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Le gendre de M. Poirier, d'Augier et Sandeau

Le Gendre de M. Poirier est une comédie en quatre actes et en prose, d'Emile Augier et Jules Sandeau; représentée pour la première fois sur le théâtre du Gymnase le 8 avril 1854. Le Gendre de M. Poirier a suivi de quelques mois une autre pièce des mêmes auteurs, la Pierre de touche, qui n'eut qu'un succès d'estime, pour le talent et l'esprit des deux collaborateurs. Ils ont voulu prendre une revanche, et l'ont prise, en effet, éclatante et digne, en tous points, de leur mutuelle réputation, en mettant sur la scène une des comédies les plus belles et les plus complètes qu'on avait eues depuis bien longtemps.

M. Poirier est une de ces individualités qui, accroupies pendant trente ans derrière un comptoir de la rue Saint-Denis, ont amassé sou par sou, en travaillant quatorze heures par jour et se privant de tout, un capital de 3 ou 4 millions. Une fois retiré des affaires, M. Poirier s'est dit qu'un homme de sa trempe, après avoir mené trente ans sa barque, pouvait légitimement aspirer à mettre un peu la main au gouvernail de l'Etat, et que rien ne l'empêcherait, avec un tant soit peu de protection, d'arriver à la pairie. Mais cette protection était justement ce qui lui faisait défaut. Heureusement, il fit la rencontre d'un certain marquis ruiné, Gaston de Presle, qu'il maria avec sa fille Antoinette, et, à partir de ce moment, il ne douta plus du succès de ses prétentions. 

Néanmoins, il se garda bien de laisser voir son bout d'oreille au marquis, et il commença par l'installer dans son hôtel, et le dorloter, le choyer comme un coq en pâte; il lui arrangea de son mieux une délicieuse oisiveté dorée, et s'étudia surtout à s'effacer le plus possible devant les anciens amis de son gendre, afin d'éviter à celui-ci les regrets d'une mésalliance. En un mot, le bonhomme se fit l'intendant le plus dévoué de sa propre maison en faveur de l'hôte illustre qui avait daigne y entrer. Quant à Antoinette, c'est une petite pensionnaire assez niaise pour s'être imaginé qu'elle était aimée du marquis, mais qui, bientôt revenue de son illusion, a renoncé à avoir aucune prise sur le coeur de son mari. Aussi Gaston continue-t-il sa vie de garçon; il n'a pas même rompu une ancienne liaison avec Mme de Montjay, une grande dame, au sujet de laquelle il doit précisément avoir un duel le lendemain avec un petit drôle qui se fait appeler vicomte de Pontgrimaud. On devine la singulière comédie qui va se jouer entre le beau-père et le gendre. 

Tout est prêt pour ce nouveau duel entre la noblesse et la bourgeoisie; le terrain est préparé, les armes désignées : d'un côté, des billets de banque; de l'autre, des parchemins; il ne reste plus qu'à trouver les témoins. Pour le père Poirier, ce sera Verdelet, son ancien associé, le parrain d'Antoinette; pour Gaston, ce sera le jeune duc Hector de Montmeyran. On ne pouvait choisir avec plus de tact ces deux personnalités, grâce auxquelles les deux auteurs ont pu donner le champ libre à leurs critiques, sans se préoccuper des ménagements à garder envers ceux-ci ou envers ceux-là. Verdelet est le correctif de Poirier; c'est le bourgeois plein de bon sens et de dignité, qui hausse les épaules aux rêves d'ambition ridicule de son ancien compagnon de comptoir; Hector de Montmeyran est un ancien beau, ruiné aussi comme Gaston de Presle, mais qui s'est fait soldat pour ne pas être obligé, à l'exemple de son ami, de troquer son blason contre une nouvelle fortune.

Un premier engagement a lieu devant ces deux témoins; c'est lorsque Poirier insinue malicieusement à Gaston qu'il ferait bien de solliciter un poste digne de son nom, afin de ne pas se condamner au désoeuvrement à perpétuité, et aussi, mais cela il se contente de le penser, afin d'être à même de devenir le protecteur dont lui, le père Poirier, a tant besoin pour arriver à la pairie. Mais ce premier assaut reste sans effet; le marquis de Presle est lié par reconnaissance à la monarchie de 1815, et ne sortira pas de l'abstention dont il s'est fait un devoir.

« N'en parlons plus, dit Poirier; cela ne m'empêchera pas de payer vos dettes, ainsi que je m'y suis engagé avec vos créanciers aujourd'hui même.  »
En effet, le beau-père passe dans son cabinet, et, un instant après, trois ou quatre escogriffes viennent saluer le marquis, en lui reprochant de s'être fort mal conduit à leur égard. Il a signé 500,000 francs de billets, et ils ont reçu 200,000 francs de moins, que leur a extorqués le père Poirier. Ils ont passé par là, sachant bien qu'ils ne pouvaient avoir de recours que contre la femme, en raison des clauses du contrat de mariage. Gaston, indigné par la conduite de son beau-père, jette feu et flammes; mais Antoinette donne sa signature, et rend l'honneur à son mari. Que s'est-il donc passé dans le coeur de cette jeune femme? On l'avait prise pour une poupée qui jouait à la marquise, et c'est un ange de délicatesse et d'exquise générosité. Pour la premiers fois, Gaston sen aperçoit : «-Tiens, toi, je t'adore!  », lui dit-il en la prenant dans ses bras, et peu s'en faut qu'en effet le marquis de Presle ne se fasse assez bourgeois pour aimer sa femme. Verdelet et Hector applaudissent des deux mains; mais le père Poirier n'entend pas de cette oreille-là.
« Ah! monsieur le marquis, vous voulez jouer à la balle avec mes écus comme vous avez fait avec les vôtres, et vous ne voulez rien faire pour me procurer la petite satisfaction d'amour-propre que je désire! Restez marquis, si vous voulez, mais rira bien qui rira le dernier. Plus de voitures, de chevaux, de domestiques; plus de cuisiniers émérites, qui vous faisaient manger des potages à la lituanienne et des filets de volaille à la concordat; désormais la soupe grasse, du fricandeau à l'oseille et du lapin sauté. Ah! monsieur le marquis, je vous couperai vos talons rouges! »
Il y a là une scène délicieuse entre Poirier et le cuisinier Vatel. Molière en avait eu la primeur, il est vrai; mais les auteurs ont si bien rajeuni, si bien modernisé leur pastiche, qu'ils en ont fait, sans contredit, un charmant original. Cependant, Gaston accepte, sans trop de récriminations, les métamorphoses opérées dans la maison, et le père Poirier se laisse aller un moment à lui avouer que, s'il l'avait voulu, les choses ne se fussent pas passées ainsi.
« Eh! parbleu! s'écrie Gaston, éclairé soudainement sur la conduite de son beau-père, il est bien juste que vous trouviez en moi l'appui que j'ai trouvé en vous. Pourquoi diable, aussi, n'avoir pas parlé plus tôt? Un peu de patience, mon cher beau-père, et, foi de gentilhomme, je vous fais nommer ambassadeur ou préfet, pair de France et baron! »
Pauvre Poirier! il ne s'aperçoit pas que Gaston le raille sans pitié et l'écrase sous ce talon rouge qu'il avait prétendu couper. Mais enfin le persiflage se découvre, et Gaston déclare au bonhomme qu'il quittera son hôtel dès le  lendemain. Un moment après, Antoinette, Verdelet, Poirier sont réunis dans le salon, lorsqu'un domestique apporte une lettre à l'adresse de M. le marquis. 

Cette lettre est de Mme de Montjay; Antoinette en a reconnu l'écriture et tombe évanouie. Poirier, qui ne comprend rien à l'effet que produit cette lettre, en rompt le cachet, et apprend que son gendre a une maîtresse et qu'il n'a pas été fidèle un seul jour à sa femme. Gaston revient et demande la missive qu'on a dû lui apporter; mais Poirier lui annonce qu'il devra s'adresser aux tribunaux pour avoir cette lettre, car il va lui faire intenter un procès en séparation de corps. Gaston de Presle s'humilie; il reconnaît ses fautes et les déplore; il s'abaisse jusqu'à implorer le pardon de son beau-père et de sa femme.Plus bas, encore plus bas, monsieur le marquis; subissez le joug le vous avez lâchement accepté; mangez e ce pain que vous avez payé avec le mensonge et la trahison; allons, marquis, chapeau bas devant M. de Sottenville; vous le railliez tout à l'heure, suppliez-le maintenant. Chacun son tour. 

Un procès perdrait de réputation Mme de Montjay; Gaston s'engage à subir toutes les conditions qu'on lui imposera, pourvu qu'on évite le scandale; la lettre, dont il sera toujours temps de se servir, sera la garantie de ses promesses. Mais Antoinette est trop vivement outragée pour consentir à rester la femme de Gaston; il lui faut une séparation, et elle la veut éclatante, car le scandale ne saurait salir que les coupables. Elle s'empare donc de la lettre, et, lorsque, enfin, elle tient dans ses mains la vengeance :

« Vous aviez engagé votre honneur pour sauver votre maîtresse, dit-elle au marquis; je le dégage et vous le rends. »
Et en même temps elle déchire la lettre et la jette au feu. Stupide marquis, qui croyait s'être mésallié! Il reconnaît maintenant son erreur; il est trop tard. Antoinette est veuve désormais; elle ne croit plus, elle ne peut plus croire aux protestations tardives de Gaston, qui l'assure de son repentir. Mais le duc de Montmeyran rappelle à Gaston que l'heure de son duel avec Pontgrimaud est arrivée, et, en présence d'Antoinette, l'invite à se rendre sur le terrain. 

Un cri d'effroi trahit Antoinette. Eh bien, oui! elle aime encore son mari et lui pardonnera ses égarements, s'il renonce à un duel dont Mme de Montjay est la cause. Allons, gentilhomme, subis une dernière humiliation, porte tes excuses à ce petit vicomte que tu traitais si bien par-dessous la jambe; rends-toi ridicule aux yeux de tes amis : tu n'as pas le droit de refuser à ta femme ce que tu n'aurais certainement pas refusé à ta maîtresse, si elle te l'avait demandé. Cette scène, où l'orgueil et l'amour sont aux prises dans le coeur du gentilhomme, est une des plus belles de cette comédie, où tout, d'ailleurs, est irréprochable. Cependant, après bien des hésitations, la victoire reste à l'amour. 

Tout est réparé; Antoinette est heureuse et pardonne à son mari, qu'elle embrasse; «-Et maintenant... va te battre, va! », lui dit-elle. La comédie n'entend pas souvent d'aussi beaux cris que celui-là, et il pouvait suffire à déterminer la rédemption complète de l'infortuné Gaston, qui tombe aux pieds de sa femme au moment ou un domestique apporte une lettre de M. de Pontgrimaud, dans laquelle celui-ci fait des excuses. Gaston s'était toujours douté que ce petit vicomte était un lâche, et, ma foi, il n'a pas le courage de lui en vouloir; il ne songe plus qu'à emmener sa femme dans le château de Presle, que ce ce bon Verdelet a racheté pour en faire cadeau à sa filleule. Quant à Poirier, il assiste, en maugréant un peu, à l'éclosion de tout ce bonheur, ce qui ne l'empêche pas de songer, à part lui, qu'il sera député de l'arrondissement de Presle en 1847 et pair de France en 1848.  (PL).

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