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L'élégie

L'élégie est une pièce de vers dont le sujet fut, dans l'origine, l'éloge, accompagné de regrets, d'un parent, d'un ami, d'un compatriote, d'un guerrier, ou les malheurs d'une cité, d'une nation entière. On croit que ce nom vient du grec e (hélas!) et du verbe légein (dire).

L'élégie chez les Grecs était chantée au son de la flûte. Le mètre consacré était l'hexamètre héroïque alternant avec le pentamètre; aussi cette espèce de distiques s'appelait-elle vers élégiaques. L'élégie n'était pas toujours plaintive : elle était souvent destinée à ranimer le courage éteint, comme on le voit par les chants de Tyrtée, par celui de Callinus, par la Salamine de Solon. On s'en servit quelquefois aussi pour exprimer même le sentiment de la joie. Mimnerme est le premier chez les Grecs qui ait consacré le mètre élégiaque à l'expression des tourments de l'amour, et c'est le caractère que l'élégie a conservé depuis. De là la définition qu'en donne Boileau au 2e liv. de son Art Poétique, v. 45 et suiv. 

Le style de l'élégie doit être simple, facile, les pensées vives, naturelles, et les réflexions doivent surtout être des sentiments. Simonide de Céos, Hermésianax de Lesbos, Philétas de Cos, Antimaque de Colophon et Callimaque se distinguèrent dans ce genre de poésie. Mimnerme. Philétas et Callimaque furent imités chez les Romains par Gallus, Tibulle, Properce, Ovide. Tibulle et Properce sont les plus parfaits : le premier se distingue par la tendresse du sentiment, le charme de la diction et la pureté du style; le second, moins élégant, a plus de feu et de passion. Ovide est plein de grâce; mais il a plus d'esprit et d'imagination que de sensibilité (ses Héroïdes, Amours, Tristes et Épîtres Pontiques).

On trouve des morceaux élégiaques dans plusieurs écrivains qui n'ont pas fait profession de ce genre littéraire. Ainsi, l'idylle de Moschus sur la mort de Bion est une véritable élégie. Les paroles si pleines de naturel et de sentiment qu'Euripide met dans la bouche d'Andromaque prosternée en Épire au pied de la statue de Thétis sont une des plus belles élégies grecques qui nous soient parvenues.

N'est-ce pas aussi une véritable élégie que la prière qui ouvre la tragédie des Sept chefs contre Thèbes, prière consacrée à détourner les malheurs d'une guerre impie; ou la scène de la même tragédie, dans laquelle Ismène et Antigone déplorent, avec un choeur de Thébains, la mort d'Étéocle et de Polynice en présence de leurs cadavres; ou encore ce choeur des Perses déplorant le désastre de l'armée persane; ou enfin le premier choeur de l'Agamemnon d'Eschyle?

Que de scènes élégiaques se trouvent aussi dans les poèmes d'Homère, et surtout de Virgile! La pièce 65 de Catulle (ad Ortalum) et la 68e (ad Manlium) appartiennent également au genre élégiaque. La 1re églogue, où le berger chassé de son petit domaine fait entendre des plaintes si attendrissantes, la 2e et la 10e, consacrées à peindre les tourments d'un amour qui n'est point partagé, la 5e sur la mort de Daphnis, l'épisode du jeune Marcellus et une foule d'autres passages de l'Enéide, ont le caractère de l'élégie, aussi bien que l'ode d'Horace sur la mort de Quintilius Varus.

L'élégie chez les Hébreux n'a jamais exprimé les peines de l'amour : toujours sévère et profondément mélancolique, elle déplore surtout les chagrins de l'amitié frappée dans les objets de son affection, les tristesses de l'âme dans le malheur, les calamités de la patrie. Rien n'est plus touchant que le livre entier de Job. Bon nombre des psaumes de David sont d'admirables élégies, et tel est aussi le caractère des chants des prophètes sur les désastres de Jérusalem : selon l'expression de Bossuet, Jérémie semble avoir été seul capable d'égaler les lamentations aux calamités.

La gravité des moeurs chrétiennes et les épreuves qu'eurent à traverser les disciples de Jésus ont imprimé aux oeuvres littéraires des premiers siècles de l'Église un cachet de tristesse et de mélancolie rêveuse. Lactance et saint Ambroise chantent la Passion de J.-C., Victorin le supplice des Maccabées, Prudence les souffrances des martyrs. La littérature française n'a guère produit de poètes élégiaques qui aient mérité de vivre. Cependant, la plupart des romances des Troubadours pourraient être rapportées au genre élégiaque. Clément Marot et Régnier se sont essayés les premiers dans l'élégie, mais avec peu de succès. 

Le XVIe siècle vit paraître une foule d'élégies, mais écrites en style forcé, et dont Boileau a fait justice; néanmoins on peut citer quelques stances de la célèbre consolation de Malherbe à Duperrier, 1599, pièce infiniment trop longue et trop peu naturelle; et surtout la belle et courageuse élégie de La Fontaine 'Aux Nymphes de Vaux; (1661) en faveur de Fouquet. Au siècle suivant, on distingue les pièces de Voltaire sur la mort de Genonville et sur Mlle Lecouvreur, mais rien n'est à comparer avec un certain nombre de pièces d'André Chénier, surtout pour le charme et la vivacité du sentiment.
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A mes amis

« L'espoir que des amis pleureront notre sort 
Charme l'instant suprême et console la mort.
Vous-mêmes choisirez à mes jeunes reliques 
Quelque bord fréquenté des pénates rustiques, 
Des regards d'un beau ciel doucement animé,
Des fleurs et de l'ombrage, et tout ce que j'aimai.
C'est là, près d'une eau pure, au coin d'un bois tranquille, 
Qu'à mes mânes éteints je demande un asile; 
Afin que votre ami soit présent à vos yeux, 
Afin qu'au voyageur amené dans ces lieux,
La pierre, par vos mains de ma fortune instruite, 
Raconte en ce tombeau quel malheureux habite; 
Quels maux ont abrégé ses rapides instants; 
Qu'il fut bon, qu'il aima, qu'il dut vivre longtemps. 
Ah! le meurtre jamais n'a souillé mon courage. 
Ma bouche du mensonge ignora le langage, 
Et jamais, prodiguant un serment faux et vain, 
Ne trahit le secret recélé dans son sein. 
Nul forfait odieux, nul remords implacable 
Ne déchire mon âme inquiète et coupable.
Vos regrets la verront pure et digne de pleurs; 
Oui, vous plaindrez sans doute en mes longues douleurs
Et ce brillant midi qu'annonçait mon aurore, 
Et ces fruits dans leur germe éteints avant d'éclore,
Que mes naissantes fleurs auront en vain promis.
Oui, je vais vivre encore au sein de mes amis. 
Souvent à vos festins qu'égaya ma jeunesse, 
Au milieu des éclats d'une vive allégresse, 
Frappés d'un souvenir, hélas! amer et doux, 
Sans doute vous direz : « Que n'est-il avec nous! » 
Je meurs. Avant le soir j'ai fini ma journée. 
A peine ouverte au jour, ma rose s'est fanée. 
La vie eut bien pour moi de volages douceurs 
Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs! »
 

(A. Chénier, Elégies, VI).

De remarquables poésies élégiaques sont encore : l'Ode imitée de plusieurs psaumes, de L. Gilbert; Le jeune poète mourant, de Millevoye; la Pauvre fille, de Soumet; la Mort de ma fille, de Lamartine; plusieurs Messéniennes, de Casimir Delavigne, entre autres celle sur la Mort de Jeanne d'Arc; la Jeune fille morte des suites d'un bal, de Victor Hugo, etc. Citons enfin les oeuvres de Tastu et Desbordes-Valmore.

Parmi les poètes élégiaques hors de France, on mentionne en Angleterre, Gray et Young; en Italie, Pétrarque, Chiabrera, Alamanni, Guarini, Castaldi, Filicaja, Pindemonti; au Portugal, Camoëns, Saa de Miranda, Antonio Ferreira, Andrade Caminha, Diego Bernardez, Rodriguez Lobo, Geronymo Cortereal; en Espagne, Boscan, Garcilaso de la Vega. (P.).



En bibliothèque - Voir sur l'Élégie antique, un Mémoire de l'abbé Souchay, 1726, dans le recueil des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, tome VII, p. 352.

En librairie - Paul Veyne, L'élégie érotique romaine, l'amour, la poésie et l'occident, Le Seuil, 2003; Merle et Mondoloni, Elégies de Tibulle, Le Temps, 2003; Evrad et Delbey, Poétique de l'élégie romaine, Belles Lettres, 2001; Anne Videau-Delibes, Les Tristes d'Ovide et l'Elégie Romaine, Klincksieck, 2000; Jacqueline Fabre-Serris et Alain Deremetz, Elégie et épopée dans la poésie ovidienne (Héroïdes et Amours), CEGES (Lille 3), 1999; F. Tokei, Naissance de l'élégie chinoise, Gallimard, 1994.

Divers auteurs, Consolation à Livie, Elégies, à Mécène, Bucoliques d'Einsiedeln, Les Belles lettres (série latine), 2003; Rainer Maria Rilke, Les Elégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, Flammarion (GF), 2001; Friedrich Hölderlin, Odes, Elégies, Hymnes, 1993; Goethe, Elégie de Marienbad et autres poèmes, Gallimard, 1993; Léopold Sédar Senghor, Elégies majeures, Le Seuil, 1979.

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