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Les Essais, de Montaigne

Les Essais sont un ouvrage de Michel de Montaigne. Il parut pour la première fois en 1580, à Bordeaux, en deux livres. Huit ans après, en 1588, l'auteur, on réimprimant son oeuvre, y ajoutait un troisième livre, et, trois ans après la mort de Montaigne, en 1595, Mlle de Gournay rééditait les Essais en y insérant de nombreuses adjonctions que l'auteur avait écrites sur les marges d'un exemplaire de 1588, conservé encore aujourd'hui à la bibliothèque de Bordeaux. Telles sont les étapes successives d'une pensée si abondante en nuances délicates, qu'il serait nécessaire, pour en bien saisir le sens exact, de les replacer à leur date et dans leur ordre véritable.

Lorsque la première édition des Essais parut, l'ouvrage se composait, pour une large part, des réminiscences des auteurs favoris de Montaigne, auxquelles s'ajoutait l'examen de conscience de Montaigne lui-même. Le livre ainsi composé était heureux de verve, plein de trouvailles charmantes, dites avec à-propos et abandon, dans une langue vive, colorée, attrayante, qui sait rehausser chaque détail, lui donner du prix, mettre en valeur chaque expression. Deux ans après, l'auteur le réimprimait, en l'amendant quelque peu, pour en aviver les couleurs, pour en marquer les traits, faisant disparaître chaque jour davantage le dessein de l'ouvrage - s'il en eut jamais - sous l'abondance de ces mille observations savoureuses, qui retiennent le lecteur à chaque page et lui masquent le manque de perspective de l'oeuvre, son désordre nonchalant et voulu.

Au surplus, si Montaigne retrace avec complaisance sa propre image dans son livre, c'est qu'une pareille entreprise faisait partie de son sujet d'observation : l'étude de l'Humain, de ses inclinations et de ses besoins. Lui-même n'est là que comme un terme de comparaison commode avec les autres, anciens ou modernes, ceux qui fournissent les exemples et sont les pièces à l'appui de l'enquête. L'image de l'Humain qui se dégage de son livre n'est ni morose, ni rébarbative, un peu disparate cependant. L'Humain étant fort mobile par nature; son peintre s'en autorise pour le saisir dans ses positions les plus diverses, car la curiosité de Montaigne est tout au moins égale à la diversité du modèle. Montaigne a étudié le plus d'individus qu'il a pu; mais les éléments communs qui déterminent la nature humaine lui échappent trop souvent. Montaigne est un naturaliste sans prétention, qui se plaît à ses observations de chaque jour; plus il étudie, plus l'individualisme lui paraît être le fond de toutes choses.

Il se garde surtout d'idéaliser l'Humain. Il ne lui fait grâce d'aucune de ses inconséquences ou de ses lacunes. Montaigne enseigne avec succès à se résoudre à ignorer. Loin d'être un état douloureux, le doute est, pour lui, son état ordinaire, une sorte de crépuscule psychologique plein d'une grâce indécise et qu'il aime à prolonger parce qu'il y est à l'aise, indépendant et détaché. Montrer aux Humains que le mystère n'a rien de terrible et qu'on peut regarder l'inconnu sans effroi, en se résignant à ne pas le comprendre, c'est donc leur enlever la cause des angoisses les plus vaines et les plus chimériques.

Tel est le scepticisme de Montaigne; scepticisme intellectuel, fait surtout de modération et de bon sens. C'est le doute prudent de quelqu'un qui a beaucoup lu et qu'effraie la trop grande assurance qu'il voit autour de lui. Si Montaigne suspend son jugement, ce n'est pas pour décourager les bonnes volontés; il réserve son opinion parce qu'il n'a nulle hâte de se prononcer et qu'il ne lui en coûte pas de rester dans l'incertitude, en continuant son enquête. Le doute de Montaigne, c'est l'affirmation qu'en ce monde, où le relatif domine, il ne faut pas se croire le seul et l'infaillible détenteur de la vérité, qu'il convient de se montrer indulgent et traitable. (NLI).

Origines des Essais.
Comme la vie organique, la vie de la pensée ne prend consistance qu'après une série de transformations obscures, lentes, confuses, dont ne se rend même pas compte celui qui y obéit. Qui saurait dire tout le travail d'enfantement d'une âme qui pourrait retracer les états primitifs que traverse l'existence avant de s'épanouir en son complet développement? L'oeil du critique s'efforce pourtant de saisir ces embryons intellectuels, comme le microscope du savant cherche à pénétrer le mystère des organismes rudimentaires. Il essaie de déterminer la pensée première autour de laquelle les autres sont venues se grouper, comment et en quel temps elle s'est produite, toutes questions délicates et obscures.

Les origines des Essais sont cachées, elles aussi, et malaisées à découvrir. S'il est facile de fixer les dates de la composition de l'oeuvre, il l'est bien moins de dire de quel sentiment elle procède et quelles circonstances l'inspirèrent. Elle prit naissance et se forma durant la période de calme que Montaigne s'était ménagée à lui-même et qui s'étend de 1571 à 1580, c'est-à-dire jusqu'à la publication du livre. En renonçant ainsi aux charges de la vie publique et en se réservant un long repos à l'âge où, d'ordinaire, l'activité humaine trouve le mieux à s'employer, Montaigne ne se dissimulait pas la portée de sa détermination ni l'influence qu'elle aurait sur le reste de sa propre existence. Devant vivre désormais aux champs et loin de l'agitation, il voulait, d'une part, se consacrer à l'administration du très important domaine qu'il avait hérité de son père; d'autre part, curieux d'apprendre, il voulait s'abandonner à la méditation studieuse tandis que son esprit était assez dispos pour en tirer profit. Comme on le voit, les soucis du gentilhomme campagnard semblent, au début, aller de front avec les aspirations du penseur. Montaigne lui-même le laisse entendre clairement : 

« L'an du Christ [1571] à l'âge de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, ennuyé depuis longtemps déjà de l'esclavage de la cour du parlement et des charges publiques, se sentant encore dispos, vint à part, se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la sécurité; il y franchira les jours qui lui restent à vivre; espérant que le destin lui permettra de parfaire cette habitation, ces douces retraites paternelles, il les a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. » 
Ainsi se parle-t-il à lui-même un peu prétentieusement, en style lapidaire, dans une inscription latine qu'il s'empresse de faire mettre sur la paroi de son cabinet, pour fixer le souvenir d'un acte en apparence assez anodin, mais qui allait avoir une grande influence sur sa destinée.

Montaigne ne pratiqua pas cette double résolution avec la même persévérance ni avec le même bonheur. Certes, il eût été heureux, se modelant sur son père qui avait si utilement géré le domaine familial, d'administrer attentivement ses biens et il s'y mit sans retard, plein de bonne volonté. Mais cet effort louable coûtait trop à la nature de Montaigne et il demeura stérile : jamais Montaigne ne put prêter une attention soutenue aux choses de son intérieur, aux mille soucis de sa gestion domestique. Propriétaire sans conviction, réduit à vivre aux champs pour ne pas compromettre son patrimoine par une humeur dépensière, il laissa à quelqu'un de plus clairvoyant que lui, apparemment à sa femme, la conduite matérielle des intérêts de la famille, et, s'abandonnant tout entier à ses goûts, il mit son repos à profit pour lire et pour s'analyser.

Ainsi confiné chez lui, Montaigne s'empressa de se ménager une retraite plus intime encore, dans laquelle il pouvait s'abstraire de sa famille même, comme il s'était retranché du monde. Il choisit pour en faire son séjour de prédilection une tour séparée du reste du logis, et qui avait été jusqu'à ce jour le lieu le plus inutile de la maison. C'est là qu'il s'isolait, passant « la pluspart des jours de sa vie », et « la pluspart des heures du jour », sauf l'hiver. Il en fit le « siège » de sa « domination », et parvint « à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile ». Retiré dans son cabinet qui dominait le domaine, le propriétaire pouvait suivre encore de l'oeil les allées et venues de ses gens. 

« Je suis sur l'entrée et vois sous moy mon jardin, ma basse-cour, ma cour et, dans la pluspart, des membres de ma maison. » 
Il gardait l'illusion de pouvoir « tout d'une main » commander à son ménage. C'était plus qu'il ne fallait pour apaiser les soucis du gentilhomme campagnard. Les apparences sauvées de la sorte, désormais en règle avec ses scrupules, le philosophe médita tout à son aise, puisqu'il lui suffisait d'un regard jeté à l'une des fenêtres pour savoir si les besognes étaient accomplies et les gens à leur place.

La bibliothèque de Montaigne.
L'inutilité de ce local l'a sauvegardé encore après que Montaigne eut disparu et, tandis que le château se transformait selon les besoins de nouveaux habitants, la tour où les Essais furent composés restait la même, veuve, hélas! des livres qui la peuplaient jadis, gardant pourtant, dans sa nudité, le souvenir vivant de celui qui y demeura. Toujours elle est placée sur la porte d'entrée, à l'angle ouest de la face méridionale du carré que forment les communs et la maison d'habitation. Comme au temps de Montaigne, le rez-de-chaussée est occupé par une chapelle. Un escalier en colimaçon conduit au premier étage, à la grande chambre où le philosophe couchait parfois « pour entre seul » ; un réduit permettait d'y entendre la messe. 

Au-dessus se trouvait la « librairie » et le cabinet de travail, c'est-à-dire les endroits que Montaigne affectionnait le plus et qu'il se plut le mieux à embellir. La salle qui contenait les livres est circulaire; seul le tuyau de la cheminée du premier étage, qui la traverse, en interrompt la circonférence, et c'est là, à cette surface plane, que Montaigne adossait son fauteuil et sa table. On l'imagine aisément embrassant du regard ses livres « rangés sur des pupitres à cinq degrés tout à l'environ ». Ils étaient près d'un millier, dont une centaine consacrés aux épistolaires et la plupart reliés en vélin blanc. Le possesseur pouvait donc déclarer sans exagération que sa « librairie » était belle « entre les librairies de village ». Là se trouvaient réunis tous les ouvrages auxquels le solitaire venait puiser, ceux que la tendresse de La Boétie lui avait laissés, comme ceux que Montaigne lui-même avait acquis, car il se montrait fort soucieux de garnir les rayons de sa retraite pour mieux orner ensuite son esprit. Et, sur la frise de la bibliothèque, planant sur ce lieu d'étude qu'elle consacrait à l'amitié, une inscription touchante redisait les mérites de l'absent toujours regretté, pour le faire revivre sans cesse au souvenir du survivant.

Quand, fatigué d'une lecture trop prolongée, Montaigne levait les yeux au plafond et se perdait en rêveries, il trouvait encore sur les solives une matière nouvelle à ses réflexions. Là, en effet, Montaigne avait fait tracer au pinceau des sentences latines ou grecques, et maintenant elles se détachent en noir sur la couleur du bois. On en retrouve ainsi cinquante-quatre, inscrites sur quarante-six solives et deux poutres transversales. La plupart ont passé depuis dans les Essais, notamment dans l'Apologie de Raymond de Sebonde. Resserrées en une phrase et parfois en un mot, comme elles le sont ici, les pensées ordinaires de Montaigne apparaissent plus clairement et on distingue mieux les règles de conduite qui le guidaient à travers ses investigations.

Le plus grand nombre de ces sentences a été cueilli dans l'Ecclésiaste, dont la sagesse désabusée enchante Montaigne, ou dans les Épîtres de saint Paul, dans Stobée ou dans Sextus Empiricus. Le reste est pris un peu partout, au hasard des lectures. Il s'en dégage bien l'impression du scepticisme métaphysique que professait Montaigne. Qui peut se vanter de connaître l'au-delà des choses, et pourquoi chercher à soulever un voile impenétrable à tous les yeux? Jouissons du présent sans trop nous occuper de l'avenir, qui ne nous appartient pas. L'homme n'est qu'un vase d'argile, de la cendre, une ombre; il passe et ne laisse pas plus de trace que le vent. Pourquoi donc s'enorgueillit-il? pourquoi veut-il connaître tout, puisque sa nature est bornée, son ignorance incurable, et qu'il ne saura jamais expliquer ce qu'il voit? 

D'ailleurs, chaque raison a une raison contraire. Ne nous embarrassons donc pas de vaines méditations. Ne soyons ni plus curieux ni plus sages qu'il ne convient. Soyons sages avec sobriété; avons le sentiment de nos défaillances et ne cherchons pas à sortir de notre sphère bornée. Attendons l'heure dernière sans la désirer ni la craindre, et, en l'attendant, guidons notre vie sur la coutume et sur nos sens. Ne nous prononçons pas trop, car les apparences sont trompeuses et l'homme ne perçoit que des apparences. Le parti le plus sage est d'examiner tout sans pencher d'aucun côté, de prendre pour devise une balance, comme Montaigne l'avait fait, avec, en exergue, quelque prudente interrogation. Telle est la grave leçon qu'enseigne même aujourd'hui la contemplation de ces solives.

Par un contraste voulu, Montaigne avait fait orner de façon plus plaisante à l'oeil le petit cabinet « assez poli », joint à sa bibliothèque et « capable à recevoir du feu pour l'hiver-». Les parois en étaient revêtues de peintures éclatantes que le temps a plus qu'à moitié effacées. Ce sont des scènes mythologiques empruntées aux Métamorphoses d'Ovide, des épisodes cynégétiques ou guerriers. Une allégorie plus personnelle indique mieux les sentiments de celui qui s'était réfugié là : deux vaisseaux sont battus par la tempête en pleine mer, et des naufragés nagent vers le rivage où s'aperçoit un temple de Neptune. Une légende entourait ce tableau. Ce qu'on en peut lire laisse deviner que Montaigne, en le choisissant, songeait à Horace et à son ode à Pyrrha. Lui aussi, après s'y être aventuré, avait renoncé aux agitations, aux dangers; désormais hors de portée de l'orage, il pouvait s'écrier : « Je n'y ay plus que perdre. »

Les livres de Montaigne.
Éloigné de la fréquentation des gens du dehors, Montaigne avait à sa portée la fréquentation de ceux qui sont disparus en nous laissant le secret de leur pensée. D'un coup d'oeil il pouvait embrasser, rangés autour de lui, les volumes qui devaient servir à stimuler ses réflexions. Que ne peuplent-ils encore une solitude qu'ils faisaient si animée? Mais ils l'ont depuis longtemps désertée. On verrait sur ces rayons toutes les oeuvres dont les fragments, choisis par Montaigne avec un flair hors du commun, forment maintenant l'éblouissante mosaïque des Essais. A peine quelques-unes de ces reliques sont-elles parvenues jusqu'à nous, portant en tête la glorieuse signature de celui qui les mania, un peu plus d'une soixantaine sur le millier de volumes que Montaigne se vantait d'avoir, et ce petit nombre d'épaves peut nous donner une idée juste, en abrégé, de la bibliothèque du philosophe. 

Les auteurs latins y dominent - trente-deux ont été sauvés, et celle proportion de près de la moitié semble bien exprimer la mesure exacte de leur nombre parmi les livres de Montaigne; - n'était-ce pas de Rome, en effet, et de sa littérature que le solitaire tirait le meilleur de sa nourriture intellectuelle. La plus grande partie des écrivains latins figuraient donc sous ses yeux, depuis Cicéron qu'il pratiqua tant au collège de Guyenne et qu'il citait ensuite sans l'aimer, jusqu'à Sénèque dont il trouvait les Épîtres si profitables. Beaucoup de poètes y seraient, à la suite de Virgile, jusqu'à Claudien et Ausone : Lucrèce, Catulle et Horace, qui tinrent le premier rang après Virgile, « le maistre de choeur »; Lucain, que Montaigne tout d'abord préféra à Virgile et qu'il continua à pratiquer « pour sa valeur propre et vérité de ses opinions et jugements » : Juvénal, Martial et Perse. Les historiens, eux, y seraient au complet, de Tite-Live à Quinte-Curce et à Tacite, bien que Montaigne ne lût celui-ci que plus tard, et, dans le nombre, César et Salluste auraient une place à part. 

Quant aux auteurs grecs, ils étaient moins abondants; non que le philosophe fût incapable de comprendre leur langage, mais il ne l'entendait pas assez pour le saisir à la volée, et, s'il aimait à savourer directement les auteurs qui lui agréaient, parfois aussi il se faisait lire à haute voix les livres qui fatiguaient sa vue et dont il ne voulait pas suivre de trop près le détail. Quelle qu'ait pu être la connaissance que Montaigne avait du grec - il semble qu'elle était fort suffisante pour lui permettre d'agir autrement. - il n'apparaît pas que d'ordinaire Montaigne puisât directement aux sources de la Grèce. L'intelligence de la beauté hellénique lui manqua, car il ne la perçut guère qu'au travers d'un voile plus ou moins transparent et dans des oeuvres où elle ne resplendissait pas de tout son éclat. Montaigne préférait la netteté de la pensée aux grâces du style : il s'attachait donc volontiers aux ouvrages qui lui fournissaient matière à réflexion par les traits ou par les observations qu'ils rapportaient. 

Après Plutarque et Xénophon, qui symbolisaient à ses yeux la fine fleur de la culture grecque, il se délectait aux récits de Diogène Laerce. Combien il regrettait que celui-ci n'eût pas eu des continuateurs et des imitateurs! Il en souhaitait « une douzaine », et peut-être, au prix de ces compilateurs, eût-il fait bon marché des écrivains qui se souciaient plus de charmer que d'instruire. Ces écrivains-là, il les lisait sans les fréquenter; il les pratiquait surtout par fragments, dans les anthologies qui donnent les extraits les plus ingénieux de leurs oeuvres, qui cueillent et groupent les plus beaux fruits de leur inspiration. C'est là que très souvent Montaigne vint faire son choix : dans le Florilegium de Stobée comme dans les Vies de Diogène Laërce il prit bien des sentences, bien des traits qu'il enchâssa ensuite dans son propre ouvrage.

Les modernes eut aussi avaient leur place, fort inégale, suivant que Montaigne les appréciait. Il rend justice aux Français ses contemporains : les poètes surtout lui agréent, Marot et Saint-Gelais, Ronsard et Du Bellay, qu'il goûte sans réserve, quoique les poètes latins d'alors lui semblent avoir bien du charme. Il éprouve moins d'attrait pour les prosateurs et trouve Rabelais « simplement plaisant », plaçant fort arbitrairement son oeuvre entre le Décaméron de Boccace et les Baisers de Jean Second. 

Au contraire, les Italiens le ravissent. Comme tout son siècle, Montaigne était séduit par la culture italienne, si complexe en même temps et si attirante. En Italie, la tradition latine s'était conservée à travers les temps; on demeurait en communion intime et constante avec l'Antiquité. Quel attrait pour un esprit qui admirait par-dessus tout la civilisation latine! Mais il y avait encore, au delà des Alpes, la liberté de l'esprit individuel et un état social qui laissait s'épanouir la vie publique. Ce sont ces conditions qui frappèrent surtout Montaigne et dont il recherchait les effets dans les oeuvres des littérateurs.

L'imagination des poètes d'outre-monts échauffe Montaigne, mais ne sait pas le retenir. Toutes ses sympathies vont aux recueils épistolaires que publiaient alors les Italiens, « grands imprimeurs de lettres ». Il les recherche curieusement, car il croit voir, dans la personnalité de chaque écrivain, un lambeau de la personnalité nationale en même temps que s'affirme l'individualité de la pensée. A côté, Montaigne laisse une place aussi grande à d'autres livres qui complétaient ceux-ci et dont l'Italie paraissait avoir le monopole : ces manuels du parfait gentilhomme, de l'homme de cour tel que le concevait la mode, qui réglaient les belles manières et donnaient tour à le la conversation. Montaigne se complaît de ces façons, bien qu'elles lui semblent trop raffinées, mais les apparences lie le trompent pas : il sait que si les dehors sont charmants, la conscience demeure corrompue et cynique. La vie de l'Italie est ainsi faite : politique ou morale, tout y a deux aspects, l'un extérieur et brillant, l'autre intime et louche. 

Et nulle part cette dualité ne se reflète mieux que dans les oeuvres des écrivains : d'une part, ceux qui enseignent la science des vertus d'apparat; d'autre part, ceux qui dévoilent le secret d'une diplomatie cauteleuse; les historiens et les théoriciens de l'élégance mondaine. C'est pour cela que Montaigne réunissait ces éléments divers sur ses rayons. L'histoire était, pour lui, la passion favorite, le sujet ordinaire de ses investigations, et, nul pays plus que l'Italie ne lui fournissait ample matière à cet égard. L'histoire s'y était renouvelée en même temps que la poésie et le roman. Depuis lors, elle s'était singulièrement perfectionnée dans ce milieu si affiné, si propre à l'analyse des passions. Aussi les historiens italiens abondaient-ils dans la bibliothèque de Montaigne, mettant à portée du philosophe le secours de leur psychologie avisée et pénétrante.

La curiosité de Montaigne.
Tel était le cadre des réflexions de Montaigne, l'horizon que fixait son regard de penseur. Au demeurant, n'est-ce pas aussi l'horizon de tout son siècle, qui ne sut guère voir au delà des livres que l'Antiquité lui avait légués? Livres grecs, livres latins et parfois livres italiens, n'est-ce pas là que chacun allait chercher ses impressions et ses pensées? Les plus maladroitement respectueux s'efforçaient d'y prendre même la forme. Montaigne fut plus habile et se garda d'une telle erreur. Aussi instruit que son siècle, il sut mieux que personne mettre en oeuvre les livres qu'il avait lus. Au lieu de prendre « vert et sec », de piller sans discernement, il choisit ce qui lui parut de bon aloi, s'en empara et l'enchâssa dans sa propre prose avec le tact d'un artiste. Cet artifice peut donner de prime abord au plus personnel des livres un aspect bien emprunté. Mais c'est tour de bonne guerre. Nul ne réclamerait en effet si le madré philosophe laissait aux Anciens la responsabilité de ce qu'ils avaient pensé et dit avant lui, et tel, croyant atteindre l'auteur des Essais, donnerait une nasarde à Cicéron ou à Sénèque, tant Montaigne les avait accommodés à sa facon.

A la différence aussi des Français de son temps, dont la curiosité d'ordinaire ne franchissait guère que les Alpes et qui estimaient l'Italie le seul pays au delà des frontières vraiment digne d'être étudié, l'attention de Montaigne était à la fois plus générale et plus profonde. C'est un des traits notables de sa nature que le désir de connaître en détail l'histoire et l'humeur des peuples étrangers. On peut affirmer que sa bibliothèque contenait tout ce qui avait paru alors de plus propre à satisfaire cette curiosité. Historiens ou chroniqueurs, il les avait assemblés tous, demandant aux uns la raison des événements, aux autres le récit consciencieux des faits. Car Montaigne - et c'est encore là un des traits de son caractère qu'il convient de marquer le plus nettement, - s'il lisait tout ou à peu près, ne lisait pas tout de la même manière. Les livres dont il ne croyait pas pouvoir tirer d'enseignement, il les lisait sans grande attention; tant mieux s'il restait ensuite dans son esprit quelque profit d'un commerce dont il n'avait rien attendu. Au contraire, son attention se concentrait sur les ouvrages dont il voulait tirer parti; pour ceux-ci, il consacrait tout le temps nécessaire à leur lecture, il les annotait, les résumait en quelques traits saillants. Soulignant les passages heureux ou analysant les observations neuves, rien ne lui échappait alors, et il s'assimilait la moelle ainsi extraite de ces oeuvres favorites.

Ses lectures amenèrent Montaigne à s'analyser. 
Montaigne fut, de la sorte, sinon l'homme d'un seul livre, l'homme de beaucoup moins de livres qu'on ne le supposerait à voir le nombre de ceux dont il était entouré. Quand il jugeait l'ouvrage d'importance, le lecteur n'en voulait rien laisser perdre, l'analysait et l'appréciait ligne à ligne, soumettait tout à l'intensité de son observation et de sa critique. On peut surprendre ce travail sur le fait, grâce à l'exemplaire des Commentaires de César que Montaigne a annoté en le lisant a été conservé. 

Montaigne pratiqua longtemps César et consacra près de cinq mois à l'examen de son oeuvre. Commencée le 25 février 1578 par les trois livres de la Guerre civile, cette lecture s'acheva le 21 juillet de la même année par la Guerre des Gaules. Plus de six cents notes inégalement réparties sur les marges des trois cent trente-six pages du livre attestent le soin apporté; et, à la fin du volume, au verso d'un des derniers feuillets qu'il occupe tout entier, un jugement d'ensemble sur César est écrit par Montaigne d'une main rapide, sous le coup de l'impression que cette lecture avait faite en lui. Dans cette première vue générale, un seul côté de la nature de César frappe Montaigne : le mérite de l'historien. L'homme de guerre reste au second plan, à peine apprécié. Plus tard, au contraire, en reprenant dans son livre le portrait de César, Montaigne, dont le regard sera plus net et l'esprit plus dégagé, insistera sur les deux faces du génie du grand homme dans son admiration, le général semblera même l'emporter sur l'écrivain. Montaigne retouchera, pour les accentuer, bien dles traits qu'il avait seulement indiqués dans sa première ébauche; il précisera bien des aspects à peine entrevus de cette physionomie multiple. Montaigne alors aura trouvé son vrai point de vue. Il ne se dissimulera ni les vices de César ni les lâchetés de sa politique; il ira jusqu'à le traiter de « brigand ». 

Malgré tout, le César analysé dans les Essais sera bien le même que celui que Montaigne avait d'abord essayé de fixer sur les gardes de son propre exemplaire des Commentaires. La plupart des lignes du premier portrait sont demeurées dans le second, mieux marquées et plus fermes. D'abord César était vu de trop près pour que l'oeil du lecteur n'éprouvât pas quelque confusion. Avec le recul, l'ensemble se détache, et chaque détail prend sa valeur véritable. C'est pour cela qu'il est instructif de comparer les deux points de vue, de rechercher dans l'ébauche primitive l'expression non altérée des sentiments originels, de retrouver dans le dernier tracé ce que le temps a mieux défini et achevé. Dans la note manuscrite on surprend le prime saut d'une appréciation qui se répand pour elle-même avec l'ardeur de la nouveauté; plus tard, au contraire, la pensée est mûre, complète, et l'on n'y retrouve les premiers éléments qu'assagis et précisés.

C'est là l'étape de début de la pensée de Montaigne : avant de la confier au public, il la fixe pour lui-même et la couche dans sa vérité native sur le volume même qui la provoqua. Montaigne acquiert ainsi insensiblement la conscience de ses propres forces; suivant une de ses comparaisons, on croit le voir « voleter et sauteler » de livre en livre « comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l'haleine et la force lui faille ». Il est même à peu près certain qu'il s'essaya de bonne heure de la sorte et avant d'avoir pris le parti de se retirer de la vie active. Nous connaissons par lui les réflexions qu'il avait écrites à la suite de ses exemplaires de Guichardin, de Commines et des Mémoires de Du Bellay; elles datent très vraisemblablement des dernières années de magistrature de Montaigne. Elles sont précieuses puisqu'elles nous font connaître l'état d'esprit du philosophe au moment où il débute dans son oeuvre. 

Les annotations de l'exemplaire de César le sont autant puisqu'elles nous permettent de saisir le sentiment du lecteur dans sa première expression. Combien pourtant le seraient davantage les remarques dont Montaigne devait couvrir ses livres de chevet, si on avait eu la bonne fortune d'en conserver quelqu'un! A vrai dire, César ne fut jamais un des auteurs préférés de Montaigne, bien que celui-ci pense qu'on doive étudier le Romain « non pour la science de l'histoire seulement, mais pour lui-même, tant il a de perfection et d'excellence par-dessus tous les autres, quoique Salluste soit du nombre ». Cicéron, Sénèque ou Plutarque agréaient bien davantage à Montaigne; sans cesse il recourait à leurs ouvrages comme à un fonds inépuisable de réflexions et de traits. Si nous possédions les exemplaires de leurs livres qui servirent aux lectures de Montaigne, on pourrait affirmer que la connaissance des Essais en serait singulièrement éclairée; on saisirait d'un regard plus assuré la genèse et les développements de l'oeuvre.

Le danger n'était donc pas que, lisant et tirant un aussi bon parti de ses lectures, Montaigne n'écrivît pas à son tour, mais comment il écrirait et comment se traduirait l'activité de sa pensée. Le nombre était restreint des sujets qu'il pouvait traiter dans sa solitude. Emploierait-il ses journées à composer quelque vaste corps d'histoire universelle? Il en avait tous les éléments sous la main, mais ce n'était pas ainsi qu'il entendait que l'histoire fût « le vrai gibier de son estude ». Se laisserait-il plutôt aller à écrire l'histoire de son temps? Certes nul ne le pouvait faire avec plus d'impartialité que Montaigne, dominant, pour ainsi dire, du haut de son isolement les passions des partis et des sectes. Sa retraite n'était pas assez absolue pour qu'il n'entendit pas gronder les orages aux alentours ni le philosophe assez détaché du monde pour n'y pas paraître quand le devoir le commandait : témoin cette démarche dont le duc de Montpensier chargea Montaigne, en des jours particulièrement difficiles, auprès du parlement de Bordeaux et dont l'envoyé se tira à son honneur (11 mai 1574). Montaigne ne voulut pas davantage s'attarder à débrouiller les agitations de ses contemporains, et « pour la gloire de Salluste », il ne l'eût pas entrepris. Il préféra s'étudier et dire leurs vérités aux autres en avant l'air de les dire à soi-même. De la sorte, qui pourrait lui en vouloir?

Indécisions du début. 
Mais ce dessein ne se présenta pas à son esprit ainsi tout tracé. Il ne prit corps qu'insensiblement. De son gré, Montaigne eût choisi le genre épistolaire « pour publier ses verves », et cette opinion est, tout ensemble, judicieuse et pleine de goût. Qui peut mieux qu'une lettre rendre les impressions les plus intimes de celui qui écrit? On ne saurait faire un reproche à quelqu'un de trop nous entretenir de lui-même, puisque la lettre familière a pour objet avoué de nous parler de celui qui l'envoie. Montaigne ne l'ignorait pas et le ton négligé du genre épistolaire lui plaisait singulièrement. Déjà il s'y était essayé et se piquait d'y réussir. En tête de chacun des opuscules de La Boétie, il avait placé des épîtres dédicatoires dans lesquelles se montre toute l'originalité de l'écrivain; la lettre qui raconte la mort de La Boétie est même un pur chef-d'oeuvre de sentiment et d'émotion. Mais à quel correspondant adresser les confidences qu'il se disposait à faire? Montaigne n'avait personne parmi ses amis à qui il pût se découvrir de la sorte. 

Ah! si une fin prématurée n'avait pas pris La Boétie! Fallait-il maintenant simuler un confident imaginaire? Le procédé eût trop refroidi le style et la confession de l'écrivain. Mais quand les circonstances le lui permirent, Montaigne ne manqua pas de donner à son oeuvre le caractère qu'il avait tout d'abord rêvé pour elle, et quelques chapitres des Essais conservent encore cette forme de lettres, notamment le chapitre de l'Institution des enfants (1580, I, 26), dédié à la comtesse de Gurson; celui de l'Affection des pères aux enfants (1580, II, 8), dédié à Mme d'Estissac, ou même cette célèbre Apologie de Raymond de Sebonde (1580, II, 12), composée, dit-on, pour Marguerite de Valois. Ces divers chapitres ont-ils été remaniés pour les mettre en harmonie avec l'ensemble du livre Toujours est-il qu'ils ne diffèrent pas sensiblement des autres, de ce qui précède et de ce qui suit.

Il était nécessaire, avant d'apprécier les Essais eux-mêmes, de déterminer de notre mieux les lectures de Montaigne et la façon dont il se les assimila, afin de faire le départ de ce qui est propre à l'auteur et de ce qui lui est étranger. Si le tissu de l'oeuvre a été tramé par une main habile, les fils qui le composent ne sont ni de même provenance ni de même qualité, et plus l'ouvrier a été expert, plus il convient d'en suivre de près le travail. Montaigne paraît croire qu'il est lui-même la seule matière de son livre. Dès le début, il en prévient le lecteur, comme il répondait aux compliments du roi de France

« Il faut donc que je plaise à Votre Majesté, puisque mon livre lui est agréable, car il ne contient autre chose qu'un discours de ma vie et de mes actions. »
Mais ceci est plus avisé qu'exact. Sans doute on trouve dans les Essais les «-conditions-» et les « humeurs » de l'auteur, ses « imperfections » et sa «-forme naïve-»; on y trouve aussi autre chose et on l'y trouve dès l'abord.

En effet Montaigne ne commença pas par l'analyse de soi-même : il ne pénétra en lui qu'indirectement, par une voie détournée. Il reconnaît sans peine que ses premiers Essais «-sentent à l'étranger-». C'est vrai, un simple coup d'oeil suffit pour montrer ce qu'ils ont d'impersonnel, de général, de pris ailleurs. Ce sont des commentaires un peu vagues, banals parfois, sur un événement notable trouvé dans quelque historien : trop absorbé par le souvenir de ses lectures, Montaigne ne regarde en soi qu'à la dérobée et se peint de profil, non de face. Il évite de se mettre en scène ou le fait timidement. 

« Considérant la conduite et la besogne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus noble endroit et milieu de chaque paroi pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance, et, le vide tout autour, il le remplit de grotesques,n'ayant grâce qu'en la variété et estrangeté. » 
La comparaison n'est pas si défectueuse qu'on le pourrait croire. Ici, l'origine du tableau, c'est quelque sentence, quelque trait, emprunté à un autre - ancien ou moderne, - et les principaux épisodes de la scène sont tirés du même fonds. Pour assembler le tout, Montaigne a mis la bonne grâce de son esprit et le charme de son style. Mais, comme il arrive parfois à ces tapisseries aux sujets ambitieux qui pâlissent tandis que leur bordure ne perd rien de sa fraîcheur, le premier dessin de l'oeuvre s'est insensiblement effacé et, au contraire, les ornements accessoires ont été chaque jour goûtés davantage pour leur finesse et leur variété. Il est vrai que Montaigne, guidé par quelque prescience et, sans doute aussi par le sentiment de ses contemporains, ne cessait d'ajouter à son livre des passages nouveaux dont le moindre prix n'était pas de faire connaître de mieux en mieux l'intimité de leur auteur.

Les Essais étudient l'Humain en général. 
L'objet avoué des méditations de Montaigne, celui qu'il assigne luiméme à ses recherches, « c'est la connoissance de l'homme en général ». Et comme l'homme est essentiellement « ondoyant et divers », l'enquête à laquelle Montaigne se livre est extrêmement variée : il tend à considérer l'homme dans tous ses états et dans toutes ses situations, policé et sauvage, héroïque ou médiocre. Toutes ses observations, toutes ses lectures se rapportent à ce sujet. immense, et Montaigne ne fera rien pour le circonscrire, préférant en parcourir sans cesse les détails qu'en fixer les limites. Il prendra de toutes parts ses éléments d'information, car sa connaissance des hommes n'était ni bien vaste ni bien profonde quand il eut ainsi, vers quarante ans, la fantaisie de se cloîtrer. Il n'avait pas manié de grandes affaires; il n'avait pas davantage pris part à de difficiles négociations, et si, comme il l'avoue, il se consolait en faisant des Essais de n'avoir pu faire des effets, rien ne permet de croire qu'il en ait longtemps ni beaucoup souffert. 

Plus détaché que désabusé, pourrait-on dire de lui en retournant un mot célèbre, il lui manquait cette clairvoyance qui devine les mobiles les plus secrets des actions humaines et que donnent le sentiment d'une ambition déçue, la conscience d'un génie méconnu. Montaigne ne paraît avoir jamais eu une telle confiance en lui-même : en étudiant l'homme, il ne dressera pas son propre piédestal pour mieux étaler aux yeux des autres les mécomptes de sa vanité. La curiosité seule le guide, une curiosité aimable, inépuisable, toujours en éveil, nullement ténébreuse en ses visées; Montaigne prendra un vif plaisir à l'exciter sans cesse sans la satisfaire jamais et s'il prolonge outre mesure son enquête, c'est autant parce qu'il est embarrassé de conclure que pour faire durer ce plaisir plus longtemps.

La preuve en est aussi en ce que Montaigne, au début, cherche surtout dans les livres cette connaissance de l'homme qu'il désirait acquérir; un esprit chagrin ou mécontent eût procédé tout autrement. Plus tard, à la vérité, il ne manquera pas d'y ajouter le fruit de ses observations personnelles et aussi le résultat de son analyse intime; dès l'abord, il ne se voit, pour ainsi dire, qu'au travers dl'un prisme et ne se reconnaît qu'à l'aide du secours étranger qu'il demande à ses livres. Les historiens fournissent à Montaigne le récit extérieur des événements et parfois, quand ils sont excellents, des vues sur leur enchaînement ou sur leurs auteurs. Mais les philosophes stimulent ses pensées et, en instruisant son inexpérience, éveillent ses réflexions. Il ne les suit cependant pas tous indistinctement : il choisit et veut à ses guides une conduite déterminée. 

Pour lui, il écoute la philosophie quand elle s'applique à l'étude de l'homme, « où est, dit-il, sa plus juste et laborieuse besogne ». Mais, « quand elle perd son temps dans le ciel », quand les penseurs s'égarent dans les nuages de leurs conceptions, Montaigne trouve cette prétention téméraire et n'apprécie pas le résultat. En d'autres termes, Montaigne fait deux parts dans la philosophie, dont il admet l'une et rejette l'autre : il admet l'étude de l'homme, l'analyse psychologique, dont il fait dépendre la morale, assez sommaire, telle qu'il la conçoit; il rit, au contraire, de la métaphysique et de ses spéculations. Non seulement il se moque des « dogmes » des métaphysiciens, mais encore il ne croit pas même à leur sincérité, considère leurs efforts comme un pur exercice intellectuel et s'étonne qu'ils aient pu donner au public « pour argent comptant » toutes leurs
rêveries.

Les inspirations de Montaigne : Sénèque et Plutarque.
Les goûts de Montaigne le portent donc naturellement vers la lecture des moralistes et il s'attarde en la compagnie de ceux qui lui donnent des leçons de modération et de bon sens. Dans les Epîtres l'esprit pratique de saint Paul lui plaît; il est séduit par la sagesse désabusée de l'Ecclésiaste. Parmi les profanes, il admire Socrate, parce que « c'est lui qui ramena du ciel où elle perdoit son temps la sagesse humaine pour la rendre à l'homme, où est sa plus juste et laborieuse besogne », et que par son propre exemple il « a fait grand service à l'humaine nature de montrer combien elle peut d'elle-mesure ». Montaigne côtoie Platon et Aristote sans saisir la grâce souple du premier ni l'ampleur solide du second. Cicéron l'arrête davantage, bien qu'il trouve que ses raisonnements sont à côté du sujet et « tournent autour du pot ». Montaigne ne s'attarde véritablement qu'aux ouvrages de Sénèque et à ceux de Plutarque. Il ne se lasse pas de les lire et s'efforce de s'assimiler leur substance, non qu'il juge l'un ou l'autre auteur plus grand que Platon ou même que Cicéron, mais parce que leur manière lui plaît davantage, qu'il goûte mieux leurs propos. Sénèque et Plutarque traitent la philosophie comme Montaigne le souhaite; développant un point de morale dans une lettre ou dans un court traité, ils épuisent leur sujet en quelques pages, sans qu'il soit besoin, pour les suivre jusqu'au bout, d'un grand effort d'attention et sans perdre le temps à des prolégomènes. Aussi Montaigne les affectionne-t-il particulièrement l'un et l'autre. 

Dans ses petits traités, dans ses lettres, qui sont, aux yeux de Montaigne, « la plus belle partie de ses écrits et la plus profitable », Sénèque ne se montre pas comme un philosophe de profession qui tient école, mais bien comme un sage exerçant une influence étendue, une sorte de confesseur laïque consulté sur des cas de conscience qu'il discute et résout à sa façon. Donnant à des personnes assez diverses dles conseils à suivre, Sénèque devait être clair et pratique : il ne pouvait se perdre dans un dogmatisme qui eût été hors de raison. C'est pour cela qu'il plaît à Montaigne; il le séduit par la variété de ses aperçus, par la souplesse de sa méthode, qui se plie si bien aux besoins de chacun. Grand connaisseur du coeur humain, Sénèque sait en comprendre les faiblesses et proportionner les secours à chaque cas. Il ne prêche pas une morale abstraite, il formule des règles de conduite. Sa correspondance n'est qu'une suite de consultations. Elle devait retenir Montaigne par ce sentiment du devoir possible. Pour n'éloigner personne, Sénèque donne à la vertu un tour aisé, aimable; il ne demande pas les renoncements héroïques, les sacrifices hors de portée. Sa sagesse est pleine d'accommodements et il n'expose pas les dogmes de l'école dans toute leur rigueur. Aussi Montaigne ne s'effrayait pas d'un stoïcisme atténué de la sorte; il lui agréait d'être vertueux à si bon compte.

D'autre part, Plutarque, depuis qu'Amyot l'avait traduit, apportait bien des renseignements à Montaigne, qui trouvait ainsi sous sa main le résumé de l'Antiquité tout entière : l'histoire ancienne, dans les Vies parallèles ; dans les Oeuvres morales, les philosophies et les moeurs de jadis. Venu tard, à la fin du monde païen, Plutarque a rassemblé et coordonné les résultats de la sagesse grecque et romaine; il est, pour ainsi dire, le greffier de cette longue enquête. Historien et moraliste, il touche à tout avec la liberté d'allures d'un esprit très personnel; ses histoires comme ses petits traités moraux sont tout ensemble une mine inépuisable de faits et un riche répertoire de réflexions justes, de pensées ingénieuses, dites souvent incidemment, mais toujours avec bon sens et à propos. Aussi combien Montaigne aimait à revenir à Plutarque : sa curiosité y trouvait presque une nourriture à sa faim, et il passait de l'historien au moraliste avec la satisfaction de pouvoir apaiser ici et là son ardeur d'apprendre. 

Contenu dans l'expression de ses idées, calme dans ses opinions, Plutarque enseigna à Montaigne à garder la liberté et l'indépendance de son jugement et lui montra comment, en des temps troublés, on évite le présent en remontant vers le passé. De Sénèque au contraire Montaigne tira un autre profit; il apprit à accepter le présent sans récriminer, à se plier aux circonstances sans révoltes stériles, parce que l'homme s'agite en vain devant la loi immuable de sa nature.

L'homme peint par Montaigne. 
Quel portrait de l'homme se dégage de tous ces éléments divers? A vrai dire, aucune figure nettement dessinée ne se détache sur un fond déterminé où chaque détail concourt à faire valoir l'ensemble. L'homme étant fort mobile par nature, son peintre s'en autorise pour essayer de le saisir dans ses positions les plus diverses, car la curiosité de Montaigne est tout au moins égale à la diversité du modèle. On trouve beaucoup d'esquisses vues d'un regard pénétrant et enlevées d'un crayon sûr; pas de toile d'ensemble où le dessein de l'oeuvre apparaît tout entier, développé à point et mis en son jour véritable. Montaigne n'a guère vu le type général de l'espèce; il a, en revanche, étudié le plus d'individus qu'il a pu; mais les liens qui rattachent les individus entre eux, les éléments communs qui déterminent la supposée nature humaine lui échappent trop souvent. Ce n'est pas ainsi que procèdent l'histoire ou la sociologie, essayant de résumer en un exemplaire la variété des formes, ramenant à un caractère ou à un trait la diversité des civilisations et des cultures. Montaigne est un naturaliste sans prétentions, qui se plaît à ses observations de chaque jour, sans trop se soucier de celles de la veille ou du lendemain; plus il étudie et plus l'individualisme lui paraît être le fond de toutes choses. Il s'attarde à chaque phénomène, admirant comment l'ordre de l'univers amène des combinaisons sans cesse différentes. Il se défend d'établir entre elles des affinités qu'elles ne sauraient avoir. Le genus homo lui échappe ainsi; il ne personnifie pas cette donnée d'histoire naturelle, il se garde surtout de l'idéaliser, préférant nombrer toutes les contradictions de l'homme que l'ériger en puissance supérieure, digne de respect et de tendresse parce qu'elle cimente en une solidarité factice des besoins contradictoires et des instincts ennemis.

Pourtant, si Montaigne saisit mal les éléments constitutifs de ce que d'autres voudront appeler la nature humaine, si le sens des évolutions de l'humanité lui échappe, il essaie de tirer quelque enseignement de la variété même de ses informations. Volontiers, il eût dit, avec un illustre moderne, que l'homme est « borné dans sa nature, infini dans ses voeux »; mais il eût ajouté aussitôt que les bornes de cette nature ne sont rien moins dise fixes et qu'elles varient étrangement. Non seulement les individus diffèrent entre eux, mais chaque individu diffère sans cesse avec lui-même. Plaisante créature qui, à peine capable de se connaître elle-même, est tourmentée du désir de pénétrer des secrets tout à fait hors de sa portée! C'est pour le détourner d'un projet aussi téméraire que Montaigne ne fait grâce à l'homme d'aucune de ses inconséquences ou de ses lacunes. En lui montrant tout ce qui lui manque pour se juger avec certitude, Montaigne espère lui enlever la pensée indiscrète et superflue de sonder ce que nul oeil humain n'a sondé jamais. Montaigne n'y réussit pas. En dépit des témoignages de sa faiblesse entassés avec une trop visible complaisance, l'homme ne renonce pas aisément à la témérité qui le pousse vers le mystère, car il n'est pas dans sa nature de rester indifférent devant les problèmes qui pressent de toutes parts son esprit, et, dussent les questions demeurer toujours insolubles, on ne saurait l'empêcher d'en chercher la solution ou d'y suppléer en attendant.

Le doute de Montaigne.
Au contraire, Montaigne enseigne avec succès à se résoudre à ignorer. Loin d'être un état douloureux de la conscience, le doute est pour lui son état ordinaire, une sorte de crépuscule psychologique plein d'une grâce indécise et qu'il aime à prolonger parce qu'il y est à l'aise, indépendant et détaché. A cet égard, l'exemple de Montaigne est contagieux, car « les hommes sont tourmentés par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes ». Leur montrer que le mystère n'a rien de terrible et qu'on peut regarder l'inconnu sans effroi, en se résignant à ne pas le comprendre, c'est donc leur enlever la cause des angoisses les plus vaines et les plus chimériques. Bien plus, un esprit pondéré et prudent doit trouver la sagesse - Montaigne en est la preuve - dans le sentiment de son incertitude, car « [l'âme] sera d'autant plus en équilibre, d'autant plus esloignée des désirs immodérés et des actions violentes, qu'elle sera mieux instruite de sa propre ignorance, de sa foiblesse et du néant de tout ce qui agite les hommes ». Et il arrive ainsi qu'un livre qui semblait devoir être le manuel du scepticisme est devenu, suivant la belle remarque de Prévost-Paradol, « une perpétuelle leçon de tempérance et de modération, puisque toute opinion extrême y est combattue et qu'on y sent partout le besoin d'être équitable ».

Tel est le scepticisme de Montaigne, scepticisme intellectuel fait de modération et de bon sens. C'est le doute prudent de quelqu'un qui a beaucoup lu - trop lu - et qu'effraie, comme Fontenelle, la certitude qu'il rencontre autour de lui. Si Montaigne suspend son jugement, ce n'est ni pour décourager ni pour encourager les bonnes volontés, car la négation systématique n'est que l'envers de la crédulité. Il réserve son opinion parce qu'il n'a nulle hâte de se prononcer, et, qu'il ne lui coûte pas le moins du monde de rester indéfiniment dans l'incertitude, en continuant sort enquête sans impatience et sans résultat. C'est le fruit naturel des lectures de Montaigne : il s'y complaît et les prolonge polir se donner à lui-même le facile plaisir de les opposer l'une à l'autre. A trop voir tour à tour le pour et le contre, à force de trouver des effets contraires produits par une même cause, on arrive aisément à dire avec Sextus Empiricus :

« Il n'y a nulle raison qui n'en ait une contraire, dit le plus sage parti des philosophes ».
 Au milieu de ces contradictions, on ne se prononce pas :
 « Cela peut être et cela peut ne pas être ».
Le doute augmente et s'affirme : 
« Il n'est non plus ainsi qu'ainsi ou que ni l'un ni l'autre. »
 On dit : 
« Que sais-je? »
Et on prend pour emblème une balance dont les plateaux ne penchent d'aucun côté. C'est la route suivie par Montaigne. La diversité des opinions philosophiques qu'il rencontrait chemin faisant le poussa au scepticisme, comme l'inanité des querelles théologiques, la cruauté des dissensions religieuses qui se déchaînaient sous ses yeux, le rendirent tolérant. Perdu au milieu de l'étrangeté des discussions spéculatives, isolé au sein des passions de son temps, Montaigne sentit l'impuissance de ses forces. Son esprit voyait nettement la stérilité de toutes ces agitations. Dans le calme de sa pensée, il rêvait la paix de son pays , le repos des consciences, tout un idéal de fraternité et de justice, auquel quelques esprits d'élite crurent seuls alors avec lui. Mais, devant la démence générale, il manqua d'énergie. Oubliant qu'il est beau de lutter seul, de succomber pour une cause sans espoir, Montaigne perdit courage avant de combattre, et, regardant de loin la mêlée, il sourit ironiquement.

Montaigne est un un conservateur royaliste et catholique.
Sceptique, Montaigne l'est surtout en ceci, qu'après avoir douté de tout il n'eut pas assez foi en lui-même pour y établir, comme Descartes, le fondement de la certitude ou, comme Kant, les bases du devoir. Sur les questions que la vie pose même aux esprits les plus détachés, Montaigne s'en tient volontiers à la coutume, cette « maistresse d'école » puissante et commode. Républicain d'imagination, comme bien des hommes de son temps, et, comme eux, rêveur, parfois généreusement utopiste, il est en pratique un royaliste loyal, s'attachant à l'ordre de choses établi autant par souci de son repos que par dégoût des nouveautés. Quand il examine de près les conditions de son siècle, Montaigne n'est pas éloigné de trouver que tout est au mieux en France, du moins pour les gentilshommes, les gens de son état. Il le déclare et s'en montre satisfait. 

« A la vérité, nos lois sont libres assez, et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme françois à peine deux fois en sa vie; la sujétion essentielle et effectuelle ne regarde d'entre nous que ceux qui s'y convient et qui aiment à s'honorer et enrichir par tel service : car qui se veut tapir en son foyer et sait conduire sa maison sans querelle et sans procès, il est aussi libre que le duc de Venise. » 
Quant aux autres de ses contemporains, les humbles, ceux qui l'entourent aux champs, Montaigne les plaint, les admire, parle avec une éloquence sobre de leurs maux et de leur courage et prend auprès d'eux des leçons de résignation; mais c'est là un cri du coeur, sans écho, sincère assurément et profondément humain, qu'arrache au philosophe déjà vieillissant le spectacle des dangers courus en commun et avec plus de constance par ces voisins illettrés que par le sage armé de patience et de méditation. Quoi qu'ils fassent, ces pauvres gens pourront-ils jamais goûter la liberté telle que l'entend Montaigne, c'est-à-dire le loisir pour chacun de vivre à sa guise? Homme d'observation dont les facultés d'action se sont relâchées pendant son long repos replié sur lui-même, Montaigne se récuse quand il lui faudrait appliquer son idéal aux besoins de son temps. Il les voit certes, et nettement, mais les remèdes l'effraient et d'ailleurs il n'est pas assuré de leur efficacité pour en recommander l'application. Il fuit les innovations, parce que
« telle peinture de police seroit de mise en un nouveau monde; mais nous prenons un monde déjà fait et formé à certaines coutumes ». 
A ceux que cette considération n'arrêterait pas et qui, malgré cela, prétendraient réformer quelque chose, Montaigne assure par avance que le hasard y aura plus de part qu'eux. 
« La société des hommes se tient et se coud à quelque prix que ce soit; en quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent et se rangent en se remuant et s'entassant, comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre trouvent d'eux-mêmes la facon de se joindre et, emplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l'art ne les eust su disposer [...]. La nécessité compose les hommes et les assemble : cette coutume fortuite se forme après en lois. »
Il en est de même pour la religion. Catholique, Montaigne le fut dans la pratique de la vie comme il fut royaliste, par loyalisme et par amour du repos. 
« Quelque apparence qu'il y ait en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de perdre au change; et puisque je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d'autrui, et me tiens en l'assiette où Dieu m'a mis : autrement le ne me saurois garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grasce de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de notre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que notre siècle a produites. » 
Pourtant on ne saurait prétendre que Montaigne ait jamais été un philosophe chrétien. Laissant à la théologie le soin de mettre sa conscience en paix avec l'insondable, il s'accommode de telle sorte avec les dogmes catholiques que sa liberté de penseur n'ait pas à en souffrir. La croyance qui domine en lui est un déisme un peu vague, mais surtout tolérant. Sa conviction ne s'arrête pas aux formes : elle monte plus haut et considère l'idée plutôt que l'expression dont on la revêt. En 1580, dans la première édition des Essais, Montaigne insérait ce passage, remarquable par la modération de la pensée et qui paraît résumer ses propres sentiments :
« De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d'excuse, qui reconnoissoit Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la révérence que les humains lui rendoient, sous quelque visage et en quelque manière que ce fust : car les déités auxquelles l'homme, de sa propre invention, a voulu donner une forme, elles sont injurieuses, pleines d'erreur et d'impiété. Voilà pourquoi, de toutes les religions que saint Paul trouve en crédit à Athènes, celle qu'ils avoient dédiée à une Divinité cachée et inconnue lui semble la plus excusable. » 
Nul ne savait mieux que Montaigne ce que le nom de saint Paul venait faire à la fin de son raisonnement. On prêtait si communément alors aux livres saints des opinions étranges, on justifiait avec eux tant d'actes subversifs, qu'il faut se réjouir de voir ici l'autorité de saint Paul couvrir et faire passer le langage de la saine raison. C'est, une précaution qu'il ne faut pas perdre de vue en lisant les Essais, mais qu'on ne saurait reprocher à quelqu'un qui voulait défendre sa façon de penser jusqu'au feu exclusivement.

But principal des Essais.
Ces idées générales sont l'essence même des Essais; on les retrouve plus ou moins nettement dans toutes les parties du livre, mais c'est, dans le célèbre chapitre de l'Apologie de Sebonde qu'on les peut saisir le plus aisément. Là est le coeur de l'oeuvre :

« c'est de là, suivant l'expression de Prévost-Paradol, que part ce flot puissant qui se divise en mille rameaux, pour porter jusqu'aux extrémités du tissu vivant des Essais la même sève et la même pensée. » 
Là, au travers des restrictions que la prudence commandait à un esprit naturellement réservé, on sait sûrement les véritables opinions du philosophe sur l'homme et sur sa faiblesse. Écoutons-le les exposer lui-même :
« Si me faut-il voir enfin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette queste qu'il y a employée depuis tant de siècles l'a enrichi de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide. Je crois qu'il me confessera, s'il parle en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue poursuite, c'est d'avoir appris à reconnoitre sa vilité et sa foiblesse. L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons, par longue estude, confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux épis de blés : ils vont s'eslevant et se haussant la teste droite et fière tant qu'ils sont vides; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes avant tout essayé et tout sondé, n'ayant, trouvé en tout cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et de ferme et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et reconnu leur condition naturelle. »
Suivant Montaigne, le savoir conduit donc à l'ignorance; bien que nous ne devions pas oublier que « l'ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas la vraie ignorance; pour l'être il faut qu'elle s'ignore soi-même ». 

Mais Motaigne aurait dû ajouter que l'ignorance du savant est méthodique; si celui-ci se résout à ignorer, ce n'est qu'un délai qu'il supporte, remettant à des temps futurs le soin de trouver la réponse qu'il ne saurait utilement chercher. Au contraire, l'ignorance que Montaigne découvre dans la nature humaine est définitive et incurable, parce qu'elle en est le fondement; les vérités de la métaphysique sont à jamais inaccessibles à l'homme et sans prétendre les comprendre de lui-même il doit en demander l'explication à quelque autorité supérieure, « à la foi chrétienne, non à la vertu stoïque ». Ainsi finit ce chapitre, par une confession de foi. L'homme est amené devant les autels du christianisme et contraint à ployer les genoux, non certes par la poigne brutale d'un Pascal qui le meurtrit et qui l'écrase, mais par une main circonspecte et prudente, sachant tirer respectueusement comme il convient sa « bonnetade » à Dieu et qui, après avoir rempli ses devoirs de la sorte, reprend aussitôt la plume pour la besogne accoutumée.

Cette tâche que Montaigne lui-même avait fixée à son travail solitaire était de chercher et de rassembler les preuves de ses propres allégations : 

« les idées que je m'estois faites naturellement de l'homme, dit-il, je les ay establies et fortifiées par l'autorité d'autrui et par les sains exemples des anciens, auxquels je me suis rencontré conforme en jugement ».
C'est en effet la sagesse de l'Antiquité qui éclate de toutes parts dans son livre, à peine tempérée par un souvenir discret du christianisme . Montaigne en recueille partout les principes et les exemples, sans hâte, à la vérité, car le propre de l'homme étant la variété et mobilité d'humeur, il importe de confirmer cette impression par la variété des faits et mobilité des règles. L'esprit de système manque à ce moraliste, analysant pour analyser, décrivant pour décrire et séduit surtout par le détail qui le charme et le retient outre mesure. A lire les Essais, l'homme semble même trop «-ondoyant-» et trop « divers » ; il parait trop plein de bigarrures, notées sans qu'un fil discret les rattache entre elles et les rapproche pour les expliquer. Montaigne n'est pas un observateur pénétrant qui découvre un important ressort caché des actions humaines et le fait jouer à sa guise. Il n'analyse pas davantage un travers, un défaut, un vice, en poussant jusqu'au bout la minutie de son examen et en groupant avec méthode ce qu'il a remarqué.

Montaigne voit les choses de moins près : il s'égare et marque d'un trait heureux ce qu'il rencontre, chemin faisant. Comme dans la composition de son livre, la fantaisie a une large part dans sa façon d'observer; elle l'entraîne de-ci de-là, un peu au hasard, et sans qu'il soit toujours facile de le suivre; mais que d'ingénieuses trouvailles en route, et agréablement présentées! Toutes, il est vrai, ne sont pas du même aloi, car le plaisir de la découverte enlève parfois à Montaigne la notion exacte du prix des choses. Il faut savoir couper court à la curiosité oiseuse, elle est malsaine en bien des points. On ne peut sonder les bassesses que pour en chercher le remède, en les étalant, il faut les flétrir ou les guérir. Et Montaigne n'y a pas songé.

Montaigne se peint en peignant l'homme.
C'est de la sorte, en cherchant autrui, pour ainsi dire, que Montaigne se découvrit lui-même; le contact avec la pensée des autres donna un corps à la sienne propre, l'observation de l'homme en général le mit sur la voie de sa propre observation. Les livres, en effet, ne pouvaient guère lui fournir d'éléments d'information que sur les types extrêmes de la nature humaine, les excellents ou les pires, car l'histoire les étudie volontiers. Au contraire, la région moyenne de l'humanité lui échappe ainsi, à moins qu'il ne prenne le parti de l'étudier lui-même sur ses contemporains ou, mieux encore, de l'analyser en s'analysant. Telle est l'origine du « sot projet qu'il a de se peindre »
et ce qui l'excuse mieux que tout. 

Ainsi qu'Emile Faguet en a très justement fait la remarque, « comme projet ce serait peut-être sot, comme pièce dans l'ensemble de son projet c'est essentiel ». 
Là est aussi le trait le plus caractéristique de la physionomie de Montaigne, celui qui le distingue le mieux des écrivains dont on serait le plus tenté de le rapprocher. A l'inverse de Jean-Jacques Rousseau, dont on compare si souvent les confessions aux Essais, Montaigne n'est nullement préoccupé de ce que son individualité a de personnel et d'unique. Convaincu que « chaque homme porte la forme de l'humaine condition », il s'analyse pour trouver en soi les éléments constitutifs de la nature humaine et aussi parce qu'aucun sujet d'étude n'est plus à sa portée. S'il se peint tel qu'il se voit, c'est que le lecteur pourrait trop aisément juger de la sincérité de l'écrivain en le rapprochant de sa propre personnalité.

De là vient aussi que Montaigne reste familier, abordable, dans sa solitude, parce qu'elle n'a rien d'absolu et qu'il ne cesse de se comparer à autrui, non pour s'amender, il est vrai, mais pour se juger plus sainement. Tant s'en faut que ce soit l'isolement douloureux d'un esprit blessé qui se replie sur lui-même. C'est la paisible retraite d'un homme qui veut s'abandonner à une aimable paresse intellectuelle pour ne pas suivre de trop près les discordes de ses contemporains. Bien qu'elle moralise, cette solitude n'est ni ascétique ni mystique. Rien ne ressemble moins à la solitude du chrétien qui médite à l'écart et s'entretient avec sa conscience. En s'enfermant chez lui, Montaigne renonce moins que personne à ce que Bossuet appellera plus tard « la vie des sens », pour s'occuper exclusivement de « la vie de l'honneur ». S'il recherche les erreurs de ses sens, ce n'est pas pour les corriger. 

Tel qu'il est, Montaigne se plaît à lui-même et ne songe pas à s'amender, car il ne rougit pas de défaillances qui lui agréent et qu'il avoue avec candeur, sans repentir. Il sait que, par l'essence même de sa nature, l'homme est sujet à l'erreur; pourquoi se lamenter alors de chutes inévitables? Montaigne aime à se perdre en de continuels examens de conscience, parce que la curiosité de son esprit trouve son plaisir à cette perpétuelle analyse. Il suit heure à heure ses faiblesses et les note, non pour en tirer une règle de conduite, mais sans autre motif que la satisfaction de les reconnaître. Ce n'est pas un Marc-Aurèle avançant chaque jour dans la perfection morale, parce que chaque jour il impose un but précis à ses efforts. Chez Montaigne, le progrès moral est nul, parce que l'effort lui déplaît. Pour être maître de son âme, Marc-Aurèle ne la laisse pas errer en de vagues méditations. Bien au contraire, Montaigne adore les contemplations indéterminées, où la pensée se perd à l'aventure, et il a retiré un profit suffisant de sa rêverie, s'il en a suivi les détours. Si, par surcroît., il constate l'inanité de notre pauvre nature, il le constate et en sourit, sans se soucier davantage de réagir et de s'améliorer.

La pondération de Montaigne.
De cet ensemble de qualités diverses il résulte que Montaigne a tracé le portrait de l'homme tout en se peignant: chacun croit se reconnaître en lui, mais, de fait, il reste lui-même et ne ressemble qu'à lui-même. D'autres avant lui sont plus grands, dans leurs mérites ou dans leurs défauts, Rabelais par exemple. La malice de Montaigne est grande, mais elle ne s'exerce pas à faux : il raille ce qui doit être raillé. Sa pensée gambade, mais les bonds en sont gracieux et point extravagants. Si la mémoire se déverse parfois trop abondamment, si la verve s'abandonne avec trop de liberté, la mesure d'ordinaire ne fait défaut ni dans l'idée ni dans l'expression. Sous un abandon apparent qui semble l'entraîner sans qu'il y résiste, Montaigne au contraire ne perd de vue ni où il va, ni comme il y va. On a pu écrire que s'il est l'homme de France qui sait le moins ce qu'il va dire, il est celui qui sait le mieux ce qu'il dit.

Certes, il était malaisé de demeurer ainsi en équilibre en un temps si porté aux extrêmes, et la pondération est le trait le plus caractéristique de l'humeur de Montaigne. Elle domine partout dans sa vie comme dans son oeuvre. D'autres écrivains avant lui avaient étudié l'homme, mais la fantaisie se mêle trop à leur étude, comme pour Rabelais; la théologie gâte leur philosophie, comme pour Calvin. Aucun n'avait encore fait cette analyse avec une impartialité si voulue et si soutenue. Le mérite de Montaigne fut de s'y tenir et, en dehors de tout système, de chercher la vérité avec les libres allures d'un esprit indépendant. Il se veut l'homme d'aucun préjugé ni d'aucune passion, pas même celle des belles-lettres, car il faisait partie de cette seconde période de la Renaissance qui ne se laissait plus éblouir par les lettres anciennes sans en juger la splendeur. Dès l'abord, l'éloquence antique avait, comme un vin généreux, grisé les esprits et leur enlevait la libre possession d'eux-mêmes. 

Plus tard, on voulut que l'étude fût profitable et on l'entreprit avec plus de discernement : on ne goûta plus sans comparer. Tel est Montaigne : il s'affranchit avec les Anciens, et n'accepte pas sans contrôle ce qu'ils ont dit avant lui. C'est l'éveil de l'esprit critique, et, bien que trop souvent, dans les Essais, comparaison ne soit pas raison, comparer c'est essayer de comprendre et réfléchir avant de s'assimiler. Montaigne l'entendait si bien qu'il choisit, pour apprécier les autres, la mesure qui était la plus à sa portée. Ses prédécesseurs dans l'étude de l'homme, Rabelais et Calvin par exemple, manquaient d'un juste terme de comparaison; aussi l'oeuvre de Rabelais (Gargantua et Pantagruel) est-elle trop désordonnée et celle de Calvin ne respecte pas assez la liberté humaine. En se choisissant soi-même comme étiage des autres, Montaigne pouvait passer pour prétentieux, mais il n'aurait su trouver mesure plus à sa taille. Tant vaudrait l'homme, tant vaudrait l'oeuvre; cette fois l'ouvrier était de génie : l'oeuvre le fut. Montaigne ne se méprit pas sur lui-même, il s'analysa si judicieusement, qu'en se décrivant il sembla donner les traits essentiels de l'homme de son temps et de tous les temps.

Première forme des Essais
Pour paraître donner plus de sincérité à sa parole, Montaigne affecte même de ne prêter aucune attention au style ni à la composition de son oeuvre; c'est la vérité prise sur le vif, car l'auteur nous prévient charitablement qu'il n'a jamais voulu faire métier d'écrire et qu'il est moins faiseur de livres que de toute autre besogne. Faut-il prendre au mot la déclaration? Pareille confiance se justifierait peut-être pour le texte primitif des Essais, et encore serait-il bon d'y apporter quelques restrictions. Alors, en effet, les ornements étrangers le surchargent moins, et la pensée de Montaigne se dérobe moins sous les emprunts à autrui. Plus qu'ailleurs, elle se montre dans son complet abandon. Elle est hardie dans l'expression, elle a le ton haut et résolu de celui qui s'émancipe. Plus tard, au contraire, elle baissera la voix, comme on la baisse pour dire des choses graves dont on sait la portée. Pour le moment, c'est l'humeur un peu cavalière du gentilhomme qui domine. En ravisant son livre, en le complétant comme il le fera dans l'intervalle de chaque édition nouvelle, Montaigne y mettra plus dle désordre apparent, et aussi plus de mystère. Sa pensée deviendra spéculativement plus hardie; par contre, elle usera de bien des atténuations qui lui étaient inconnues tout d'abord. L'homme a vieilli et l'écrivain s'est révélé.

D'une part, le philosophe connaît mieux la matière dont il traite pour l'avoir plus longtemps observée, et s'abandonne parfois à des confidences plus intimes; d'autre part, l'écrivain a appris le secret de son art et il en sait les artifices. Au début, Montaigne laisse courir sa plume, écrivant ce qu'elle veut, comme elle veut l'écrire; si l'écrivain existe, il ne s'est pas encore découvert. Il ne se pique pas outre mesure de correction, et peu lui importe que le gascon se mêle à son français. Mais, en cheminant, Montaigne trouve un à un tous les secrets de cet art, qu'il pratiquait naturellement, sans le posséder. Et, comme il goûte la gloire de l'écrivain, il veut aussi en avoir les mérites. Sans doute, le culte de la forme ne domina jamais entièrement Montaigne, et c'est un aveu qu'il eût malaisément laissé échapper. Chaque jour, néanmoins, Montaigne s'attache davantage à son style. Il efface maintenant ces gasconnismes qui ne le choquaient pas jadis, et, chose remarquable, il s'efforce désormais d'obtenir artificiellement ce naturel auquel il arrivait d'instinct. Il sait le prix d'un mot, d'une phrase bien frappée; il n'ignore pas le charme d'une image en sa place; il en use. Maître de son art, réglant sa nature, il est maintenant un écrivain consommé.

Le style de Montaigne.
Le style! voilà bien l'éternelle grâce de cet esprit toujours jeune, la magie la plus séduisante de cet enchanteur! Son observation est à fleur de peau et sa philosophie manque de nouveauté. Il en recueille les éléments de toutes parts. Mais ce qu'il prend aux autres, Montaigne le fait sien par le charme si personnel de l'expression.

 « Quelqu'un pourroit dire de moy, remarque-t-il lui-même, que j'ay seulement fait ici un amas de fleurs estrangères, n'y ayant fourni du mien que le filet à les lier. » 
Qui tiendrait pareil langage serait bien injuste. Il faudrait noter tout au moins en même temps le talent de l'artiste, qui sait si bien choisir les couleurs et les grouper. Malgré cela, la comparaison ne saurait être exacte. Bouquet est synonyme d'éphémère, et les fleurs assemblées dans les Essais sont toujours éclatantes de fraîcheur. Ce n'est pas l'image d'un bouquet destiné à se flétrir bientôt que cette lecture éveille; elle évoque au contraire la vision souriante d'un continuel printemps. Montaigne ne coupe pas les fleurs qu'il a choisies; il les cueille avec l'attention d'un homme expert. D'ordinaire, ainsi transplantées, elles se fanent et périssent loin du sol qui les vit naître. Montaigne leur offre un riche terroir et une culture appropriée : en les faisant changer de climat, il sait aussi changer de soins. Il ne les transporte pas d'une main brutale, mais s'efforce de les accommoder au pays qui va les recevoir. Loin d'être un bouquet de fleurs desséchées, sans couleur et sans odeur, à force d'avoir passé de livres en livres, les Essais sont un parterre de fleurs vivantes, colorées, odorantes, affinées par la culture, qui ont gardé leur première saveur et doivent à des soins nouveaux un parfum plus pénétrant.

Parterre bien varié assurément, car Montaigne aime la diversité. Il voudrait saisir les infinis changements de l'être et s'efforce de les exprimer. Au physique, Montaigne se vante d'avoir la vue longue et perçante. Il n'en est rien au moral. Son oeil s'attache à la multiplicité du détail, qu'il scrute et veut décrire. Il n'a pas d'horizon étendu, mais rien n'échappe à son oeil dans l'ensemble qu'il embrasse. Aussi son style est-il en une perpétuelle muance pour suivre de plus près la continuelle mobilité des choses. Les images succèdent aux images, ne cessant pas plus que la vie ne cesse de couler. Si Montaigne n'a pas su dégager de loi qui régisse ces changements, comme il les a tous suivis curieusement, comme il en a noté et rendu tous les reflets! C'est ainsi qu'il plaît et nous instruit. Il nous charme par la grâce d'un style sans cesse en mouvement, plein de trouvailles exquises et d'images gracieuses qui renouvellent les sujets les plus divers. Puis, quand il a fini de caqueter, musant après les historiettes et battant les buissons de toutes parts, il résume en un trait heureux quelque vérité qui nous éclaire brusquement et nous fait voir en nous. L'adage est-il toujours neuf? Qu'importe! Il perdrait davantage à être moins piquant. 

Le tour original de l'expression, voilà en effet ce qui donne la saveur à la pensée de Montaigne et une justesse nouvelle à son bon sens. D'autres sont plus pénétrants; nul n'est plus judicieux ni mieux avisé. Sa sagesse est courte, mais elle plaît, retient et éclaire. Un grain de malice l'anime. Pour exposer ses idées, Montaigne sait les parer de toutes les ressources de son esprit. Tantôt l'expression est, pleine de naturel, tantôt l'image étincelle et ravit le regard. Personne ne mit jamais plus de séduction au service de sa raison. Mais l'art se cache si bien qu'on l'en croirait absent. La pensée semble couler de source, comme le style, aussi limpide, aussi naïve que lui. Naïf, le mot a souvent été appliqué à Montaigne, et cette candeur apparente lui a valu bien des amis qu'un peu plus de malice eût éloignés. Naïf, rien n'est plus faux pourtant, si on entend par là le laisser-aller d'un esprit. qui s'ignore, la franchise naturelle d'une pensée qui se livre sans réticence et, sans détour. Montaigne, au contraire, choisit ce qu'il veut dire et comme il veut le dire, et rien n'est mieux calculé que l'abandon de ses confidences ou la grâce de son. maintien.

La leçon des Essais.
Mais, encore une fois, ces précautions se trouvaient, de mise en un temps où quiconque n'était, avec personne risquait d'être contre tout le monde. C'était une nouveauté hardie, malgré les apparences, de prôner de toute façon l'individualité humaine dans un siècle qui s'en souciait si peu et qui passait sans débrider de la réaction de Calvin à la contre-réaction d'Ignace de Loyola. L'homme alors ne pouvait. guère être que l'instrument d'une idée et il lui était plus faciled'agir sans raisonner que de raisonner sans agir. Si donc on, se permettait de raisonner de tout, et sans conclure, il fallait déployer bien de la dextérité, car cette abstention était par elle-même la plus dure des conclusions : on renvoyait ainsi dos à dos les parties, en leur laissant entendre qu'aucune d'elles n'avait raison, et sûrement par ce moyen on mécontentait tout le monde. Montaigne le sentait apparemment et, pour mieux faire prendre les leçons de sa sagesse, il déploya toutes les ressources de son esprit. Bien que défectueuses a certains égards, sa vie, si calme au milieu du trouble des partis, sa doctrine, si prudente au milieu des affirmations téméraires, sont un enseignement élevé, comme le seront plus tard, et malgré leurs énormes faiblesses, la doctrine et la vie de Voltaire

A l'heure où Montaigne comprit la vanité des agitations de ses contemporains, peu de gens s'en étaient rendu compte, mais la conviction allait croissant et le plus grand nombre devait finir par le reconnaître. Cette notion des choses possibles est très caractéristique chez Montaigne. Nous la retrouvons chez Henri IV, et nous savons combien tous deux s'entendaient sur ce point. Pour l'un comme pour l'autre c'est un trait de nature : tenir la balance égale entre les opinions philosophiques est aussi méritoire qu'apaiser un à un les partis; savoir s'abstenir quand tout le monde affirme est aussi louable que désarmer les dissensions. Le doute de Montaigne égale la tolérance de Henri IV; le « Que sais-je? » du philosophe est aussi profond et aussi juste, à cette heure, que le mot de l'homme d'État : « Paris vaut bien une messe. » C'est l'affirmation qu'en ce monde, où le relatif domine, il ne faut pas se croire le seul et l'infaillible détenteur de la vérité. Tous deux sont arrivés à cette conclusion par la même voie : ils ont vu sans se leurrer les passions de leurs contemporains; ils n'ont été dupes ni des autres ni d'eux-mêmes, et, s'analysant avec justesse, ils ont su juger les hommes et comprendre leurs vrais besoins. (Paul Bonnefon).

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Dictionnaire Le monde des textes
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