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La littérature latine pendant l'Empire
De l'avènement d'Auguste à la chute de Rome
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Pendant la République
Pendant l'Empire Au Moyen âge
La seconde période de la littérature latine commence à l'avènement d'Auguste. Elle est celle où l'action s'affaiblit et disparaît, pour laisser la place aux loisirs. La vie politique a cessé; la force et l'intérêt se retirent de l'éloquence, qui expire dans l'enceinte étroite des basiliques, ou dans la stérilité des écoles. Alors les esprits supérieurs se replient sur eux-mêmes, et cherchent leur voie dans la poésie, la philosophie, et l'histoire. Les lettres sont cultivées par plaisir et par dédommagement de la vie politique à jamais disparue, jusqu'au moment où elles se perdent dans le naufrage de la société.

Cette période peut se partager en deux époques, la littérature avant et après les Antonins. Dans la première, après la splendeur littéraire du règne d'Auguste, Rome conserve encore une partie de ses grandes qualités. Pendant qu'elle résiste aux Barbares, sans en être ébranlée, elle accueille avec une faveur marquée tout ce que lui donne la Grèce, les vices comme les arts. L'esprit grec s'identifie avec le caractère romain. La littérature latine a cessé d'être aussi pratique, aussi forte qu'autrefois; Cependant, elle cache son déclin sous des apparences imposantes. Dans la seconde époque, le déclin se précipite : les conditions politiques, la dégradation des moeurs, l'entrée des Barbares dans l'Empire et dans la société, ont enlevé au caractère romain le peu qui lui restait de ses vieilles qualités : la langue latine s'altère et se corrompt, surtout après Théodose. Les restes de la littérature comme de la langue dureront jusqu'au siècle de Charlemagne, c.-à-d. jusqu'à la naissance des langues modernes, puis deviendront lettre morte, sinon dans les sciences jusqu'au seuil de l'époque contemporaine, et dans les textes et les rites de l'Eglise.

La littérature latine avant et après les Antonins

L'établissement du pouvoir monarchique vient transformer la vie des Romains, et les enlever à la politique. La littérature cesse de se rapporter tout entière à l'éloquence, et d'être, pour les citoyens considérables, un délassement des charges et des fonctions publiques; elle est plus estimée, parce que les loisirs se multiplient. Cicéron ne se croirait plus obligé de s'excuser du temps qu'il donne à la poésie; les vers ont profité de tout ce qu'a perdu l'éloquence. A quoi, du reste, serviraient les harangues? Il n'y a plus de tribune, plus de comices; le barreau même déchoit, il est banni du Forum, et les causes importantes sont devenues plus rares. Toutefois, les habitudes oratoires se retrouvent dans l'histoire, l'épopée, la satire. Sous le règne de Tibère, la parole est aux délateurs; le Sénat n'entend que leur éloquence toute de lucre et de sang, comme l'appelle Tacite; l'histoire elle-même se tait. On la verra renaître, en même temps qu'un fantôme d'éloquence, sous Nerva et Trajan. Mais alors la déclamation et la mauvaise rhétorique ont envahi les écoles; et elles se sont emparées de la poésie, qu'elles dénaturent en la réduisant aux succès frivoles des lectures publiques : on ne rencontre partout que rhéteurs et grammairiens. Quant à la philosophie comme la réflexion et la vie personnelle ont remplacé l'action et la vie publique, l'Empire fait des moralistes, tandis que la République, avant Cicéron n'avait connu d'autre philosophie que le Droit. l'Epicurisme est la doctrine du grand nombre, le Stoïcisme celle des caractères d'élite qui cherchent dans sa morale énergique un soutien et une consolation. Enfin les sciences, faute d'observations bien faites et d'applications industrielles, tournent aisément à la déclamation, par exemple chez Sénèque et chez Pline.

II n'y a pas là d'ailleurs d'invention originale; les Grecs avaient précédé les Romains dans tous ces différents genres; c'est pourquoi la littérature se fatigue et s'épuise de jour en jour. Au commencement de cette période, dans la ferveur des illusions causées par l'avènement d'Auguste et la satisfaction d'une paix d'autant plus ardemment désirée quelle avait été payée cher, l'inspiration produisit des chefs-d'oeuvre. Les idées d'ordre et de grandeur régulière et pacifique mêlées aux restes de l'ancienne indépendance, la fierté romaine, la foi aux destinées de l'Empire, et, d'autre part, l'imitation habile et originale des Grecs, l'érudition des grammairiens, et le solide bon sens du prince et de ses amis, qui empêchaient la politesse et l'élégance de tourner à l'affectation, furent les caractères du siècle d'Auguste et les causes de sa splendeur. Mais lorsque Tibère eut inauguré le despotisme inquiet, sanguinaire et dépravé, d'où devaient sortir les guerres civiles, la, vie intellectuelle et morale se réduisit aux doctrines d'Epicure et de Zénon, l'une enseignant l'indifférence, l'autre faussant l'esprit par ses exagérations. Le naturel était rare, et sans vigueur; l'intérêt provoquait la flatterie et les bassesses. Nerva et ses successeurs ramenèrent pour un temps, dans les affaires et dans les idées, une vérité, une liberté dont on avait perdu l'habitude. Dans ce retour à la source unique du beau, la littérature latine retrouva, comme l'Empire, une prospérité passagère; il se forma des historiens, des satiriques, des moralistes des littérateurs. Mais cet éclat n'était pas durable. II s'éteignit avec les vertus des princes, et la dernière période des lettres latines reproduisit avec une fatale et déplorable fidélité la décadence et la décrépitude du monde romain.

Le Siècle d'Auguste.

Poésie. 
Les noms de Virgile et d'Horace n'ont pas besoin d'une longue histoire. Le premier appartient à la famille des personnages talentueux  qui ont réalisé dans les arts l'idéal de la beauté toujours égale, toujours pure et irréprochable; c'est la famille de Racine, de Raphaël et de Mozart. Original par l'élévation sublime de son talent et son exquise sensibilité, il est imitateur, comme tous les Romains, dans le choix des sujets et même dans les détails. Il emprunte à Théocrite de genre pastoral, et, malgré la grâce mélodieuse des Bucoliques, il n'arrive pas à la vérité dramatique et saisissante de son modèle. Le fond des Géorgiques était à tout le monde, depuis Hésiode; mais c'était un fond tout romain, où Virgile porta l'amour de la campagne, des antiques vertus, de la paix et de la grandeur nationale, exprimé avec une perfection de langage et de poésie que sans lui les Romains n'eussent peut-être jamais connue. Peintre incomparable de la nature et de la réalité, il avait élevé la poésie didactique à un degré de perfection désespérante, et consacra, dans l'Enéide, la maturité de son génie aux origines de Rome, de sa religion et de sa gloire. II y montra Auguste derrière Énée, et les splendeurs de la ville éternelle derrière l'humble royaume d'Evandre, avec une admiration sincère pour celui qui fonde et pacifie, et sans idolâtrie du succès et de la puissance. II mourut sans avoir achevé son oeuvre, sans avoir atteint à la sublimité d'Homère, mais en laissant derrière lui tous les imitateurs de l'avenir, condamnés à le reconnaître, comme Dante, pour leur guide, leur seigneur et leur maître. 

"Aussi, dit un homme de goût qui aime Virgile comme on doit l'aimer, aux époques si tristes du moyen âge est-il révéré comme un saint; c'est un oracle qui, dans les sortes Virgilianae, survit au paganisme. Ces pauvres habitants de l'Italie étaient encore émus aux accents de cette voix divine : ils retrouvaient dans quelques-unes de ses églogues le tableau de leur misère présente, et dans son poème national le sentiment de leur grandeur." (Notes sur la versification et la composition par Chardin, Paris, 1861.)
Horace, son ami, et peut-être son égal dans un autre genre, présente une physionomie à part, et l'une des plus originales de la littérature latine. Promptement désabusé de la politique, où son rôle n'avait pas été brillant, il avait obtenu par son talent, et surtout grâce aux bons offices de Varius et de Virgile, l'amitié de Mécène et d'Auguste. II fut toute sa vie épicurien, ami de son indépendance et grand poète. Il commence par les Satires, oeuvre de bon sens, de bonhomie piquante, de raillerie sans méchanceté, véritables conversations morales dont les stoïciens font quelquefois les frais. Dans les Odes, il revient à l'imitation des lyriques grecs; il emploie leurs formes et leur métrique avec une facilité et une élégance merveilleuses. Sa vraie inspiration, c'est la grandeur de Rome et d'Auguste, ou bien la fragilité des plaisirs; hors de là, c'est un artiste excellent qui applique aux détails du style la studieuse et brillante flexibilité de son génie. Enfin les Epîtres le ramènent au genre didactique : il y raconte sa vie et son caractère, les moeurs et les idées de son temps, sans prétendre aux grands effets, mais avec une raison et une finesse inimitables. La dernière, adressée aux Pisons, est demeurée pour le fond, sinon pour l'ordre et la méthode, le type de toutes les Poétiques modernes, et, sans quitter le caractère familier de la causerie, le manuel du bon sens, du goût, et de l'art d'écrire en vers, surtout pour le théâtre. N'oublions pas non plus, dans les titres d'Horace, celui de maître et de modèle de Boileau.

La gloire des poètes élégiaques, sans être du même ordre, est une des richesses du siècle d'Auguste. Déjà facile, précise et brillante dans les vers de Catulle, l'élégie convenait aux moeurs comme au goût littéraire de l'Empire. Gallus, mieux connu par la belle églogue de Virgile que par des pièces apocryphes; Tibulle, écrivain gracieux, ami de la paresse, épicurien dont la sensibilité féminine ne ressemble guère au sang-froid philosophique d'Horace, et nous montre où l'esprit romain s'abaissait par la haine de la guerre et le goût des plaisirs; Properce, imitateur de Callimaque et de Philétas, moins naturel et moins passionné que Tibulle, mais plus nerveux, et quelquefois même élevé et noble, vécurent pendant la première moitié du règne d'Auguste, et moururent jeunes. Ovide, pour son malheur, prolongea jusque sous Tibère une vie empoisonnée par la disgrâce; mais il appartenait à la grande époque, à l'âge d'or de la littérature latine, comme on l'appelle quelquefois; il en est, sinon par la sûreté d'un goût irréprochable, au moins par l'élégance et la pureté de la langue, la facilité et l'agrément du style. Son tort le plus grave, aux yeux de la critique, est d'avoir eu trop d'esprit. Au point de vue de la morale, il est bien plus coupable; mais tous les élégiaques et tous les poètes latins, sauf Virgile et Lucain, méritent les mêmes reproches, et de plus graves encore; c'était la faute de la civilisation, des moeurs et du temps. 

Ovide, ingénieux et léger dans la poésie érotique, peu digne dans les Tristes, inégal, mais intéressant dans les Fastes, qui sont encore une imitation de Callimaque, mérite vraiment le titre d'écrivain supérieur dans les Métamorphoses, où la variété infinie des sujets lui fournissait tour à tour des descriptions brillantes, des analyses délicates, des peintures gracieuses et même touchantes : son poème est l'histoire de la mythologie grecque et latine, le cycle des dieux et des héros. Compromis dans une obscure intrigue de palais, Ovide avait brûlé son ouvrage avant de quitter Rome; heureusement pour le poète et pour les lettrés, ses amis en avaient gardé copie. De sa tragédie de Médée, il ne reste qu'un souvenir. Jusqu'à Phèdre et Lucain, la poésie n'offre guère que des noms : celui de Pollion, loué d'Horace pour son talent épique; celui de Varius, dont le Thyeste partageait l'admiration du public avec la Médée d'Ovide. Si la tragédie fut alors le travail de prédilection, le délassement préféré des gens d'esprit, comme on peut le conclure de l'épître d'Horace sur l'Art poétique, elle n'a pas laissé de monuments. 

Les poèmes de Gratius Faliscus sur la Chasse, de Manilius sur l'Astronomie, méritent peu d'attention après Virgile, Horace, et même Ovide; la verve poétique des Romains semble fatiguée de sa gloire : elle se repose ou se tait.

Prose, Histoire
L'esprit politique et l'éloquence s'étaient retirés dans l'histoire. Là se trouvait le refuge naturel des citoyens élevés pour la carrière oratoire, à qui la monarchie avait fait des loisirs, en leur laissant d'ailleurs la connaissance des affaires publiques, au moins dans le passé, et même quelques restes de liberté. Tacite fait dater de la bataille d'Actium le silence des grands auteurs; il serait plus juste de le reporter au règne de Tibère; Auguste avait voulu amortir plus encore qu'étouffer le vieil esprit républicain, et appelait Tite-Live un Pompéien. Lui-même avait laissé des Mémoires; son lieutenant et son ministre avaient écrit l'histoire de leur temps; les biographies, les compositions historiques abondaient. De tous ces livres, il ne reste, à proprement parler, que l'ouvrage mutilé mais admirable de Tite-Live. Trop orateur et trop poète pour nos goûts et nos idées modernes, il donne trop sans doute à l'imagination au goût de l'éloquence, à la passion de la gloire nationale; quand il trouve un guide sûr comme Polybe, il ne lui est pas toujours fidèle : mais il a tant de vérité dramatique et morale, tant de chaleur et de vie, il parle une langue si belle, que nous n'avons pas le courage de lui reprocher ses défauts. Sommes-nous donc si à plaindre d'avoir à le rapprocher d'Hérodote, comme a fait Quintilien, et peut-être même d'Homère et de Virgile?

"On voudrait croire, dit un excellent juge, que Virgile et Tite-Live se sont connus et aimés, que, dans ce palais d'Auguste qui leur était si hospitalier, ils se sont entretenus de Rome, de sa gloire passée, de ses grands hommes, et que, sans médire d'Auguste, ils se sont quelquefois attendris pour Pompée et exaltés pour Caton." (Nisard, Etude sur Tite-Live.)
Après Tite-Live, il faut citer Trogue Pompée pour l'estime qu'en faisaient les Romains, car nous n'avons que l'abrégé de son histoire, fait par Justin; il y racontait le plus grand empire avant l'Empire romain, celui d'Alexandre, jusqu'à la conquête de la Macédoine, et gardait, comme tous ses prédécesseurs, la religion de la grandeur romaine, Eloquence, Déclamation, Grammaire. 

C'est un fait remarquable que l'Empire ait frappé de mort l'éloquence latine, malgré toutes les raisons secondaires de succès et de popularité qui subsistaient toujours. Le genre oratoire était en honneur; il faisait le fond de l'éducation libérale; il avait les mêmes encouragements, menait à la gloire et à la richesse, multipliait les rhéteurs et les écoliers, mais restait frappé d'impuissance, parce que l'orateur ne parlait plus au peuple, qu'il trouvait, au Sénat, les décisions prises dans le conseil du prince, et, au barreau, la crainte des délateurs, de leur brutale énergie et de leurs armes redoutables. Réduite à l'ombre des écoles, l'intelligence s'épuisait dans le déplorable jeu des causes romanesques et imaginaires, combinait des extravagances, pour avoir le plaisir de soutenir le pour et le contre, et faisait grand bruit des modèles qu'elle imitait mal ou qu'elle attaquait. Le père de Sénèque, qui avait pu entendre Cicéron, et qui publia ses Souvenirs sous Tibère, nous a laissé un recueil curieux de ces tristes compositions, où l'on ne rencontre que pirates, parricides, tyrannicides, inventions impossibles ou absurdes. 

Les grammairiens valaient mieux, sans que les noms d'Hygin ou de Verrius Flaccus soient bien intéressants, et les arts produisaient au moins un livre utile, sinon élégamment écrit, celui de Vitruve sur l'Architecture.

Le siècle de Tibère. 

Philosophie.
L'héritage de l'éloquence devait passer de l'histoire à la philosophie. Après les dernières et sombres années d'Auguste, le défaut absolu de liberté sous Tibère arrête et réduit au silence quiconque n'exalte pas les idées du jour par dévouement ou par flatterie. L'esprit revient alors sur lui-même, il a besoin de savoir les moyens de se conduire sous un régime de délation et de tyrannie; on étudie le devoir et les conciliations du devoir avec les ménagements obligés. Peu de métaphysique, beaucoup de morale, une grandeur véritable et quelquefois sublime dans l'application des préceptes, tels sont les caractères de la philosophie sous l'Empire. Elle ne compte pas beaucoup d'écrivains Quintilien donne peu de noms après Cicéron. On rencontre parmi les philosophes quelques délateurs, et un grand nombre de maîtres grecs, à demi grammairiens, car la philosophie se rapproche de la philologie. Ces maîtres habitent souvent les grandes maisons: on en voit un, sous Caligula, accompagner Canus Julius à la mort, comme une sorte de confesseur. La foule les harcèle et les tourne en ridicule, et le pouvoir ne les aime pas; les empereurs les persécutent souvent, jusqu'au jour où Domitien chasse de Rome les professeurs de la sagesse, suivant l'expression de Tacite. Cependant, les grands noms et !es grands caractères se rattachent tous plus ou moins étroitement à la philosophie. 

Sénèque, exemple si célèbre des fortunes de cour, de l'abus de l'esprit, et des inconséquences de caractère, partage avec Cicéron le premier rang parmi les philosophes romains. L'Apocolokyntose, espèce de Ménippée dont Claude est le triste héros, ne fait pas honneur à la dignité du précepteur de Néron; mais les traités de morale Sur la Colère, la Clémence, les Bienfaits, etc., suffiraient à lui assurer un rang très honorable dans la littérature latine, et ses Lettres à Lucilius, par la grandeur des idées et la pureté toute nouvelle de la morale, ont valu au philosophe d'être considéré comme un précurseur du christianisme. N'oublions pas les Questions naturelles, ouvrage de philosophie plus que de science, où l'on trouve peu de physique générale et, beaucoup de détails et d'anecdotes. Homme d'esprit et de cour, Sénèque était parfaitement placé pour l'observation et l'analyse; c'est un de ses grands mérites. Sa doctrine est élevée; mais la subtilité, l'exagération, les habitudes de rhéteur en atténuent l'effet. L'application des idées morales à la vie publique lui inspire des pages touchantes, sur les esclaves, par exemple. Son style, coupé, spirituel, semé de traits piquants et d'antithèses que l'auteur multiplie à plaisir, a été sévèrement jugé par Rollin et bien d'autres critiques; et, en effet, il a pu contribuer à la corruption du goût; mais il ne faut pas oublier que cette altération n'est pas l'ouvrage de Sénèque; elle avait commencé avant lui; et, pour être populaire, il se trouvait forcé d'être de son temps. 

Il est moins excusable d'avoir suivi la mode dans les tragédies qui portent son nom, et que l'on est très fondé à lui attribuer (la dixième, Octavie, est l'oeuvre d'un imitateur inconnu). Ces tragédies n'ont que la forme du drame; ce sont des déclamations dialoguées, pleines d'antithèses et de descriptions érudites et prétentieuses, où des Stoïciens, suivant la remarque de Nisard, discutent par aphorismes avec toute en une et l'affectation des plus mauvais jours de la décadence. N'oublions pas cependant que Racine a fait des emprunts à l'Hippolyte, et qu'il n'en a rien dit.

Sciences.
Le nom de Sénèque appartient à la science comme à la poésie, par des oeuvres secondaires. On a vu, depuis Cicéron jusqu'à Vitruve, ce que pouvaient être les sciences spéculatives et appliquées chez un peuple dédaigneux de la science proprement dite, qui confondait l'astronomie et l'astrologie, et avait pris, dans l'origine, les médecins pour des bourreaux. La guerre lui convenait mieux, et plusieurs hommes du métier en avaient écrit; le plus important des traités de ce genre est celui des Stratagèmes de Frontin, qui apartient à l'époque de Tacite et de Trajan. La médecine, pratiquée par Caton pour les animaux plus que pour les humains, et longtemps abandonnée aux Grecs, offrit enfin un nom latin considérable, celui de Celse le Gaulois, philosophe et polygraphe du temps de Claude, qui écrivait avec pureté et élégance. Nous avons parlé déjà de Columelle et de sa Vie rustique. Mais le grand nom de la science chez les Romains est celui de Pline l'Ancien, cet homme d'une érudition et d'une activité prodigieuses, qui avait écrit sur tous les sujets, y compris le maniement de la javeline, avait rempli de grandes fonctions, trouvé le temps de faire, outre ses ouvrages, cent soixante volumes de notes et d'extraits, et mourut, comme un soldat au champ de bataille, en étudiant la grande éruption du Vésuve. II reste, de cette vie si occupée, les trente-sept livres de l'Histoire naturelle.

"Il avait, dit Buffon, cette facilité de penser en grand qui multiplie la science [...]. Son ouvrage est, si l'on veut, une compilation de tout ce qui a été fait d'excellent et d'utile à savoir; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d'une manière si neuve, qu'elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières." 
Il faut cependant réduire ce bel éloge, et remarquer que Pline est un homme politique et actif, qu'il expose les faits sur parole, et qu'il manque souvent de critique et même de jugement. Cuvier, de même, a trop loué l'écrivain dans Pline; il aurait dû faire la part du mauvais goût et de l'obscurité prétentieuse où il se laisse aller fréquemment.

Poésie. 
Tibère et Néron faisaient des vers, mais ce n'étaient pas eux qui pouvaient arrêter la décadence inévitable de la poésie latine. Le règne du premier compta plus de poètes que de prosateurs; toutefois, si l'épopée était en honneur, le genre lyrique et le genre didactique se mouraient lentement. Le premier vrai poète de ce temps écrit dans un genre nouveau : c'est le fabuliste Phèdre, affranchi d'Auguste, persécuté par Séjan, et mort probablement sous Claude. Dédaigné pendant sa vie, dépossédé de la propriété de ses fables jusqu'à nos jours, il n'en est pas moins, dans sa simplicité et sa concision élégance, l'un des meilleurs écrivains de son siècle, surtout dans les fables toutes romaines où l'allusion a remplacé l'imitation. 

Le règne de Néron produisit un homme de grand talent, capable sans doute d'aller plus loin que le point où la mort l'arrêta, Lucain, qui rendit à l'épopée dégénérée une vie au moins passagère; malheureusement, les conditions du genre et du sujet n'étaient pas favorables, et la mode des lectures publiques avait mis en faveur universelle l'enflure, les antithèses, la recherche du trait, tous les moyens enfin d'enlever les applaudissements dans une séance à grand effet et à grand étalage. Lucain, stoïcien de cour et déclamateur, ami de Néron jusqu'aux persécutions littéraires du prince, n'apportait guère de conviction et de foi à ce terrible sujet des guerres civiles, qui d'ailleurs convenait mal à l'épopée. Membre de la brillante famille des Annéus et neveu, de Sénèque, Espagnol par le goût aussi bien que par la naissance, plus orateur que poste dans le génie et même dans le style, il exagère et fausse l'histoire, dont il ne peut pas s'écarter, fait de Caton un caractère grandiose, mais forcé, de César une sorte de capitan dont la grandeur éclate encore, en dépit du poète; il ne connaît ni vertu ni grandeur en dehors de l'exagération stoïcienne : ses vers, vigoureux et quelquefois sublimes, fatiguent par  la monotonie des procédés, et Fénelon pensait peut-être à lui quand il a dit : 

"Un auteur qui a trop d'esprit lasse et épuise le mien [...]. Il me tient trop tendu; la lecture de ses vers me devient une étude. " 
Et cependant Lucain, mort à vingt-six ans, avec l'orgueil du stoïcien et du poète, qui ne l'avait pas préservé d'une lâcheté odieuse et inutile, peut justifier le goût de l'auteur des Essais, "qui aime Lucain et le pratique volontiers, non pas tant pour son style que pour la valeur de ses opinions et jugements".

Après lui, il faut citer Pétrone et son médiocre essai de Guerre civile; et, pour ne pas revenir à ce personnage peu honorable, qu'il soit ou non l'arbitre du goût dont parle Tacite, il faut mentionner immédiatement le Satyricon, mélange bizarre et mutilé de vers et de prose; espèce de roman où l'on trouve des pages piquantes, et surtout des récits immondes, avec  quelques observations littéraires, empreintes du mauvais goût même que condamne l'auteur.

Ce sont des hommes d'un autre caractère, et d'un talent plus sérieux que Stace et Silius Italicus, les derniers poètes épiques de Rome, avec Valérius Flaccus. Celui-ci, contemporain de Pline l'Ancien, n'a fait qu'amplifier, avec plus de prétention que d'esprit, les Argonautiques d'Apollonius de Rhodes. Stace et Silius étaient contemporains tous deux des Flaviens; le premier, très populaire dans les lectures publiques, recherché, mais brillant et quelquefois même touchant dans la Thébaïde, curieux et spirituel dans les Silves, où il met élégamment en vers les événements du jour, adorateur de Virgile et élève d'Ovide, selon la remarque ingénieuse et solide de Nisard; le second, bien inférieur, érudit sérieux qui versifie l'histoire de la Guerre punique, déclamateur qui prétend imiter Virgile, et ne laisse pas d'avoir quelques vers heureux. 

Restent, pour terminer l'histoire de la poésie latine, la satire et l'épigramme; car nous ne tenons pas pour oeuvre poétique la Métrique de Terentianus Maurus, qui n'est que de la grammaire ou de la prosodie versifiée. L'esprit satirique n'avait pas sommeillé sous l'Empire; la dépravation et la servitude n'avaient fait que l'animer, malgré les rigueurs du pouvoir. II éclatait dans les pamphlets, les testaments, les libelles posthumes, comme les adieux de Pétrone à Néron; il perçait même dans les déclamations et dans la philosophie; on le retrouve dans Sénèque et dans Pline. Laissons de côté les imprécations de Valérius Caton, ouvrage assez insignifiant et de caractère indécis, et parlons tout de suite de l'élève d'Horace, Perse le stoïcien, homme indépendant et honnête, écrivain pénible et obscur, mal préparé peut-être à la satire par une vie trop retirée, mais poète original, énergique, remarquable surtout pour les idées, car il a contribué pour sa part à l'altération de la langue et du style.

Plaçons à coté de lui Sulpicia, pour ses vers estimables sur l'expulsion des philosophes par Domitien, sans oublier qu'elle avait composé des vers amoureux par milliers, et arrivons à Juvénal, qui est aussi supérieur à Perse par le talent qu'il en est loin par l'honnêteté. On peut adopter le jugement que Boileau a porté sur sa "mordante hyperbole et ses beautés sublimes." 

"Son livre, dit l'éloquent historien des Poètes latins de la décadence, est un admirable complément de celui de Tacite; c'est la chronique privée d'une époque dont Tacite a écrit l'histoire publique... Il semble que la langue latine ait fait un dernier effort pour se prêter au rude génie de son dernier poète."  Est-il toujours de bonne foi dans ses invectives contre le vice? Des juges sérieux en ont douté pour de bonnes raisons; mais on a eu raison de leur répondre "qu'il n'aurait pas exprimé ces affreuses vérités avec tant d'éloquence, s'il ne les eût bien senties ". (Pierron, Hist. de la Litt. rom.)
L'épigramme, si populaire à Rome, mais cultivée jusqu'alors par des hommes qui écrivaient en d'autres genres, eut son poète particulier dans Martial, Espagnol comme Sénèque et Lucain; car, depuis le siècle d'Auguste, les écrivains latins se recrutaient volontiers hors de l'Italie. Martial diffère de Catulle, en ce qu'il vise au trait final, devenu depuis une règle du genre. Facile, spirituel et fin, libre souvent jusqu'à l'extrême licence, il est encore de la bonne école pour le style et le langage, mais il en est le dernier poète, et meurt à la fin du Ier siècle de l'ère chrétienne.

Éloquence avant les Antonins.
On a, dans cette histoire de la poésie, rencontré à chaque pas les rhéteurs, les déclamations, les lectures publiques; on en conclura facilement ce que pouvait être l'éloquence avec de tels maîtres et de tels objets. La rhétorique cependant revint aux grandes leçons de Cicéron grâce à Quintilien, Espagnol comme tant d'autres, et naturalisé Romain par le goût et le style. Son Institution oratoire prend l'enfant au berceau, et ne l'abandonne qu'après en avoir fait un orateur conforme à l'idéal ancien. Mais Quintilien, consciencieux et froid, n'était qu'un bon maître et un bon écrivain. Quand il aurait eu le génie de Cicéron, il eût été impuissant à remonter le cours de la décadence. Il n'avait, d'ailleurs, pour combattre les défauts séduisants de Sénèque qu'une méthode solide et un style pur, correct et abondant qui n'était pas toujours exempt d'ennui. 

Un monument très important de l'éloquence du temps est le Dialogue des Orateurs, faussement attribué à Quintilien et à Pline le Jeune, et probablement composé par Tacite dans sa jeunesse, comme l'indiquent les manuscrits. A quel autre écrivain attribuer ces magnifiques éloges de l'éloquence et de la poésie, ces discussions brillantes sur les Anciens et sur les Modernes, toutes ces belles idées rendues avec tant de raison et de chaleur, dans un style si latin et si beau?

Quintilien eut pour élève Pline le Jeune, à qui son fameux Panégyrique de Trajan fit une grande réputation oratoire, bien affaiblie aujourd'hui. Pourquoi Pline, en effet, réduisait-il les grandes qualités de l'empereur à des riens ingénieux, à des traits heureux qui n'étaient guère que des madrigaux pleins de grâce et d'esprit? Ces jolies qualités étaient plus à leur place dans une Correspondance : aussi les Lettres de Pline sont-elles le titre le plus intéressant et le plus précieux de leur auteur, qui s'y montre honnête homme, honorablement occupé, trop vaniteux sans doute, mais toujours estimable et toujours spirituel. Il n'y a plus là d'éloquence; mais nous avons dit adieu depuis longtemps au grand style oratoire, dont le Dialogue des Orateurs est le dernier écho, et ce n'est pas dans le misérable recueil des Panégyriques imités de Pline qu'il faudrait aller la chercher

Histoire avant les Antonins. 
Ce style se conservait encore dans l'histoire. Velléius Paterculus, officier de Tibère, et trop favorable à son ancien général, dont il ne vit pas du reste les années les plus odieuses, avait résumé l'histoire de son pays avec exactitude, netteté et intérêt; il avait du trait, de l'éloquence, et le style de la bonne époque. Valère Maxime, plus souvent cité que Velléius, mais bien inférieur pour le talent, et avili devant Tibère sans avoir les mêmes excuses, n'était au fond qu'un rhéteur, et faisait, sous le nom d'histoire, un recueil d'anecdotes et de morale en action, où il louait la cruauté et insultait les vaincus; il représente le plus mauvais esprit du règne de Tibère. Après ce redoutable prince, l'histoire, moins dangereuse, fut bien plus cultivée; mais elle ne nous présente guère que des noms ou des incertitudes. 

Où placer Quinte-Curce et Florus? Quinte-Curce semble un contemporain de Quintilien. Il a, dans son histoire d'Alexandre, la suite, la facilité, la poétique élégance de cette époque; il décrit et fait des romans à la manière des déclamateurs; il tient peu de compte de la critique, de la géographie, de la chronologie, et sacrifie à peu près tout à la rhétorique. Il revient à l'école de Tite-Live, mais par les petites choses, et n'a pas le génie du maître. Florus est encore un déclamateur, qui résume l'histoire du peuple romain, de son enfance à sa virilité, avec une vivacité brillante et poétique, qui se ressent de l'Espagne (peut-être était-il de la famille des Sénèques). Suétone, écrivain bien plus faible, mais d'une grande autorité historique, "écrit, dit Saint Jérôme, La vie des douze Césars avec une liberté égale à celle de leur vie." C'est Tacite, son contemporain, qui est un des maîtres du genre par la profondeur de son génie et l'admirable énergie de son style. Salluste avait écrit l'histoire en politique, Tite-Live en Romain passionné pour la gloire nationale, Quinte-Curce en romancier; Tacite écrit en moraliste. Passionné peut-être, quoiqu'il s'en défende, et parfois exagéré, comme l'ont remarqué de bons juges, il n'a certainement calomnié personne; il aime à croire au bien, et il porte dans le style une dignité perpétuelle, une noblesse exempte d'enflure; il est positif et grand, plein de raison et de poésie, profond sans être rêveur. On peut reprocher à sa diction si forte et si colorée l'abus des tours poétiques, le goût du trait, et une concision quelquefois obscure; mais il est, en somme, bien difficile d'être sévère avec un si grand et si honnête homme, qui a mérité d'être appelé par Racine "le premier peintre du monde."

La littérature latine après les Antonins

Nous en avons fini malheureusement avec les grands écrivains et les époques intéressantes. On ne trouve, dans le IIe et le IIIe siècle de l'ère chrétienne, qu'une stérile nomenclature, et les vertus des Antonins ne défendirent pas la littérature latine d'une défaillance désormais sans retour. Fronton, précepteur de Marc-Aurèle, n'est qu'un rhéteur puéril et ennuyeux; Marc-Aurèle écrit ses Mémoires ou ses Pensées en grec; Aulu-Gelle est un grammairien érudit; il a laissé dans ses Nuits attiques, qui seraient mieux appelées Veillées, une compilation précieuse; Apulée est un Africain,  nul en philosophie, mais très amusant, malgré l'étrangeté de sa langue, dans son roman de l'Ane d'or, imité de Lucien.

Au siècle suivant, les poèmes didactiques de Némésien et les Eglogues de Calpurnius, contemporains l'un et l'autre des tristes empereurs Carus, Carin et Numérien n'offrent qu'un mince intérêt; à plus forte raison les grammairiens Festus, Nonius, Marcellus, Censorinus. Les écrivains mêmes de l'Histoire Auguste, contemporains de Dioclétien, ne jettent pas plus de lustre sur le IVe siècle, malgré les tristes emprunts que Chateaubriand leur a faits dans ses Etudes historiques. Le titre d'historien ne sied guère à Aurélius Victor ni à Eutrope, simples, clairs et faibles; il conviendrait mieux à Ammien Marcellin, qui écrivit l'histoire de l'Empire, depuis les Flaviens jusqu'au règne de Valens, avec bon sens et vigueur, quoique dans un style à demi barbare. Symmaque, apologiste intéressant des beaux souvenirs de Rome, vivait sous le règne de Théodose, et composait avec esprit des Lettres agréables et des Discours que ses contemporains comparaient à ceux de Cicéron. Son ami Macrobe compilait, dans ses Saturnales, beaucoup de documents précieux, comme avait fait Aulu-Gelle, les noyait dans des commentaires illisibles, mais conservait, sans le savoir, pour la postérité, un beau prologue de Labérius et le Songe de Scipion. Triste matière pour l'histoire de la prose latine! Quant à la poésie, Ausone nous apporte les descriptions maniérées et obscures de son poème de la Moselle; Rutilius, la grâce prolixe de son itinéraire, où l'on trouve au moins un peu d'âme et de sentiment. Claudien seul, dans les satires contre Rufin et Eutrope, dans l'Eloge de Stilicon, surtout dans l'Enlèvement de Proserpine, arrive, par une versification habile et sonore, à cet éclat apparent, à cette pompe facile et vulgaire qui abuse le public des époques de décadence, jusqu'à faire évoquer, en l'honneur de l'écrivain, l'âme de Virgile et la muse d'Homère. La poésie de Claudien s'est abîmée dans la grande catastrophe de l'Empire romain; mais elle n'avait pas besoin de l'invasion des Barbares pour être plongée dans l'oubli. 

Et cependant c'est la dernière lueur de la vraie langue latine; car Sidoine Apollinaire, Fortunat et Grégoire de Tours, qui appartiennent à l'histoire de l'invasion germanique, ne peuvent plus compter même parmi les derniers débris des classiques; ils s'éteignent avec la société romaine dans la barbarie. 

Quant aux Pères de l'Église, ce sont des écrivains d'un ordre et d'un caractère tout nouveaux, qui n'appartiennent plus à la littérature classique, mais à la littérature sacrée. Le vieux monde latin a trouvé, à la mort de Claudien, le dernier terme de sa décrépitude, après avoir épuisé tout ce que pouvaient enfanter, soit à l'école des Grecs, soit par eux-mêmes, un génie puissant et une grande civilisation. (A. D.)

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