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Berte aus grans
piés est une chanson de geste, qui
fait partie du groupe des romans des Douze
Pairs ( Le
cycle carolingien).
Tout ce qu'on sait sur la mère de
Charlemagne, c'est qu'elle s'appelait Berthe. Mais les poètes lui
ont attribué des aventures qu'on retrouve un peu partout, avec des
variantes, dans la littérature populaire, et qui constituent ce
qu'on peut appeler le conte de l'épouse innocente persécutée.
Que le nom donné à l'héroïne de cette histoire
soit celui de Berthe, mère de Charlemagne, ou celui d'une Geneviève
de Brabant, le fond du récit est toujours le même. C'est ainsi
que Charlemagne est lui aussi devenu le héros d'un conte populaire
où des narrateurs arabes ont introduit, sans plus de raison, le
nom d'Haroun al Raschid.
Dans la seconde moitié du XIIIe
siècle, un poète brabançon, Adenès
(Adenet), surnommé le roi des trouvères, mit en oeuvre, après
d'autres, la légende ainsi formée de la mère de Charlemagne.
En France, la grande vogue de la littérature épique était
passée, mais le poème d'Adenès est considéré
par tous les critiques comme le meilleur des romans en vers de cette période.
Il est écrit en vers de douze syllabes; les couplets sont monorimes.
II n'y a dans ce texte aucun artifice de composition; les événements
sont racontés avec une grande simplicité, et dans l'ordre
où ils se sont succédé. Ce qui en fait le charme,
c'est la candeur, l'abandon naïf du poète, qui ne laisse échapper
aucune occasion d'exprimer sa colère contre l'orde vieille (Margiste),
la fausse royne (Aliste) et le faux Tybers; pour eux il n'a pas assez d'imprécations.
Mais avec quelle pitié, quelle tendresse il parle de Berthe! Avec
quelle complaisance il raconte ses malheurs et sa vertu! De la ces répétitions
qui, excusables dans un roman destiné à être chanté,
seraient de véritables défauts dans un poème régulier.
Le roman de Berte aus grans piés a été publié
par Paulin Paris en 1832.
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Début
de Berte aus grans piés
«
A l'issue d'avril, un tans dous et joli,
Que
herbelètes pongnent et pré sont raverdi,
Et
arbrissel desirent qu'il fussent parflori,
Tout
droit en cel termine que je ici vous di,
A
Paris la cité estoie un venredi
Pour
ce qu'il ert devenres, en mon cuer m'assenti
K'a
Saint-Denis
iroie por priier Dieu merci.
A
un moine courtois, c'on nommoit Savari,
M'acointai
telement, Damedieu en graci,
Que
le livre as estoires me moustra, et g'i vi
L'estoire
de Bertain, et de Pepin aussi,
Comment
n'en quel maniére le lion assailli.
Aprentif
jongleour et escrivain mari
Ont
l'estoire faussée, onques mais ne vi si.
Ilueques
demorai de lors jusqu'au mardi,
Tant
que la vraie estoire emportai avoec mi :
Si
comme Berte fu en la forest par li,
Ou
mainte grosse paine endura et soufri.
L'estoire
iert si rimée, par foi le vous plevi,
Que
li mesentendant en seront abaubi,
Et
li bien entendant en seront esjoï. »
(Adenès,
Berte
aus grans piés).
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La Berthe de ce
texte est la même que la reine Pétauque (aux pieds d'oie),
dont la statue se voit encore au portail
des cathédrales du Mans
et de Nevers, et de Saint-Bénigne de
Dijon.
C'est la Berthe du vieux bon temps, du temps que Berthe filait. Le peuple
de
Toulouse jure encore par la quenouille
de la reine Pétauque; et les Italiens disent en proverbe : non
e piu il tempo che Berta filava. Berthe était fille de Caribert,
comte de Laon, et femme de Pépin
le Bref; elle mourut en 783, et fut enterrée à Saint-Denis,
où son tombeau portait cette simple inscription :
Berta
mater Caroli Magni.
D'après le roman, Berthe était
fille de Flore, Flores ou Floire, roi de Hongrie,
et de Blanchefleur. Sur la renommée de sa beauté, Pépin
la demande en mariage. Elle est envoyée en France
sous la garde de son cousin Tybers, et de Margiste ancienne esclave. Celle-ci,
d'accord avec Tybers, substitue à Berthe sa propre fille Aliste,
qui est aussi belle, mais qui n'a pas de grands pieds. Après le
mariage, Berthe, accusée d'avoir voulu tuer la nouvelle reine, est
saisie, battue, bâillonnée, jetée sur un cheval, qui
l'entraîne dans la forêt du Mans,
où Tybers tente de la tuer; elle est recueillie dans la maison de
Symons, où elle fila pendant huit ans, se faisant passer pour une
ouvrière d'Alsace. Cependant Blanchefleur,
ayant perdu tous ses enfants, vient en France pour chercher des consolations
auprès de sa fille.
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Berte dans
la forêt du Mans
«
La dame fu et bois, qui durement plora.
S'oï
les leus uller et li huans hua;
Il
esclaaire forment et roidement tonna,
Et
pluet menuëment et gresille et venta.
C'est
hideus tans a dame qui compaignie n'a.
Damedieu
et ses sains doucement reclama :
«
Ha sire Diex! » fait elle, « voir est k'ainsi ala :
De
virge nasquesistes; quant l'estoile leva,
Li
troi roi vous requirent; jà nus hom ne sera
Le
jour desconseilliés qu'il les reclamera.
Melcior
ot non cil qui le mirre porta,
Jaspar
ot non li autres qui l'encens vous donna,
Et
Baltazar li tiers qui l'or vous presenta.
Sire,
vous le presistes, chascuns s'agenoilla.
Si
voir corn ce fu Diex ne mençonge n'i a
Si
garis ceste lasse qui ja se dervera. »
Quant
ot fait sa proiére, son mantel escourça,
A
Dieu s'est conmandée, aval le bois s'en va...
Par
le bois va la dame, qui grant paour avoit.
Ce
n'est pas grant merveille se li cuers li doloit,
Com
cèle qui ne sét quel part aler devoit.
A
destre et a senestre moult souvent regardoit,
Et
devant et derrière, et puis si s'arestoit.
Quant
s'estoit arestée, moult tenrement ploroit,
A
nus genous sus terre souvent s'agenoilloit,
En
crois sus l'erbe drue doucement se couchoit,
La
terre moult souvent piteusement baisoit.
Quant
s'estoit relevée, maint grant souzpir getoit,
Blancheflour
la roïne, sa mére, regretoit
«
Ha! Madame » fait èle, « se saviez orendroit
A
quel meschief je sui, li cuers vous partiroit ».
Lors
rejoingnoit ses mains et vers Dieu les tendoit
«
Cil Damediex », fait èle, « qui haut siét et
loing voit,
Parmi
ceste forest hui en ce jour m'avoit,
Et
sa tres douce mére en tel lieu me convoit
Ou
mes cors a hontage mie livrez ne soit! »
Lors
s'assiét souz un arbre, car li cuers li failloit,
Ses
tres bèles mains blanches moult souvent detordoit,
A
Dieu et a sa mére souvent se conmandoit...
Povre
ostel ot la dame, quant vint a l'anuitier;
N'i
ot maison ne sale, ne chambre, ne solier,
Ne
coute ne coussin, linçueil ne oreillier,
Ne
dame ne pucèle, serjant ne escuier,
Ne
tapis estendus pour son cors aaisier...
Quant
la nuis fu venue, si prist a lerinoier :
«
Ha! nuis, conn serez longue, moult vous doi ressongnier
Et
quant il sera jours, si me puist Diex aidier,
Ne
sarai ou aler, ou avant ou arrier,
Dont
i a bien de quoi je me doie esniaier.
De
trois choses a l'une me couvient aprochier :
Ou
je morrai de froit, ou de fain sans targier,
Ou
je serai mangie ains qu'il doie esclairier;
C'est
povre parteüre selon mon desirier.
Mére
Dieu, car veuillés vostre douz Fill priier
K'a
ce besoing me voeille, se lui plaist, conseillier,
Dame,
si vraiement com j'en ai grant mestier. »
Lors
se met a genous, la terre va baisier :
«
Sains Juliens », fait èle, « veuillés moi conseillier!
»
Sa
paternostre a dite, que n'i volt detriier,
Sus
son destre costé s'est alée couchier,
De
Dieu et de sa mére se commence à seignier,
Plorant
s'est endormie; Diex la gart d'encombrierl. »
(Adenès,
Berte
aus grans piés).
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La fausse Berthe feint d'être malade,
pour ne se point montrer; mais Blanchefleur pénètre dans
l'appartement de la reine, et déclare que ce n'est pas sa fille.
Margiste est brûlée vive, Tybers est pendu à Montfaucon,
et Aliste enfermée dans un couvent. Le roi fait chercher Berthe,
mais en vain, dans tout le pays du Mans. Enfin, pendant une chasse, il
rencontre une belle jeune fille, qui, pour échapper à ses
poursuites, s'écrie : "Ne touchez pas à la femme de Pépin;
je suis la fille du roi Flores!" Par ordre de Pépin, Symon questionne
Berthe; mais elle déclare que ce qu'elle a dit est faux, et qu'elle
l'a inventé pour sauver son honneur. Pépin envoie un courrier
en Hongrie : Flores et Blanchefleur arrivent au Mans. Ils entrent dans
la maison de Symons; Berthe se jette à leurs pieds; elle est enfin
reconnue, et reprend sa place auprès de Pépin. (H.
D. / L. C.). |
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