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Bérénice, de Racine

Bérénice est une tragédie en cinq actes et en vers, de Racine, représentée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, le 21 novembre 1670. Le sujet, simple et touchant, de cette tragédie, fut proposé en même temps, et à l'insu l'un de l'autre, à Corneille et à Racine, par Henriette d'Angleterre, qui voulait voir représenter sur le théâtre l'histoire secrète de son coeur. Mais, si ce sujet convenait à l'inspiration de Racine, il n'en était pas de même pour son illustre rival, dont la pièce tomba. 

Le sujet à traiter se trouve tout entier renfermé dans ces quelques mots de Suétone : 

"Titus, qui aimait passionnément la reine Bérénice, et qui même, disait-on, avait promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui, malgré elle, dès les premiers jours de son empire." 
Malgré lui, malgré elle! On ne peut s'empêcher de remarquer, en lisant la pièce de Racine, l'art infini que l'auteur a employé et les ressources inconcevables qu'il a trouvées dans son talent pour remplir cinq actes avec si peu de chose, et varier par les nuances délicates de tous les sentiments du coeur une situation dont le fond est toujours le même. 

Quelques critiques ont prétendu que Bérénice n'était pas une tragédie, mais bien plutôt une élégie historique. Sans doute, l'action en est si simple qu'elle échappe à l'analyse; mais, quel que soit le nom qu'on lui donne, c'est un ouvrage charmant, et tel que Racine seul, peut-être, pouvait le faire, lui le poète du coeur humain par excellence. Aussi on est bien tenté, après avoir lu Bérénice, d'être de l'avis de l'auteur, qui répond ainsi à d'injustes reproches :

"Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention; ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne se sentaient, dans leur génie, ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher, durant cinq actes, leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression. "
Berénice eut trente représentations de suite, et obtint ce qu'on appelle aujourd'hui un succès de larmes.  Mais, selon la judicieuse remarque de Voltaire :
" un amant et une maîtresse qui se quittent ne sont pas, sans doute, un sujet de tragédie."
Si on avait proposé un tel plan à Sophocle ou à Euripide, ils l'auraient renvoyé à Aristophane. L'amour qui n'est qu'amour, qui n'est pas une passion terrible et funeste, ne semble fait que pour la comédie, pour la pastorale ou pour l'églogue. Voilà ce que la raison dit; mais au théâtre tout change, et la magie du style de Racine est la plus forte. En effet, à part quelques endroits où ce style se ressent de la faiblesse du sujet, il est partout d'un charme inexprimable, et il étincelle à chaque pas de beautés de détail. Aussi Racine a-t-il pu finir sa pièce par ce seul mot : Hélas! rarement employé comme dénouement d'une tragédie, tant il avait subjugué le coeur des spectateurs. 

Le cinquième acte est surtout admirable, et Voltaire a dit avec raison que c'était en son genre un chef-d'oeuvre : Tout l'intérêt qu'il inspire est dû au talent du poète, car il n'est que le résumé des précédents, et, pourtant, tout y paraît neuf, parce que l'on ne se lasse jamais d'écouter les accents du coeur. On admire principalement, dans Bérénice, les vers où Titus parle des mérites de celle qu'il aime :

Enfin, tout ce qu'amour a de noeuds plus puissants,
Doux reproches, transports, sans cesse renaissants, 
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle. 
Depuis deux ans entiers, chaque jour je la vois, 
Et crois toujours la voir pour la première fois.
Cette pièce, en dépit du précieux et de l'afféterie de certains passages, est et restera une oeuvre inimitable, comme élégance harmonieuse du style et beauté exquise des sentiments. (PL).

Nous allons terminer par quelques anecdotes et quelques traits relatifs à cette tragédie.

Quand il apprit que Racine avait accédé au désir d'Henriette d'Angleterre, Boileau, qui ne trouvait pas le sujet de Bérénice bien choisi, dit : 

"Si je m'étais trouvé là, je l'aurais bien empêché de donner sa parole. "
Pendant que tous les amis de l'auteur de Bérénice le félicitaient de l'art avec lequel il avait traité un sujet aussi simple, Racine demanda à Chapelle, qui gardait seul le silence, ce qu'il pensait de Bérénice.
"Ce que j'en pense  répondit malicieusement Chapelle. Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie."
On sait que Mlle de Mancini dit à Louis XIV, en partant:
"Vous m'aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars!"
Racine rappelle cette réponse dans la cinquième scène du quatrième acte, quand il met ce vers dans la bouche de Bérénice :
Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez!
Dans la cinquième scène du cinquième acte, il fait dire encore à Bérénice :
- Vous m'aimez, vous me le soutenez, Et cependant je pars. 
Mais, comme le remarque Voltaire, la réponse de Mancini est bien plus énergique et bien plus remplie de sentiment.

Louis XIV, dont le discernement était si juste, aperçut son premier médecin Dodart, au sortir de la première représentation de Bérénice, et lui dit en riant :

"J'ai été sur le point de vous envoyer chercher pour secourir une princesse qui voulait mourir sans savoir comment. "
Un jour que l'on demandait au grand Condé ce qui il pensait de cette tragédie, il répondit par ces deux vers où Titus dit de Bérénice :
Depuis deux ans entiers, chaque jour je la vois, 
Et crois toujours la voir pour la première fois.
A une des représentations de Bérénice, dont le rôle principal était joué par Mlle Gaussin, une des sentinelles, fondant en larmes, laissait tomber son fusil, moins occupée de son devoir qu'attendrie par le jeu de l'actrice. On fit à cette occasion les vers suivants :
Quel spectacle touchant a frappé mes regards,
Quand, sous le nom de Bérénice,
Gaussin de son amant déplorait l'injustice!
J'ai vu des flots de pleurs couler de toutes parts,
- Et jusqu'aux tiers soldats en larmes, 
Oubliant leur emploi, laisser aller leurs armes. 
Quel contraste divers, quand, sous le même nom, 
L'orgueilleuse Montrose a paru sur la scène! 
Aucun coeur n'a senti la moindre émotion; 
Aucun n'a retrouvé, dans sa froide action,
Bérénice ni Melpomène.
Aussi, dans ces adieux si tristes pour Titus, 
Le public, trop charmé de sa fuite soudaine, 
Lui répondit : Partez et ne revenez plus.
O Racine! ombre vénérée,
De quel ravissement ne dois-tu pas jouir
Lorsque tu vois, du haut de l'Empyrée,
La tendre Gaussin embellir
Les chefs-d'ceuvre de ton génie, 
Répandre sur tes vers les grâces et la vie
D'un sentiment aimable et délicat, 
Surpasser Lecouvreur, étonner Melpomène,
Et rencontrer sur notre scène
Bérénice avec plus d'éclat
Que tu n'en sus prêter aux pleurs de cette reine!
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