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Le Bourgeois gentilhomme, de Molière

Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet en cinq actes et en prose, de Molière, musique de Lulli, représentée à Chambord le 14 octobre 1670, et à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 29 novembre suivant. Dans cette pièce, comme dans les Précieuses ridicules et les Femmes savantes, l'immortel comique a livré aux rires du parterre cette prétention, si commune à la richesse roturière, de vouloir figurer avec la noblesse et en singer les manières.

L'unique désir de M. Jourdain, un bourgeois enrichi, est, en effet, de passer pour un parfait gentilhomme et d'élever à la hauteur d'une si belle ambition son air, ses manières, son langage, son éducation et toute sa maison. Il prend des maîtres d'armes, de musique et de danse, voire un maître de philosophie,... afin d'apprendre l'orthographe. A force de vouloir passer pour noble, M. Jourdain a fini par se persuader qu'il l'est réellement. Dès lors, on le conçoit, sa hauteur et son ambition n'ont fait que s'accroître; aussi n'est-on pas étonné de le voir refuser la main de sa fille au jeune Cléonte, parce que celui-ci n'est pas gentilhomme : M. Jourdain veut avoir un marquis pour gendre. Le dénouement de cette intrigue est une farce plus réjouissante que vraisemblable, mais à laquelle nous a préparés l'extravagance du bonhomme, aussi crédule que vaniteux. Covielle, valet de Cléonte, imagine une mascarade, au moyen de laquelle il espère faire consentir M. Jourdain au mariage de sa fille avec Cléonte. Pour flatter les prétentions nobiliaires du bourgeois, il se déguise et lui annonce que le fils du Grand Turc est amoureux de sa fille, et  vient la lui demander en mariage. Bientôt, Cléonte luimême entre, métamorphosé en Turc, et cette fois, grâce à son faux titre, il obtient facilement ce qu'on lui a d'abord refusé tout net. Loin de soupçonner qu'il puisse être l'objet de quelque mystification, M. Jourdain s'estime très heureux d'une si haute alliance, et il a en outre, pour mettre le comble à ses voeux, l'insigne honneur d'être nommé mamamouchi, dignité aussi peu connue à la cour du Grand Seigneur qu'à celle de Louis XIV

Les premières scènes, où paraissent le maître de musique, le maître de danse, le philosophe-grammairien qui apprend à M. Jourdain qu'il doit prononcer les voyelles et les consonnes de telle  ou telle façon, et qu'il fait de la prose sans le savoir, leurs querelles sur la prééminence de leur art, provoquent un rire irrésistible. Dans cette pièce, Molière a su tirer des moindres choses des sources inépuisables de comique, et il est pas jusqu'à la cérémonie burlesque du mamamouchi qui ne soit des plus divertissantes. M. Jourdain est devenu un type. (NLI).
 

Extraits du Bourgeois gentilhomme
Monsieur Jourdain et ses maîtres

[ M. Jourdain sait qu'un homme de qualité doit s'occuper de musique et de danse. Il a donc des maîtres en ces arts, qui attendent son lever. Il a d'ailleurs commandé une sérénade pour une marquise, car un homme de qualité doit être amoureux et galant ]

ACTE 2
Scène II
M. Jourdain, en robe de chambre et en bonnet de nuit;
le maître de musique, le maître à danser, 
l'élève du maître de musique, deux laquais.

MONSIEUR JOURDAIN. - Hé bien, Messieurs! Qu'est-ce? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie?

LE MAITRE A DANSER. - Comment ? Quelle petite drôlerie ?

MONSIEUR JOURDAIN. - Eh ! la... Comment appelez-vous cela? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.

LE MAITRE A DANSER. - Ah! ah!

LE MAITRE DE MUSIQUE. - Vous nous y voyez préparés.

MONSIEUR JOURDAIN. - Je vous ai fait un peu attendre; mais c'est que je me fais habiller aujourd'hui comme les gens de qualité; et mon tailleur m'a envoyé des bas de soie, que j'ai pensé ne mettre jamais.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.

MONSIEUR JOURDAIN. - Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu'on ne m'ait apporté mon habit, afin que vous me pussiez voir.

LE MAÎTRE A DANSER. - Tout ce qu'il vous plaira. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Vous me verrez équipés comme il faut, depuis les pieds jusqu'à la tête.

LE MAITRE DE MUSIQUE. - Nous n'en doutons point. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Je me suis fait faire cette indienne-ci.

LE MAITRE A DANSER. - Elle est fort belle.

MONSIEUR JOURDAIN. - Mon tailleur m'a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Cela vous sied à merveille. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Laquais! holà, mes deux laquais! 

PREMIER LAQUAIS. - Que voulez-vous, Monsieur? 

MONSIEUR JOURDAIN. - Rien. C'est pour voir si vous m'entendez bien. (Au maître de musique et au maitre à danser). Que dites-vous de mes livrées?

LE MAÎTRE A DANSER. - Elles sont magnifiques.

MONSIEUR JOURDAIN. (Il entrouvre sa robe, et fait voir son haut-de-chausses étroit de velours rouge, et une camisole de velours vert dont il est vêtu). - Voici encore un petit déshabillé pour faire, le matin, mes exercices.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Il est galant.

 MONSIEUR JOURDAIN. - Laquais!

PREMIER LAQUAIS. - Monsieur?

MONSIEUR JOURDAIN. - L'autre laquais! 

SECOND LAQUAIS. - Monsieur?

MONSIEUR JOURDAIN, ôtant sa robe de chambre. - Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvez-vous bien comme cela?

LE MAÎTRE A DANSER. - Fort bien. On ne peut pas mieux.

MONSIEUR JOURDAIN. - Voyons un peu votre affaire.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu'il vient de composer pour la sérénade que vous m'avez demandée. C'est un de mes écoliers qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.

MONSIEUR JOURDAIN. - Oui, mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier; et vous n'étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Il ne faut pas, Monsieur, que le nom d'écolier vous abuse. Ces sortes d'écoliers. En savent autant que les plus grands maîtres; et l'air est aussi beau qu'il s'en puisse faire. Ecoutez seulement.

MONSIEUR JOURDAIN, à ses laquais. - Donnez-moi ma robe pour mieux entendre... Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi; cela ira mieux.

MUSICIEN, chantant
Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,
Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis 
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas! que pourriez-vous faire à vos ennemis?

MONSIEUR JOURDAIN. - Cette chanson me semble un peu lugubre; elle endort, et je voudrais que vous la pussiez à un peu ragaillardir par-ci, par-là.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Il faut, Monsieur, que l'air soit
accommodé aux paroles.

MONSIEUR JOURDAIN. - On m'en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez... là... Comment est-ce qu'il dit?

LE MAÎTRE A DANSER. - Par ma foi, je ne sais. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Il y a du mouton dedans. 

LE MAÎTRE A DANSER. - Du mouton?

MONSIEUR JOURDAIN. - Oui. Ah! (Il chante).
Je croyais Jeanneton 
Aussi douce que belle, 
Je croyais Jeanneton
Plus douce qu'un mouton.
Hélas! hélas! Elle est cent fois,
Mille fois plus cruelle, 
Que n'est le tigre aux bois.
N'est-is pas joli?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Le plus joli du monde.

LE MAÎTRE A DANSER. - Et vous le chantez bien. 

MONSIEUR JOURDAIN.- C'est sans avoir appris la musique. 

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Vous devriez l'apprendre, Monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.

LE MAÎTRE A DANSER. - Et qui ouvrent l'esprit d'un homme aux belles choses.

MONSIEUR JOURDAIN. - Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN. - Je l'apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre; car, outre le maître d'armes qui me montre, j'ai arrêté un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - La philosophie est quelque chose; mais la musique, Monsieur, la musique...

LE MAÎTRE A DANSER. - La musique et la danse:.. La musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Il n'y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.

LE MAÎTRE A DANSER. - Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Sans la musique, un État ne peut subsister.

LE MAÎTRE A DANSER. - Sans la danse, un homme ne saurait rien faire.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Tous les désordres, toutes les guerres qu'on voit dans le monde, n'arrivent que pour  n'apprendre pas la musique.

LE MAÎTRE A DANSER. - Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela n'est venu que faute de savoir danser.

MONSIEUR JOURDAIN. - Comment cela?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - La guerre ne vient-elle pas d'un manque d'union entre les hommes?

MONSIEUR JOURDAIN. - Cela est vrai.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s'accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle?

MONSIEUR JOURDAIN. - Vous avez raison.

LE MAÎTRE A DANSER. - Lorsqu'un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d'un Etat, ou au commandement d'une armée, ne dit-on pas toujours : «-Un tel a fait un mauvais pas, dans une telle affaire ? »

MONSIEUR JOURDAIN. - Oui, on dit cela.

LE MAÎTRE A DANSER. - Et faire un mauvais pas peut-il procéder d'autre chose que de ne savoir pas danser?

MONSIEUR JOURDAIN. - Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.

LE MAITRE A DANSER. - C'est pour vous faire voir l'excellence et l'utilité de la danse et de la musique. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Je comprends cela à cette heure.,.

[ L'acte se termine par un dialogue en musique et divers mouvements exécutés par quatre danseurs sous les ordres du maître à danser. ]

ACTE II
Scène I

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Au reste, Monsieur, ce n'est pas assez; il faut qu'une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l'inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.

MONSIEUR .JOURDAIN. - Est-ce que les gens de qualité en ont?

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN. - J'en aurai donc. Cela sera-t-il beau?

LE MAITRE DE MUSIQUE. - Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d'une basse de violes, d'un théorbe, et d'un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.

MONSIEUR JOURDAIN. - Il y faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Laissez-nous gouverner les choses.

MONSIEUR JOURDAIN. - Au moins, n'oubliez pas tantôt de m'envoyer des musiciens pour chanter à table.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Vous aurez tout ce qu'il vous faut.

MONSIEUR JOURDAIN. - Mais, surtout, que le ballet soit beau.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous en serez content; et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.

MONSIEUR JOURDAIN. - Ah! les menuets sont ma danse,
et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.

LE MAÎTRE A DANSER. - Un chapeau Monsieur, s'il vous plaît. (M. Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maiître lui prend les mains et le fait danser sur un air de menuet qu'il chante). La, la, la; La, la, la, la, la, la; La, la, la, la; La, la, la; La, la. En cadence, s'il vous plaît. La, la, la, la. La jambe droite, La, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la; La, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.

MONSIEUR JOURDAIN. - Euh!

LE MAÎTRE DE MUSIQUE. - Voilà qui est le mieux du
monde.

MONSIEUR JOURDAIN. - A propos! apprenez-moi comme il faut faire une révérence pour saluer une marquise; j'en aurai besoin tantôt.

LE MAÎTRE A DANSER. - Une révérence pour saluer une
marquise?

MONSIEUR JOURDAIN. - Oui. Une marquise qui s'appelle
Dorimène.

LE MAÎTRE A DANSER. - Donnez-moi la main.

MONSIEUR JOURDAIN. - Non. Vous n'avez qu'à faire : je le retiendrai bien.

LE MAÎTRE A DANSER. - Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d'abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu'à ses genoux.

MONSIEUR JOURDAIN. - Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences). Bon.

[ Le maître d'armes intervient ensuite, et c'est l'occasion pour chacun des professeur de défendre sa discipline contre celle des autres. Quand arrive le maître de philosophie tous se liguent contre lui, puis quittent la scène, le laissant seul avec M. Jourdain. ]

Scène IV
Maître de philosophie, Monsieur Jourdain.

 MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, en raccommodant son collet. - Venons-à notre lecon.

MONSIEUR JOURDAIN. - Ah! Monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvenal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?

MONSIEUR JOURDAIN. - Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j'étais jeune.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Ce sentiment est raisonnable Nam sine doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute!

MONSIEUR JOURDAIN. - Oui, mais faites comme si je ne le savais pas-: expliquez-moi ce que cela veut dire.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Cela veut dire que Sans la science, la vie est presque une image de la mort.

MONSIEUR JOURDAIN. - Ce latin-là a raison.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences?

MONSIEUR JOURDAIN. - Oh! oui, je sais lire et écrire. 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique?

MONSIEUR JOURDAIN. - Qu'est-ce que c'est que cette logique?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.

MONSIEUR JOURDAIN. - Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, etc. 

MONSIEUR JOURDAIN. - Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette  logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Voulez-vous apprendre la morale?

MONSIEUR JOURDAIN. - La morale? 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Oui.

MONSIEUR JOURDAIN. - Qu'est-ce qu'elle dit cette morale? 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et....

MONSIEUR JOURDAIN. - Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables; et il n'y a morale qui tienne, je nie veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m'en prend envie.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Est-ce la physique que vous voulez apprendre?

MONSIEUR JOURDAIN. - Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés du corps: qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants', les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.

MONSIEUR JOURDAIN. - Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Que voulez-vous donc que je vous apprenne?

MONSIEUR JOURDAIN. - Apprenez-moi l'orthographe.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Très volontiers.

MONSIEUR JOURDAIN. - Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les, diverses articulations des voix : A, E, I, O, U.

MONSIEUR JOURDAIN. - J'entends tout cela.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.

MONSIEUR JOURDAIN. - A, A. Oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - La voix E se forme en rappro-chant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut : A, E.

MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, A, E. Ma foi! oui. Ah! que cela est beau!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.

MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, I, I, I, l. Cela est vrai. Vive la science!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

MONSIEUR JOURDAIN. - O, O. Il n'y a rien de plus juste.

A, E, I, O, I, O. Cela est admirable! I, O, I, O.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

MONSIEUR JOURDAIN. - O, O, O. Vous avez raison, O. Ah! la belle chose, que de savoir quelque chose!

MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les joindre tout à fait : U.

MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Il n'y rien de plus véritable : U. 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue : d'où vient que si vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.

MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Cela est vrai. Ah! que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

MONSIEUR JOURDAIN. - Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à celles-ci?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d'en haut : DA.

MONSIEUR JOURDAIN. - DA, DA. Oui. Ah! les belles choses! les belles choses!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - L'F en appuyant les dents d'en haut sur la lèvre de dessous : FA.

MONSIEUR JOURDAIN. - FA, FA. C'est la vérité. Ah! mon père et ma mère, que je vous veux de mal!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Et l'R, en portant le bout de la langue jusqu'au haut du palais, de sorte qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : RRA.

MONSIEUR JOURDAIN. - R, R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah! l'habile homme que vous êtes! et que j'ai perdu de temps! R, R, R, RA.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

MONSIEUR JOURDAIN. - Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous lasse une confidence. Je suis amoureux d'une personne de qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque chose clans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Fort bien.

MONSIEUR JOURDAIN. - Cela sera galant, oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Sans doute. Sont-ce des vers plue vous lui voulez écrire?

MONSIEUR JOURDAIN. - Non, non, point de vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Vous ne voulez que de la prose? 

MONSIEUR JOURDAIN. - Non, je ne veux ni prose ni vers. 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Il faut bien que ce soit l'un ou l'autre.

MONSIEUR JOURDAIN. - Pourquoi?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Par la raison, Monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers.

MONSIEUR JOURDAIN. - Il n'y a que la prose ou les vers? 

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Non, Monsieur : tout ce qui n'est point prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose.

MONSIEUR JOURDAIN. - Et comme l'on parle qu'est-ce que c'est donc que cela?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - De la prose.

MONSIEUR JOURDAIN. - Quoi? quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c'est de la prose?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN. - Par ma foi! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis d'une manière galante, que cela fût tourné gentiment.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre coeur en cendres; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un....

MONSIEUR JOURDAIN. - Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Il faut bien étendre un peu la chose.

MONSIEUR JOURDAIN. - Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet; mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.- On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien : D'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d'amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien-: Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d'amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d'amour.

MONSIEUR JOURDAIN. - Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beauxyeux me font mourir d'amour.

MONSIEUR JOURDAIN. - Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon coeur, et vous prie de venir demain de bonne heure.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. - Je n'y manquerai pas. 


(Molière, Le Bourgeois gentilhomme).
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