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Littérature
La narration
Narrer, du latin narrare, c'est raconter; le mot narration devrait donc avoir lui sens analogue à celui de récit, puisque racontage et racontement ne sont pas entrés dans la langue. Mais on lui a donné, de temps immémorial, une signification toute particulière; il sert à désigner un récit littéraire, oratoire ou poétique, composé suivant des règles précises que les anciennes rhétoriques énuméraient complaisamment d'après Aristote, Cicéron et Quintilien, La narration proprement dite occupe même dans le discours une place très importante; elle vient immédiatement après la division, et elle prend alors, suivant les cas, le non d'exposition du fait ou simplement de fait. Elle sert de base à toute la série des arguments qui constitueront la confirmation ou la preuve. Elle fait partie intégrante de tous les plaidoyers, des panégyriques et des oraisons funèbres; l'histoire n'est qu'une série de narrations plus ou moins bien rattachées les unes aux autres; l'épopée est une longue narration poétique dont l'apologue et le conte sont des réductions; et le drame lui-même est-il autre chose qu'une narration animée, qui est aux récits ordinaires ce que les tableaux vivants sont aux représentations de la peinture ou de la sculpture? Il y a donc lieu de montrer quels sont les caractères différents de la narration, suivant qu'elle est au service d'un orateur, d'un historien on d'un poète, d'un romancier; mais, avant d'entrer à ce sujet dans les considérations de détail, il est bon de présenter quelques observations d'ordre, général.

On pourrait croire qu'il n'y a pas deux façons de narrer un fait, et qu'il faut toujours commencer par le commencement et finir par la fin; ce serait une erreur, car il y a précisément des narrations qui commencent par la fin et d'autres qui prennent le récit par le milieu. Laissons de côté ces dernières, pour le moment du moins, et voyons les autres. Le combat des Horaces et des Curiaces dans Tite-Live peut être considéré comme le modèle des narrations qui commencent par le commencement, qui tiennent le lecteur en suspens le plus longtemps possible, et ne font connaître qu'au dernier moment une conclusion que l'on attend avec une certaine anxiété. Les narrations de ce genre peuvent être appelées dramatiques parce qu'elles offrent une grande ressemblance avec la contexture des pièces de théâtre, qui doivent toujours avoir une exposition, un noeud et un dénouement. Le récit de la mort de Britannicus dans Tacite et dans Racine, et d'une façon générale tous les récits qui annoncent le dénouement des oeuvres dramatiques, sont composés d'une tout autre manière; on commence par faire connaître la conclusion : Britannicus est mort. - Hippolyte n'est plus. - Votre fille vit, etc. ; après quoi on a toute facilité pour revenir au point de départ, pour décrire le décor, pour montrer les sentiments divers qui animent les personnages, pour entremêler au besoin le récit de réflexions. Les fables de La Fontaine, qui sont presque tontes des narrations admirablement faites, sont composées tantôt à la manière de Tite-Live, tantôt à la façon de Tacite ou de Racine; ce sont le plus ordinairement des narrations dramatiques; mais parfois aussi le dénouement est annoncé dès le début. Les fables 15 et 16 du livre IV peuvent servir d'exemple de l'un et de l'autre système :

La bique, allant remplir sa traînante mamelle,
Et paître l'herbe nouvelle,
Ferma sa porte au loquet, etc.

- Ce loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui ut encor mieux pris,
Il y périt. Voici l'histoire, etc.

Quant aux narrations qui commencent par le milieu, elles sont d'un genre très particulier; l'Odyssée, l'Enéide, et, par conséquent, toutes les épopées classiques nous jettent, comme dit Horace, in medias res, au coeur même du sujet; nous voyons Ulysse, ballotté par les flots depuis neuf ans déjà, arriver dans file hospitalière des Phéaciens qui le ramèneront à Ithaque; nous voyons Enée jeté par la tempête sur le rivage de Carthage; et c'est ensuite par une série de récits habilement présentés que nous connaissons les aventures du roi d'Ithaque ou celles du fils d'Anchise depuis la prise de Troie; dans ce cas, la dernière moitié du poème est composée seule à la manière ordinaire. Les romans, qui sont des narrations plus ou moins développées, sont tantôt sur le modèle de nos deux fables de La Fontaine et tantôt sur le modèle des épopées classiques. Il n'y a pas de règles fixes à cet égard; c'est le génie propre du narrateur qui lui fait adopter un système de préférence à l'autre. Ainsi Tite-Live suspend volontiers l'intérêt de ses narrations, parce qu'il se représente l'histoire romaine comme une ample tragédie à cent actes divers, et dont la scène est vraiment l'univers. Tacite procède autrement parce qu'il est peintre, le plus grand peintre de l'antiquité, disait Racine; il voit, il fait voir, et surtout il cherche à lire au fond des cours. Si les poètes dramatiques composent généralement leurs narrations à la manière de Tacite, c'est qu'ils veulent peindre, eux aussi, et qu'ils tiennent à ne point fatiguer un spectateur occupé à suivre attentivement la marche de l'action.

Telle est la division que l'on peut adopter pont, distinguer les unes des autres les différentes espèces de narrations; elle est fort simple et elle semble préférable à celles que donnaient jadis les traités de rhétorique. Ils établissaient en effet trois sortes de narrations qu'ils appelaient poétique, historique, civile: la première, qui représente des choses vraisemblables, mais fausses, c.-à-d. des fictions (fables, comédies, romans); la seconde, qui a pour objet les événements de la vie des peuples (histoire, épopée, tragédie); la troisième enfin, qui s'attache aux faits réels de la vie de tous les jours (plaidoyers, panégyriques, oraisons funèbres).

Mais quel que soit le système adopté par le narrateur, la narration demeure soumise à des règles à peu près invariables. Ne disons pas avec un vieil auteur de rhétorique française : « Il y a cinq sortes de narration : la première est propre; la deuxième est digressive; la troisième est fabuleuse; la quatrième est romanesque, et la dernière est prophétique »; un tel jargon serait inintelligible; mais il est vrai aujourd'hui, comme au temps d'Aristote, de Quintilien ou de Rollin, que les narrations doivent être, suivant l'expression du même auteur, succinctes, claires, probables, c.-à-d. vraisemblables, et enfin excitantes, c.-à-dire pathétiques, s'il y a lieu.

La brièveté est requise par Cicéron et par tous ceux qui l'ont suivi, alors même qu'il s'agit de récits d'une longue étendue, et elle équivaut à ce que nous appellerions le sentiment de la mesure. Les narrations justement célèbres de l'orateur romain, le meurtre de Clodius ou le supplice de Gavius, sont composées d'après ce principe. Elles sont fort longues, mais il n'y a pas de détails inutiles; tout est ménagé en vue de la défense ou de l'attaque, parce que les faits ne sont là que pour soutenir l'argumentation qui va suivre. C'est la même chose quand il s'agit de fables, de contes, de romans, d'histoires ou enfin de récits poétiques.

... Conter pour conter me semble peu d'affaire,
a dit excellemment La Fontaine, et Boileau dit avec non moins de raison :
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant... Soyez vif et pressé dans vos narrations.
C'est pour cette raison que certains critiques ont blâmé le début du fameux récit de Théramène au cinquième acte de Phèdre; il leur a semblé que la description minutieuse du monstre nuisait à la brièveté de la narration. On admire au contraire la concision de Bossuet narrant dans ses oraisons funèbres la mort de Madame, ou la bataille de Rocroi, et celle de Corneille faisant raconter par Rodrigue la défaire des Maures.

Il est à peine besoin d'insister sur les autres qualités que doit avoir une narration, la clarté par exemple et la vraisemblance. La clarté est de mise partout, puisqu'il n'est jamais permis d'être obscur, et à plus forte raison dans le récit de faits sur lesquels on prétend raisonner. La vraisemblance, qu'il ne faut pas confondre avec la vérité, ne porte pas sur l'exposé des faits eux-mêmes, sauf quand il s'agit de fictions; évidemment le narrateur cherchera toujours la vraisemblance, à moins qu'il ne fasse un récit de pure mythologie, un récit fantastique ou de science-fiction, un conte de fées ou des voyages à la façon de Gulliver, ou un roman comme Gargantua. La vraisemblance dont parlent les traités de rhétorique a trait surtout à la peinture des caractères, à l'énumération des motifs qui ont fait agir les gens. « Si vous accusez un homme de meurtre, dit Quintilien, peignez-le colère, violent, emporté; s'il est accusé d'adultère et que vous preniez sa défense, donnez-lui des moeurs pures, austères, irréprochables. »

Enfin tout le monde est d'accord pour reconnaître que la narration oratoire, surtout celle des plaidoyers, doit être excitante ou pathétique Elle cherche à produire  chez les juges la commisération ou l'indignation, et c'est bien le cas de dire avec Boileau :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
Un accusateur ne saurait raconter sans émotion les crimes dort il réclame la punition; un défenseur qui exposerait tranquillement les faits risquerait fort de perdre sa cause. Mais il y a beaucoup d'autres narrations qui n'exigent pas le moins du monde l'emploi du pathétique; l'historien, le romancier, le poète dramatique, le fabuliste et le conteur peuvent avoir à narrer des faits ou très simples, ou même plaisants. Il y a des narrations de ce genre chez les poètes comiques (Ecole des Femmes, Fourberies de Scapin, le Menteur) ou dans les lettres familières (Mme de Sévigné, Paul-Louis Courier) et ce qui pourrait faire naître l'émotion en doit être rigoureusement banni. L'historien a constamment à raconter des événements qui ne sont pas tragiques; le panégyriste de même, et leurs narrations ne peuvent pas toujours être excitantes. Mais elles doivent être à tout le moins intéressantes, vives, animées, et c'est là surtout que trouvera place cette « gaieté » dont parle La Fontaine, et qui, d'après lui, doit se rencontrer même dans les oeuvres les plus sérieuses. Il ne faut pas qu'on puisse s'écrier, quand on vient de lire une narration : « Oh! l'ennuyeux conteur! »

Il résulte de ces observations que la narration, oratoire ou poétique, a toute la variété de l'éloquence et de la poésie elles-mêmes; le style qui lui convient ne saurait donc être déterminé d'une manière précise, et il peut y avoir des narrations de tous les styles. L'essentiel est de savoir approprier au sujet que l'on traite les procédés de composition qui lui conviennent, et le meilleur moyen d'y parvenir, c'est d'étudier les modèles, de voir comment d'autres auteurs avant nous, ont su construire les narrations qui se trouvent en si grand nombre dans Homère, dans Virgile, dans Horace, dans Térence ou dans Plaute, dans Hérodote, dans Thucydide, dans Tite-Live, Salluste, Tacite et Quinte-Curce, dans Cicéron surtout, l'avocat incomparable. Chez les auteurs modernes ont pourra aussi bien se tourner vers Bossuet, Corneille, Racine, Molière, Voltaire, Chateaubriand, Augustin Thierry, Thiers, Michelet, Alexandre Dumas, Walter Scott, V. Hugo, Alexandre Dumas, Jules Verne, Mérimée, Dumas, George Sand, William Faulkner, Jack London, Marguerite Yourcenar, Georges Simenon et vingt autres encore. L'étude approfondie de quelques-unes de leurs narrations vaut tous les préceptes théoriques. (A. Gazier).

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Dictionnaire Le monde des textes
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