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Don Sanche d'Aragon, de Corneille

Don Sanche d'Aragon est une comédie héroïque de Corneille, en cinq actes et en vers; représentée en 1650. Cette pièce presque toute de l'invention de Corneille, sauf le premier acte, qui doit beaucoup à l'el Palacio confuso (de Lope de Vega ou de Mira de Mescua), et la double reconnaissance du cinquième, qui est prise au roman de Dom Pelage (par Juvenel, 1615), fut donnée en 1650 par la troupe royale. La pièce eut tout d'abord un grand succès, puis tomba à la quatrième représentation.
« Cependant, ayant été reprise quelques années après ci cause du succès qu'elle avait eu dans les provinces, elle fit tant de plaisir qu'elle fut fort suivie, et malgré les critiques elle est restée au théâtre (Journal du Théâtre français). »
Le sujet n'a pas grand artifice; Corneille le résume ainsi lui-même : 
« C'est un inconnu, assez honnête homme pour se faire aimer de deux reines. L'inégalité des conditions met un obstacle au bien qu'elles lui veulent durant quatre actes et demi, et, quand il faut de nécessité finir la pièce, un bonhomme semble tomber des nues pour faire développer le secret de sa naissance, qui le rend mari de l'une, en le faisant reconnaître pour frère de l'autre. » 
Cette singulière analyse, que l'on croirait plutôt faite par un ennemi que par l'auteur lui-même, est juste au fond.
ACTE Ier. - L'inconnu, don Carlos, qui s'est signalé par sa valeur et a conquis bon nombre de lauriers, a captivé les coeurs de doña Isabelle, reine de Castille, et de doña Elvire, princesse d'Aragon. Au début de la pièce, doña Isabelle, pressée de choisir un époux par son peuple, qui lui présente trois seigneurs en première ligne, ne pouvant se décider en faveur de don Carlos, à cause de l'incertitude de sa naissance, lui remet le choix du futur roi entre les mains. Don Carlos prend la bague, gage de l'alliance de la reine, et dit aux prétendants, don Manrique, don Lope et don Alvar : 
Comtes, de cet anneau dépend le diadème;
Il vaut bien un combat; vous avez toits du coeur, let je le garde...

DON LOPE.
A qui, Carlos?

CARLOS.
A mon vainqueur!

Un combat devient donc inévitable

ACTE II. - La reine, qui aime en effet Carlos, lui demande de retarder le duel; puis doña Elvire, fille de la reine d'Aragon, vient reprocher à ce vaillant guerrier de l'abandonner pour donne Isabelle.

ACTE III. - On apprend à la reine que Carlos l'aime vraisemblablement. Pendant ce temps, le bruit court que l'héritier du trône d'Aragon, don Sanche, n'est pas mort. 

ACTE IV. - Les princesses, leurs prétendants, le peuple, tout le monde s'obstine à trouver don Sanche en don Carlos qui, se croyant fils d'un pêcheur, refuse de profiter de cette erreur et avoue publiquement son père. Sur ces entrefaites un mot de doña Isabelle lui apprend qu'elle l'aime.

ACTE V. - Un hasard fait connaître la naissance de Carlos : il est bien le véritable roi d'Aragon, don Sanche, et le prince épouse la reine Isabelle et marie sa soeur, doña Elvire, à don Alvar.

L'espace de temps compris entre le premier acte et ce dénouement est rempli, comme le dit Corneille, par l'obstacle qu'oppose à l'amour d'Isabelle l'incertitude de l'origine de don Carlos, et les efforts des princesses pour empêcher un combat entre les prétendants et ce héros, dont la noble conduite décèle bien l'illustre naissance.
« La grandeur héroïque de don Sanche, qui se croit fils d'un pêcheur, est, d'après Voltaire, d'une beauté dont le genre était inconnu en France; mais c'est la seule chose qui pût soutenir cette pièce. Le succès dépend presque toujours du sujet. Pourquoi Corneille choisit-il un roman espagnol, une comédie espagnole pour son modèle, au lieu de choisir dans l'histoire romaine ou dans la fable grecque? C'est été un très beau sujet qu'un soldat de fortune qui rétablit sur le trône sa maîtresse et sa mère sans les connaître. Mais il faudrait que, dans un tel sujet, tout fût grand, intéressant.-» 
Le défaut de clarté nuit souvent à l'intérêt; ainsi, au commencement de la pièce, on ne connaît ni les personnages ni le lieu de l'action; en outre, tout le noeud consiste, comme nous l'avons déjà dit, à différer le combat entre don Carlos et les trois comtes, sans aucun événement marquant, intrigue qui semble bien faible. L'amour des princesses pour le héros est trop froid pour relever l'intérêt. Le style n'est pas fait non plus pour effacer la mauvaise impression produite par les défauts que nous avons signalés. Il est à la fois incorrect et recherché, obscur et faible, dur et traînant. Ce qui soutient la pièce, c'est le rôle de Carlos. Tout ce qu'il dit est grand, sans enflure et d'une beanté vraie. Ses sentiments sont pleins de noblesse et de générosité, et il parle dignement de ses grandes actions; sa vertu, qui s'élève quand on cherche à l'avilir, produit de très beaux mouvements :
Sanche, fils d'un pêcheur, et non d'un imposteur, 
De deux comtes jadis fut le libérateur;
Sanche, fils d'un pêcheur, mettait naguère en peine 
Deux illustres rivaux sur le choix d'une reine; 
Sanche, fils d'un pêcheur, tient encor en sa main 
De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain; 
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province, 
Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince.
. . . . . . . . . .
Seigneurs, pour mes parents je nomme mes exploits.
Le personnage de don Sanche ne se dépare pas un instant de cette noblesse de sentiments; aussi, lorsque l'on découvre la noblesse de son origine, la trouve-t-on toute naturelle; l'une appelait l'autre.

Tirée de la littérature espagnole, comme le Cid, cette comédie héroïque a le défaut de rappeler ce chef-d'oeuvre en plusieurs endroits. Certains entretiens d'Isabelle et de Carlos se rapprochent beaucoup trop, et comme situation et comme paroles, de ceux de Chimène et de Rodrigue avant son combat avec don Sanche. Carlos offre de se laisser vaincre; Isabelle lui répond :

Ne pensez qu'à défendre et vous et votre gloire. 
Chimène avait dit, en pareille occurrence, à son amant :
Sors vainqueur d'un combat dont Chimene est le prix. 
Adieu! ce mot lâché me fait mourir de honte.
Ailleurs elle s'écriait, presque malgré elle :
 Va, je ne te bais point!
Isabelle laisse échapper cet aveu, lorsque Carlos s'avoue fils d'un pêcheur :
Que n'êtes-vous don Sanche! Ah! ciel! Qu'osé-je dire? 
Adieu! Ne croyez pas ce soupir indiscret.
II ne faudrait pas croire qu'on ne trouve de beaux sentiments que chez don Sanche; Isabelle et ses prétendants ont aussi leurs moments d'enthousiasme cornélien, comme en ce passage, où elle s'adresse à Carlos, le croyant fils d'un pauvre pêcheur :
 
Je vous tiens malheureux d'être né d'un tel père; 
Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point 
D'être né d'un tel père et de n'en rougir point!
Autres vers de Don Sanche fréquemment cités :
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père. (I, III).

... L'honneur aux grands coeurs est plus cher que la vie. (II, I).

(PL / H. Clouard).
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