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NĂ©ant

L'idĂ©e de nĂ©ant s'oppose Ă  celle de l'ĂȘtre, comme la nĂ©gation s'oppose Ă  l'affirmation. On coupait la cĂ©lĂšbre formule de ParmĂ©nide
« L'ĂȘtre est, le non-ĂȘtre n'est pas tu ne sortiras pas de cette pensĂ©e. » 
Cependant, l'esprit humain, par cela seul qu'il pense le non-ĂȘtre, lui confĂšre une sorte d'existence qui lui fait illusion Ă  lui-mĂȘme; et c'est ainsi que beaucoup de philosophes n'ont pu s'empĂȘcher de rĂ©aliser, pour ainsi dire, le nĂ©ant et d'en faire un principe -Ă©ternel et absolu des choses au mĂȘme titre que l'ĂȘtre. DĂ©jĂ  dans la thĂ©ologie et la philosophie indiennes, le NirvĂąna Ă©tait considĂ©rĂ© non comme un pur et simple anĂ©antissement, mais comme un ravissement de l'Ăąme dans un Ă©tat d'ineffable bĂ©atitude. ParmĂ©nide, dans sa Physique, identifie l'ĂȘtre et le non-ĂȘtre au chaud et au froid par lesquels il explique tous les phĂ©nomĂšnes. DĂ©mocrite compose la matiĂšre avec le plein identique Ă  l'ĂȘtre et le vide identique au non-ĂȘtre. Gorgias, au rebours de ces philosophes, dĂ©clare que l'ĂȘtre n'existe pas. Platon, le premier, distingue deux sortes de non-ĂȘtre, le non-ĂȘtre absolu ou par nĂ©ant, contraire absolu de l'ĂȘtre qu'on ne peut pas mĂȘme concevoir, et le non-ĂȘtre relatif qui se confond avec l'idĂ©e de l'autre ou de la diffĂ©rence et qui est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire des choses et de la pensĂ©e. Aristote prĂ©cise cette distinction par sa thĂ©orie de la puissance et de l'acte. Le non-ĂȘtre relatif, c'est le possible, ce qui n'est pas en acte, mais est en puissance, la matiĂšre indĂ©terminĂ©e, informe, indiffĂ©rente, support de toutes les qualitĂ©s, lieu de tous les mouvements, fond insaisissable et inĂ©puisable de la nature.

Avec la thĂ©ologie chrĂ©tienne, les deux idĂ©es de l'ĂȘtre et du non-ĂȘtre s'Ă©loignent et se sĂ©parent de nouveau l'une de l'autre. Le dogme de la crĂ©ation affirme que Dieu a tirĂ© le monde du nĂ©ant, qu'il l'a fait de rien, contrairement au principe posĂ© par LucrĂšce :

 E nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti. 
Descartes et Leibniz essaient d'expliquer et d'attĂ©nuer cette opposition de l'ĂȘtre et du non-ĂȘtre en la ramenant Ă  celle du parfait et de l'imparfait, lesquels diffĂšrent l'un de l'autre en degrĂ© et non en essence. Leibniz fait remarquer qu'avec le zĂ©ro et l'unitĂ© on peut former tous les nombres, et il cite volontiers ce vers : 
Omnibus e nihilo ducendis sufficit unum.
Kant, Ă  la fin de l'Analytique des principes (Critique de la raison pure, § 385, tract. Tissot, t. I, p. 326), aprĂšs avoir admis le concept d'objet en gĂ©nĂ©ral comme le plus Ă©levĂ© d'oĂč la philosophie puisse partir, pose cette alternative que l'objet doit ĂȘtre conçu comme rien ou quelque chose; et il divise ainsi le concept du rien d'aprĂšs les quatre catĂ©gories de la quantitĂ©, de la qualitĂ©, de la relation et de la modalitĂ© :
1 ° concept vide sans objet, ens rationis (noumÚne);

2° objet vide d'un concept, nihil privativum (l'ombre, le froid); 

3° intuition vide sans objet, ens imaginarium (espace pur, temps pur);

4° objet vide sans concept, nihil negativum (figure rectiligne de deux cÎtés).

Enfin Hegel donne l'ĂȘtre comme point de dĂ©part Ă  sa logique; mais l'ĂȘtre, antĂ©rieur Ă  toute dĂ©termination, Ă  toute relation, est impossible Ă  discerner du non-ĂȘtre. La pensĂ©e a donc pour base l'identitĂ© fondamentale de l'ĂȘtre et du non-ĂȘtre. (E. Boirac).


Collectif, Le NĂ©ant, PUF, 2010. - Si le "nĂ©ant n'a pas de propriĂ©tĂ©s", selon la formule de Malebranche, a-t-il cependant une histoire? C'est Ă  cette paradoxale question que le prĂ©sent livre s'attache en cherchant Ă  dĂ©ployer les diffĂ©rentes significations de ce qui n'est pas, du radicalement non-Ă©tant parmĂ©nidien jusqu'Ă  l'ĂȘtre selon Heidegger qui, n'Ă©tant rien d'Ă©tant, est le Rien (Nichts) rendant possible la manifestation de l'Ă©tant. On le voit, l'histoire dont il s'agit ici est celle de la mĂ©taphysique, traversĂ©e par la tension entre un rejet pur et simple du nĂ©ant, rĂ©duit Ă  n'ĂȘtre qu'un mot (pour saint Augustin, Bergson et Carnap notamment), et, au contraire, l'affirmation d'une certaine positivitĂ© de ce qui ne relĂšve pas directement d'une logique de l'ĂȘtre (pour Platon, Proclus, Scot ÉrigĂšne, MaĂźtre Eckhart ou Schelling, par exemple). Loin d'impliquer nĂ©cessairement la disparition, l'absence ou la mort, le nĂ©ant permet de penser l'altĂ©ritĂ©, la matiĂšre, le devenir, la libertĂ© humaine ou la surĂ©minence du Premier Principe. Certains des textes de ce volume Ă©taient inĂ©dits en français, la plupart ont Ă©tĂ© retraduits en Ă©tant attentif au vocabulaire du nĂ©ant qui cherche Ă  en saisir la nature fuyante. (couv.)
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Dictionnaire Idées et méthodes
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