît, à boire.

GILLOT. - Tenez, et mangez cette poire.

LE MOINE. - Bel hôte, écoutez un peu. Vous avez fait de moi votre profit : gardez un peu mes reliques, car je ne suis pas riche en ce moment ; je les rachèterai demain. (Il sort.)

LE TAVERNIER.- Allez; elles sont en bonne main!

GILLOT. - Certes Oui!

LE TAVERNIER. - Maintenant je puis prêcher. Au nom de saint Acaire, je vous demande, à vous, maître Adam, et il vous aussi, Hane, je vous demande de braire tous deux, et de faire une grande solennité en l'honneur de ce saint qu'on a abreuvé, d'une étrange façon, il est vrai.

LES COMPAGNONS CHANTENT. - « Aye est assise dans une haute tour... » [C'est le premier vers d'une chanson de toile perdue]. Bel hôte, est-ce bien chanté?

LE TAVERNIER. - Vous pouvez vous vanter que jamais on n'a si bien chanté.

LE FOU (entrant brusquement). - Dehors! le feu! le feu! le feu! Je chante aussi bien qu'eux.

LE TAVERNIER. - Les cent diables vous ont apporté! vous ne me faites que du tort. Je ne tiens pas votre père pour raisonnable de vous ramener ici.

LE PÈRE DU FOU. - Certes, sire, cela me contrarie. D'autre part, je ne sais que faire, car s'il ne vient à saint Acaire, où ira-t-il chercher la santé? Sûrement il m'a déjà tant coûté qu'il me faut demander mon pain.

LE FOU. - Par la mort Dieu! je meurs de faim. 

LE PÈRE DU FOU. - Tenez, mangez cette pomme.

LE FOU. - Vous mentez; c'est une plume. (Il lance la pomme à sont père.) Allez, elle est maintenant à Paris.

LE PÈRE. - Beau seigneur Dieu, comme je suis honni et perdu! quel malheur pour moi! 

LE TAVERNIER. - Certes, c'est très bien fait! Pourquoi le ramenez-vous ici?

LE PÈRE. - Ah! seigneur, il ne ferait de même à la maison que des  méchancetés! Hier, je l'ai trouvé tout emplumé, et caché dans sa coite.

LE FOU. - Dieu! qui est-ce qui est accoudé là? Bois bien! Au glouton! au glouton! au glouton!

GILLOT. - Pour l'amour de Dieu, ôtons tout, car si ce fou nous court sus, nous n'en viendrons jamais à bout. Prends la nappe, et toi, tiens le pot.

RIQUECHE. - Foi de Dieu, je suis bien de cet avis. Avant qu'il ne nous arrive malheur, que chacun de nous prenne son objet. Aussi bien avons-nous trop veillé.

LE MOINE (rentrant). - Hôte, vous m'avez bien dévalisé, et pourtant il y eu a ici de plus riches que moi! Toutefois, donnez-moi mes reliques : voici douze sous que je vous dois. Je renie vous et votre taverne. Si j'y reviens, que le diable m'emporte!

LE TAVERNIER. - Je ne vous y forcerai pas. Voici vos reliques.

LE MOINE. - Or ça! Honni soit qui m'y amena! Je ne suis pas accoutumé à ces façons-là. (Il sort).

GILLOT. - Dis, Hane, n'y a-t-il plus rien à faire? Avons-nous oublié quelque chose?

HANE. - Non, j'ai tout ôté. Faisons quelque chose d'agréable à l'hôte.

GILLOT. - Mais nous irons avant, si l'on m'en croit, baiser la chasse de Notre-Dame et offrir ce cierge, pour qu'elle soit illuminée. Cela nous portera bonheur. (Les buveurs sortent). » 
 

(Adam de la Halle, Jeu de la Feuillée).


En bibliothèque - Le Jeu de la Feuillie a été publié par Monmerqué et Francisque Michel dans leur Théâtre français au moyen âge, Paris, 1839. - Jean Dufournet, Adam de la Halle, le Jeu de la Feuillée, Vrin. - Du même, Adam de la Halle à la recherche de lui-même, Sedes, 1995.

En librairie - Adam de la Halle, Le Jeu de la Feuillée, Flammarion (GF), 2001. - Adam de la Halle, Oeuvres complètes, Le Livre de Poche, 1995.

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