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Littérature Française du Moyen âge
L'histoire, les chroniques

 

Les Origines

L'Histoire rédigée en latin. 
Les premiers textes de l'histoire de France sont rédigés en latin. Grégoire de Tours (544-595) a laissé une Historia Francorum, où se trouve le récit des événements compris entre les années 397 et 591. Il a été continué, jusqu'à l'année 641, par Frédégaire (mort vers 660?).

Du VIIIe siècle au XIe, on peut encore citer toute une série de chroniques et d'annales, des vies de saints et de rois, et des récits de croisades

Le tout aboutit à la Chronique de Saint-Benoît, à la Chronique de Saint-Germain-des-Prés, et au XIIIe siècle, à l'Historia regum Francorum.

L'Histoire rédigée en vers français. 
Parmi les ouvrages historiques en vers, il faut distinguer les deux grands poèmes de Wace : le Brut (histoire des Bretons, auxquels on donne pour héros éponyme Brutus) en 15.000 vers; et le Rou (Rollon, histoire des Normands), en 16.500 vers. Ces deux histoires sont continuées par la Chronique des ducs de Normandie, en 42.000 vers, par Benoît de Sainte-More.

L'Histoire en prose française.
Vers la fin du XIIIe siècle, l'abbé de Saint-Denis, Mathieu de Vendôme, fit exécuter par le moine Primat une traduction en français de toutes les chroniques latines antérieures. Ce travail fut continué jusqu'à Charles V. Il devint alors une sorte d'histoire officielle, qui a pour titre : Grandes Chroniques de Saint-Denis, dont la collection complète nous mène jusqu'à l'avènement de Louis XI. Entre le XIIIe siècle et la mort de ce roi, on compte aussi un certain nombre de chroniqueurs de premier plan, à commencer par ces écrivains que l'on a coutume d'appeler les quatre chroniqueurs du Moyen âge, et qui sont séparés l'un de l'autre environ par un siècle : Villehardouin est mort en 1213; Joinville, en 1317; Froissart, en 1410 (?); et Comines, en 1511.

Les plus anciens chroniqueurs

Un certain Richard le Pèlerin, qui avait pris part à la première croisade, l'avait racontée en vers. Cet antique poème a malheureusement péri, et d'ailleurs l'initiative de son auteur est restée isolée, n'a porté aucun fruit. Il y a là de quoi surprendre. Les croisés de 1096, de 1147, de 1189, ont assurément dû expédier de Palestine et de Syrie de nombreuses lettres en français : des lettres privées, des lettres ouvertes écrites à des fins de propagande, des « communiqués ». L'usage de ces correspondances aurait dû, semble-t-il, induire de bonne heure les laïques à composer en langue vernaculaire des mémoires, des chroniques. Il n'en fut rien pourtant. La tradition l'emporta, qui réservait aux seuls clercs écrivant en latin le haut privilège de retracer les événements de la vie nationale. Et s'il se rencontra à l'extrême fin du XIIe siècle un jongleur, Ambroise, pour écrire en vers français une relation de la troisième croisade, c'est que ce jongleur, Normand et sujet de Richard Coeur de Lion, avait trouvé, non pas en France, mais en Normandie et en Angleterre, des devanciers, des inspirateurs.

Seuls en effet, au XIIe siècle, les ducs de Normandie, rois d'Angleterre, et les hauts seigneurs de leurs domaines ont provoqué des travaux d'historiographie en français. Déjà la veuve de Henri Ier d'Angleterre, mort en 1135, avait fait composer, par un rimeur nommé David, une biographie de ce roi, aujourd'hui perdue. C'est peu de temps après, entre 1147 et 1151, que Geffrei Gaimar écrivit en six mille octosyllabes, à la requête d'un baron anglo-normand, son Estoire des Englès. Un autre rimeur d'Angleterre, Jordan Fantosme, chanta en laisses monorimes la guerre menée en 1173-1174 contre Guillaume, roi d'Écosse, par Henri II. Et Henri II suscita aussi, pour propager la gloire de sa maison, à la faveur d'ouvrages en langue vernaculaire, deux historiographes, Wace et Benoît de Sainte-Maure.

Wace et Benoît de Sainte-Maure.
Wace, né dans l'île de jersey vers l'an 1100, avait étudié à Paris. Il devint à Caen «-clerc lisant » (on ne sait pas au juste ce que signifie ce titre), puis, entre 1160 et 1170, chanoine à Bayeux. Il mourut vers 1175. Nous avons conservé de son oeuvre, qui dut être abondante et variée, plusieurs cies de saints en vers, et deux grandes compositions historiques, le Roman de Brut et le Roman de Rou. Il est le plus ancien littérateur de métier sur lequel on ait quelque information. Il travaillait pour de riches amateurs qui le payaient :

« Je parol a la riche gent
Ki unt les rentes et l'argent, 
Kar pur eus sunt li livre fait
E bon dit fait e bien retrait... »
et souvent il exprime son souci de « gaaignier » :
« Mult m'est dulz li travails, quant jo cuit cunquester. »
Son Roman de Brut (ou de Brutus, prétendu héros éponyme des Bretons) est un vaste poème de plus de 15 000 octosyllabes, qu'il dédia en 1155 à la reine Éléonore. Il y retrace la Geste des Bretons depuis le siège de Troie jusqu'à la ruine de l'indépendance bretonne en 689.

Ce n'est qu'une libre traduction d'un ouvrage latin célèbre, l'Historia regum Britanniae de Gaufrey de Monmouth, clerc gallois, qui mourut évêque de Saint-Asaph en 1154. Gaufrey de Monmouth avait rassemblé dans ce livre une foule de fictions, prises à des textes plus anciens à l'Historia Britonum de Nennius (Xe siècle), entre autres : le premier, il y avait développé, par exemple, la légende de Merlin et celle du roi Arthur. L'aisance, la vivacité, l'agrément de son traducteur Wace, firent assurément beaucoup pour son succès. C'est du Roman de Brut principalement que dérivent une foule de beaux contes et plusieurs beaux romans français, à commencer par ceux de Chrétien de Troyes.

Après le Roman de Brut, Wace composa le Roman de Rou (c'est-à-dire de Rollon), qui est une histoire des ducs de Normandie. Il écrit, dit-il,

Pur remembrer des ancessurs
Les diz e les faiz e les murs [= les moeurs]. 
Ses récits reposent sur les chroniques de Dudon de Saint-Quentin, de Guillaume de Jumièges, de Guillaume de Malmesbury, etc. ; mais il apporte aussi quelques traits originaux, anecdotes et historiettes. Sa façon de conter est très séduisante. Son style sobre, ses vers bien frappés, sa rhétorique à la latine recueillaient les suffrages des connaisseurs, qui lui répétaient (c'est lui du moins qui l'atteste) :
« Vus devriez tuz tens escrire,
Ki tant savez bel e bien dire...»
Pourtant, il trouvait qu'on lui ménageait moins l'éloge que l'argent. Le roi Henri Il, l'ayant encouragé à entreprendre son Roman de Rou, lui avait donné en récompense, tandis qu'il y travaillait encore, une prébende à Bayeux.

Mais la faveur royale se détourna de lui. Vers l'an 1170, Henri Il chargea l'illustre auteur du roman de Troie, Benoît de Sainte-Maure, de composer, lui aussi, une histoire des ducs normands. A la nouvelle de cette concurrence, Wace se découragea : il a laissé inachevé, l'arrêtant à la bataille de Tinchebray (1106), son Roman de Rou.

L'Histoire des ducs de Normandie, de son rival, Benoît de Sainte-Maure, qui ne comprend pas moins de 43 000 octosyllabes, n'est, elle aussi, qu'un exercice de traduction et d'adaptation des chroniques en latin : le roman de Wace est plus agréable.

Ambroise.
Ambroise, auteur de l'Histoire de la guerre sainte, était originaire d'Évreux, donc sujet de Richard Coeur de Lion. Il fut, vraisemblablement, jongleur de profession. Il avait pris part à la troisième croisade : il l'a racontée pour faire connaître les souffrances et les déceptions des pèlerins et pour célébrer les vaillantes actions de lande bons chevaliers, du roi Richard principalement. Son poème, qui compte plus de 12.000 vers octosyllabiques, est une oeuvre de bonne foi. On éprouve, à le lire, l'impression qu'on a sous les yeux les faits eux-mêmes, palpables, immédiats, authentiques. Il émeut par cet accent de vérité, et aussi parce qu'il retrace avec une simplicité saisissante les pensées, les sentiments des plus humbles croisés. Il était des leurs, comme eux de chétive condition. Les conseils des princes lui étaient fermés, mais il connaissait, il ressentait à merveille les passions des petits. Dans tout son poème vibrent leur foi, leur désir d'atteindre Jérusalem, et, pour l'atteindre, leur consentement à tous les sacrifices-: « Qui Dieu sert, rien ne lui coste. » Cette ardeur naïve se dépite à voir le succès compromis par les rivalités entre chefs, par la lenteur de leurs calculs, et, quand il lui faut rapporter quelque scène scandaleuse où se sont heurtés des intérêts opposés, il met une sorte de pudeur à le faire et le fait au plus bref. Souvent, au contraire, cette même ardeur et cette même naïveté éclatent en transports soudains, pour une joie fugitive, pour une espérance à peine entrevue ainsi quand un jour, à l'issue d'une assemblée de hauts barons, le bruit s'élève qu'enfin ils vont ordonner la marche vers les Lieux Saints. La nouvelle court :

E vient as genz de l'ost et conte
Que li haut home et que li conte
Al parlement luit dit aveient 
Que Jersalem asejereient.
Eth vos [= voici] en l'est joie venue 
Et en grant gent et en menue
Tel esperance et tel leece [= liesse], 
Tel luminaire et tel noblesce, 
Qu'en l'ost n'aveit nul cristien, 
Haut ne bas, joesne n'ancien,
qui n'esjoïst od grant desrei [= avec grande ardeur],
Fors sulement le cors le rei [= excepté le roi] 
Qui point ne s'ierl esleeciez.
Ains se chocha [= se coucha] tot coreciez. 
Des noveles qu'il ol oïes;
Mais de l'ost les gens esjoïes 
Esteient si que tant dancierent 
Qu'après mie nuit se cochierent.
En un certain sens, Ambroise a vu les choses par le dehors, puisqu'il n'était pas en situation de découvrir les ressorts secrets des événements, et par là il est inférieur à Villehardouin, à Joinville. Mais par sa sincérité, il n'est pas moins, comme eux, un véritable historien, leur digne précurseur.

Les derniers historiens anglo-normands.
On l'a vu : les ducs de Normandie, rois d'Angleterre, et les seigneurs de leurs domaines n'ont cessé, dans la seconde moitié XIIe siècle, de patronner de nombreux rimeurs, qu'ils chargeaient de « remembrer » les hauts faits de leurs ancêtres ou de célébrer leur propre gloire.

Cette mode subsistait encore au XIIIe siècle dans l'aristocratie anglaise, à telles enseignes que, vers l'an 1220, un haut baron fit composer en vers français, d'après des documents fournis par lui, une ample biographie de son père, Guillaume le Maréchal, comte de Striguil et de Pembroke (1140-1219). Le ménestrel qu'il choisit pour écrire ce panégyrique s'est acquitté de la tâche avec adresse. Son oeuvre est supérieure à tous les récits historiques en vers que nous a laissés le Moyen âge, à l'exception de la Vie de saint Thomas de Canterbury

Il écrivait le plus pur français de France,  ses récits sont vifs et colorés : il prolonge dignement la lignée de Wace, de Benoît de Sainte-Maure et de Geoffroy Gaimar.
Cette lignée, d'ailleurs, va bientôt s'éteindre. II se rencontrera encore au début du XIVe siècle, peu après l'an 1311, un chroniqueur, Pierre de Langtoft, chanoine de Bridlington en Yorkshire, pour composer en vers français (9000 alexandrins) un abrégé de l'histoire d'Angleterre depuis les origines jusqu'à la mort d'Édouard ler (1306) : ce sera le dernier effort d'une tradition épuisée.

Le commencements de l'historiographie en France.
Du moins un foyer d'historiographie en français s'était allumé de bonne heure en Angleterre. Que n'en fut-il de même en France? Si l'on considère le foisonnement des livres d'histoire, annales et chroniques, qu'avaient multipliés au cours des âges les grandes abbayes de Saint-Benoît-sur-Loire, de Saint-Remy-de-Reims, de Saint-Germain-des-Prés; si l'on se rappelle au hasard les noms d'historiens tels que Richer, Flodoard, Gerbert, Suger, on s'étonne que des siècles aient pu s'écouler sans que l'idée vint à un seul seigneur de France de se faire traduire un seul de ces livres latins. Privés de toute chronique en langue vernaculaire, réduits à de vagues on-dit, quelle image informe et dérisoire de leur pays devaient se former, au temps de Louis VII ou de Philippe Auguste, et plus tard encore, les laïques les plus cultivés ? Comment un haut seigneur, voire un roi de France, pouvait-il savoir quoi que ce fût du passé, même récent, de sa propre maison? Ce n'est pourtant qu'au XIIIe siècle qu'on vit poindre dans le monde seigneurial et se propager peu à peu, avec quelle lenteur! la curiosité de l'histoire. Observons les premiers symptômes de cet éveil.

Un écrivain du XIVe siècle, Jacques de Guise, dit avoir manié un livre, aujourd'hui perdu, qu'on appelait l'« Histoire de Baudoin », du nom de Baudoin IX, comte de Flandre, qui l'avait fait composer peu avant son départ pour la croisade de 1202 c'était, in gallico idiomate, une sorte de Chronique universelle. Par malheur, nous ne sommes pas autrement renseignés sur cet ouvrage. Nous ignorons tout de sa valeur, de sa portée, de son action, et nous ne savons pas quelle place y pouvait tenir l'histoire de France.

Tote l'istoire de France!... Un tout petit livre, écrit en dialecte saintongeais vers l'an 1225, se pare de ce litre surprenant. Ce n'est, hélas! que la traduction d'une courte chronique latine émanée de Saint-Eutrope de Saintes : « tote l'istoire de France » s'y réduit à des notions relatives à ce sanctuaire et à quelques autres églises de la région. Mais voici enfin une tentative plus digne de mémoire, celle de l'Anonyme de Béthune.

On appelle ainsi un personnage - fut-il chevalier ou ménestrel? on ne sait - qui, de 1213 à 1216, suivit à la guerre, tantôt dans les Flandres, tantôt en Angleterre, Robert VII de Béthune, son seigneur.

Il composa, pour raconter ces campagnes, deux chroniques en prose; mais, parce qu'il avait le goût du rétrospectif, il les munit l'une et l'autre d'un long prologue. L'une commence par une histoire sommaire des ducs de Normandie, rois d'Angleterre; l'autre, par une histoire sommaire des rois de France. C'était une grande nouveauté. Selon toute vraisemblance - si l'on met à part le cas de Baudoin IX de Flandre -, Robert VII de Béthune est le premier seigneur laïque auquel il aura été donné de se faire lire, vers l'an 1225, un « roman » où, depuis « la noble lignée de Troie » depuis Mérovée et Clovis jusqu'à Philippe Auguste, les gestes de France étaient racontées en une narration suivie.

L'Anonyme de Béthune, il va sans dire, n'avait fait que traduire. Pour le règne de Charlemagne, il avait traduit la Chronique du prétendu Turpin; pour le règne des autres rois jusqu'à l'an 1182, il avait traduit un livre composé par quelque clerc en 1205, l'Historia regum Francorum, sorte d'Epitome qui peut être réputé le premier en date des Manuels de l'histoire de France.

Trente-cinq ans plus tard, vers l'an 1260, Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, chargeait un de ses ménestrels de composer à son usage une petite histoire des rois. Ce ménestrel procéda tout comme avait fait l'Anonyme de Béthune : il traduisit, pour l'offrir à son maître, la même Historia regum Francorum (en y ajoutant, pour le règne de Louis VIII, une traduction du Speculum historiale de Vincent de Beauvais).

Les Grandes Chroniques de France.
Nous voici à la fin du règne de saint Louis. Hormis ces deux chétives entreprises, qui se ressemblent tant, celle de l'Anonyme de Béthune, celle du Ménestrel d'Alphonse de Poitiers, rien n'avait encore été tenté pour communiquer aux laïques le savoir des clercs. Mais l'abbaye de saint-Denis va se mettre à l'ouvrage en mettant en route la rédaction des Grandes Chroniques de France ou Chroniques de Saint-Denis.

Ces Grandes Chroniques ont été rédigées jusqu'en l'année 1340 en l'abbaye de Saint-Denis. Le texte est en français, mais c'est une traduction du latin due à un certain Primat, d'après les auteurs des siècles antérieurs. Elles furent continuées depuis 1340 jusqu'au règne de Louis XI, directement écrites en français et par des auteurs qui n'appartenaient plus à l'Eglise. On y ajouta postérieurement, les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII. Cet ouvrage est surtout intéressant pour la partie qui s'étend de 1340 à 1350.

On mesure mieux le bienfait d'un livre tel que les Grandes Chroniques si l'on compare au grave et digne Primat deux historiens venus un peu avant lui et qui ne lui ressemblent guère, Philippe Mousket et le Ménestrel de Reims.

Philippe Mousket. 
C'était un riche bourgeois, issu d'une famille échevinale de Tournai. Il s'est laborieusement appliqué, vers l'an 1240 ou 1250, à composer une Chronique rimée des rois de France : elle commence, comme il convient, au siège de Troie, s'étend indéfiniment sur le règne de Charlemagne et se poursuit jusqu'à l'an 1241. Cette rhapsodie, en 31 000 octosyllabes très prosaïques, est surtout une adaptation d'un manuel latin que propageait l'abbaye de Saint-Denis, l'Abbreviatio gestarum regum Francorum, mais enrichie d'emprunts à d'autres sources et agrémentée de récits fabuleux tirés des chansons de geste, que ce crédule compilateur prenait pour des documents dignes de foi.

Le Ménestrel de Reims. 
Philippe Mousket a « romancé » l'histoire par naïveté; le Ménestrel de Reims, par légèreté. On intitule Récits d'un Ménestrel de Reims un étrange petit livre, écrit après 1260, avant 1270. C'est un répertoire d'anecdotes pittoresques, recueillies dans un passé récent : les plus anciennes se réfèrent à la seconde croisade. L'auteur les raconte à bâtons rompus, non sans esprit, non sans grâce, et les allures de son style alerte, dégagé, sûr, bien rythmé, tendent visiblement à ménager des effets de lecture à haute voix. Les ménestrels, ses confrères, lisaient ainsi ou récitaient devant les seigneurs des romans et des fabliaux : ce sont bien aussi, le plus souvent, des romans et des fabliaux qu'il leur conte, sous prétexte d'histoire. Non que la vérité soit toujours exclue de ses récits mais elle n'y entre que comme accessoire de la fiction et à condition qu'elle soit divertissante.

Voici le fabliau d'Aliénor d'Aquitaine, amoureuse de Saladin; voici le petit roman conjugal de Guy de Lusignan et de Sibylle, et le mélodramatique roman du suicide de Henri II d'Angleterre, - toutes inventions du Ménestrel, tous gages de son indifférence au vrai, et, en dernière analyse, de son incuriosité. On a dressé un inventaire édifiant de ses anachronismes, de ses coq-à-l'âne, de ses bourdes, souvent voulues. « Le Ménestrel, écrira son éditeur, trompe sans scrupule ses auditeurs. Il ne se croit pas obligé en conscience de vérifier les faits qu'il ignore, ni de respecter les faits qu'il connaît. » Que lui importe de tromper, s'il amuse?

Ni Philippe Mousket, ni le Ménestrel de Reims n'ont connu les Grandes Chroniques de France : venus un peu plus tard, auraient-ils demandé à Primat des leçons propres à les guérir, l'un de sa naïveté, l'autre de son pédantisme à la cavalière? Ce n'est guère probable. Ce qui est sûr, c'est que les Grandes Chroniques ont puissamment contribué à former, pour faire contraste aux publics amis de l'histoire amusante, un public ami de l'histoire tout court.

Histoires des Grecs et des Romains.
Les auteurs médiévaux se répétaient avec complaisance que leur mission était de remplacer en ce monde les Grecs et les Romains. Chrétien de Troyes l'avait dit dans le prologue de son roman de Cligès; au début des Grandes Chroniques, Primat le redit, en ces termes : 

« En trois regions ont habité Clergie et Chevalerie. En Grece regnerent premierement, car en la cité d'Athenes fu jadis le puis de philosophie et en Grece la flors de chevalerie; de Grece vindrent puis à Rome; de Rome sont en France venues : Dieus par sa grace vuelle que longuement i soient maintenues a la loenge et a la gloire de son nom! » 
C'est sous l'empire de cette idée que furent écrites, en français, au XIIIe siècle, plusieurs histoires de la Grèce et de Rome, et cela, chose curieuse, à des dates où personne encore n'avait entrepris d'écrire en français l'histoire de France. Dès le début du siècle, un rimeur nommé Calandre dédia au duc Ferry II de Lorraine (1206-1213) un petit poème, en 7000 octosyllabes, où il avait « enromancié » un abrégé latin d'Orose. Entre 1223 et 1230, un clerc attaché à la maison de Roger, châtelain de Lille, offrit à ce seigneur une histoire en prose (quelques épisodes sont traités en vers) de l'Antiquité grecque et de l'Antiquité romaine jusqu'à César. Presque dans le même temps, un anonyme rédigea en prose le Fait des Romains ou Livre de César, ouvrage dont de très nombreuses copies nous attestent le succès. Succès mérité, car l'auteur, au lieu de traduire et de compiler, a confronté l'Histoire de Salluste, les Commentaires de César, la Pharsale de Lucain; il a su discerner en bon critique les vrais problèmes, peser les témoignages, proposer les meilleures solutions.

Remarquons, au terme de notre revue, que ces entreprises d'historiographie du XIIle siècle obéissent presque toutes à un même rythme, reproduisent la même succession de phénomènes. Toujours on commence par de modestes traductions ou adaptations d'ouvrages latins mais la plupart de ces travaux conduisent à des compositions plus originales. C'est ainsi que l'Anonyme de Béthune, simple traducteur de vieilles chroniques, se transforme, quand il en vient aux événements de son temps, en un chroniqueur qui compose librement ses récits. De même le Ménestrel d'Alphonse de Poitiers. Par là s'accrédite l'idée que l'histoire peut s'écrire directement en français, et qu'elle doit s'écrire en prose plutôt qu'en vers. C'est le cas des Chroniques de Hainaut, dites de Baudoin d'Avesnes, du nom du seigneur qui, vers l'an 1278, en provoqua la composition : elles furent rédigées d'emblée en langue vernaculaire. C'est, à partir du XIVe siècle, le cas des Grandes Chroniques de France. C'est aussi le cas des Chroniques de Terre sainte. De là, pour la prose française, un grand accroissement de dignité.

Les historiens et les chroniqueurs des croisades et de l'Orient latin.
Quand l'historien byzantin Nicétas Choniate, en sa Chronique ornée et fleurie, dépeint les conquérants francs de Constantinople, il les traite avec plus de mépris encore que de haine : il ne voit en eux que « des Barbares contempteurs du Beau ». La postérité en peut juger autrement. La flotte qui appareilla de Venise en 1203 emportait plusieurs poètes raffinés : Conon de Béthune, le Châtelain de Coucy, Hugues de Berzé, Rambaut de Vaqueiras le Troubadour. L'un des chefs de la croisade était ce jeune prince lettré, Baudoin IX de Flandre, qui avait fait écrire en prose française une Histoire universelle. Et trois de ses compagnons : Geoffroy de Villehardouin (voir plus bas), Robert de Clary, Henri de Valenciennes, devaient nous léguer des relations de la conquête dont la beauté morale et la beauté littéraire eussent grandement surpris Nicétas, leur émule byzantin. 

Robert de Clary.
Robert de Clary n'a pas pris part, comme Villehardouin, aux conseils des hauts barons. Les graves soucis de la politique ne l'absorbent pas. Il a tout loisir pour regarder et pour conter. Il est de « la gent menue » et il est un simple. Il retrace les joies et les misères du camp, recueille les belles anecdotes guerrières et, par exemple, raconte avec une touchante fierté comment, le jour où l'on prit d'assaut Constantinople, son propre frère, Aleaume de Clary, qui n'était pas un homme d'épée, mais un clerc, eut l'honneur de forcer la première poterne : « Quant il fu ens, se li keurent sus tant de ches Grius que trop, et chil de deseur les murs li acuellent a geter grandesmes pierres; et quant li clers vi chou, si sake le coutel, si leur keurt sus, si les faisoit aussi fuir devant lui comme bestes. » La ville prise et dûment pillée, notre conteur erre, tout émerveillé ou plutôt tout ébahi, du palais de Boukoléon à l'église Sainte-Sophie; il muse sur la spina de l'Hippodrome et devant les colonnes de Théodose et d'Arcadius : rien n'est plus plaisant que de le voir s'évertuer à décrire, en sa langue picarde, les chefs-d'oeuvre de la statuaire grecque, les arcs de triomphe des Césars, les joyaux des églises byzantines : 

« et qui vos conteroit la centieme part de le rikece ne de le biauté ne de le nobleche qui estoit es abeïes et es moustiers de le vile, sanleroit il que che fust mençoingne, et ne le creriez vos mie ».
Le « rike homme » qu'était Villehardouin n'a guère dû fréquenter, s'il l'a seulement entrevu, Robert de Clary. Il eût aimé pourtant la relation de son obscur compagnon, ce témoignage naïf, si différent du sien, et qui néanmoins confirme le sien. Car de toutes les pages de la Chronique de Robert de Clary il ressort que « chiaus qui conquisent Coustantinoble » se croyaient, donc furent de vrais croisés, de fidèles pèlerins de Dieu. Dans leur camp, leurs prêtres, les sermonnant, leur remontraient souvent que « la bataille estoit droiturière » : alors seulement ils marchaient à l'ennemi. Et Villehardouin n'a pas dit autre chose.

Henri de valenciennes.
Sa chronique retrace principalement la guerre menée contre Burile, roi des Bulgares, par le second empereur latin d'Orient, Henri (1207-1216) : Villehardouin était un de ses lieutenants. C'est une narration brillante, éloquente, d'allure épique. Elle est en prose, mais on retrouve dans le tissu de cette prose des séries de rimes, et il semble démontré qu'on est en présence d'une vraie chanson de geste, qui avait été composée d'abord en alexandrins et en strophes monorimes, et qu'un remanieur a ensuite dérimée. L'auteur, Henri de Valenciennes, paraît avoir été un ménestrel attaché à la cour de l'empereur : en tout cas, il raconte en témoin oculaire.

La Chronique d'Ernoul.
C'est l'histoire du royaume de Jérusalem, de l'an 1099 à l'an 1229. L'auteur, qui écrivait peu après cette dernière date, déclare avoir été dans sa jeunesse « valet », c'est-à-dire écuyer, d'un haut baron de Syrie, Balian d'Ibelin : on l'identifie, mais sans certitude, à Ernoul, seigneur de Giblet (l'ancienne Byblos), qui fut un des plus habiles juristes de la haute cour de Chypre.

Ernoul ne donne qu'un rapide aperçu des premiers temps du royaume : l'histoire de quatre-vingts ans tient en quelques pages. A partir de l'an 1183, il développe au contraire ses récits, car il parle désormais en témoin : « Je fus là, telle chose m'advint-».  Il raconte la défaite de Tibériade, qui entraîna la chute de tout le royaume, puis le siège et la capitulation de Jérusalem (1187), tous événements auxquels il assista auprès de Balian d'Ibelin, devenu lieutenant du royaume après la capture du roi Guy à Tibériade. Il fait ensuite le récit des croisades et des événements qu'elles amenèrent entre 1190 et 1229 : la troisième croisade, qui rendit Acre aux Latins et par contre-coup leur donna Chypre; la quatrième, qui les porta à Constantinople; la cinquième, qui, après un premier succès en Égypte, échoua par suite de dissensions entre les croisés et les Francs de Syrie; celle de Frédéric Il enfin, qui ne fit que désunir les chrétiens.

Ernoul représente le point de vue de ces chrétiens établis de longue date en Syrie, accoutumés à leurs voisins musulmans, et qui souvent eurent à pâtir des secours illusoires, non désirés, que prétendaient leur apporter les croisés. Il regarde d'un oeil ironique les « guerres saintes ». Juge froid des choses héroïques, il est surtout curieux « des cas humains représentés au vif ». Il peint sans amitié les « pèlerins de Dieu », il recueille avec complaisance leurs maladresses et, comme il dit, leurs « soties ».

Sa Chronique fut reprise et continuée par le moine Bernard, trésorier de Saint-Pierre de Corbie, qui écrivit, semble-t-il, en Occident. Cette continuation, très brève, va de 1229 à 1231.

Le Livre de la Terre sainte.
Au milieu ou vers la fin du XIIIe siècle, on traduisit en français l'historia rerum transmarinarum de Guillaume, archevêque de Tyr. Elle s'arrête à l'an 1184: on lui adjoignit les Chroniques d'Ernoul et de Bernard le Trésorier (1184-1231); puis, d'autres continuations.

On en distingue deux. Pour l'une, les compilateurs ont utilisé divers documents : lettres de croisés, descriptions des pays d'outre-mer, et notamment une relation des événements de 1250 à 1261, qui a été attribuée à tort à Jean Sarrasin, chambellan de Louis IX. L'auteur, un chevalier de Louis IX, qui resta en Orient après le retour du roi, raconte avec moins d'agrément qu'Ernoul. L'autre série de continuations de Guillaume de Tyr et d'Ernoul a été composée en Syrie ou en Chypre par des personnages qui appartenaient à des familles anciennement établies outre-mer. La parfaite connaissance des lieux et des moeurs fait l'intérêt principal de ces chroniques, surtout de celle qui va de 1231 à 1248, et dont l'auteur, un laïque, décrit excellemment la société française d'Orient, sous ses aspects militaires et féodaux.

Philippe de Novare et les Gestes de Chiprois.
Lombard d'origine, Philippe de Novare vint jeune encore s'établir en Chypre et y demeura toute sa vie. Il est, avec Raoul de Tibériade ou Ernoul de Giblet, le type de ces barons latins qui furent grands amateurs de romans, de droit féodal, d'histoire. Il composa des écrits de genres bien divers : des chansons d'amour et des chansons pieuses, un traité de morale à l'usage des chevaliers (Des quatre temps d'âge d'homme), un traité de droit (le Livre de forme de plait), son autobiographie, et enfin l'Estoire et le droit conte de la guerre qui tu entre l'empereor Frederic et messire Johan de Ibelin.

Le roi de Chypre, Hugues Ier, laissait à sa mort, en 1218, la régence à Philippe d'Ibelin, pendant la minorité de son fils. Mais l'empereur Frédéric II réclama la régence pour lui et, en 1228, vint s'en saisir. Une longue guerre s'ensuivit, qui se prolongea après le retour de l'empereur en Occident et qui ne prit fin qu'en 1243.

L'Estoire de Philippe de Novare, vivement contée, présente un curieux caractère : elle est entremêlée de poésies de circonstance, de chansons satiriques où certains barons sont mis en scène sous les noms de personnages du Roman de Renard : Renard, Grimbert. lsengrin, etc. Ces poésies, Philippe de Novare les adressait comme des lettres à ses amis, et parfois les chantait au combat. C'est ainsi qu'un jour, au siège du château de Dieu-d'Amour (Saint-Hilarion), il fut blessé d'un coup de lance. Les Impériaux le croyaient déjà mort et criaient aux assiégeants : « Mort est vostre chanteor, tué est ! » Mais le lendemain Philippe de Novare reparaissait sur une roche où il s'était fait porter; et de là il lançait aux ennemis, comme un défi, une nouvelle chanson :

« Nafré sui je, mais encor ne puis taire 
De dan Renart et de sa compaignie,... 
Car Renart sait plus de traïson faire 
Que Guenelon dont France fu traïe....»
L'Estoire de Philippe de Novare fut munie, vers l'an 1320, d'une introduction (où l'histoire du royaume de Jérusalem est résumée) et d'une continuation, qui va de 1243 à 1309 : ce sont les Gestes des Chiprois, par Gérard de Montréal. Cette chronique, originale à partir de l'an 1270 ou environ, rapporte les luttes des chrétiens d'Orient contre les sultans d'Égypte et leurs discordes intestines.

Chronique de Morée.
Cette chronique raconte de 1305 l'histoire de la principauté française de Morée, dont le premier prince fut Geoffroy de Villehardouin, neveu du chroniqueur. Le texte que nous possédons résume une chronique perdue que Bartolomeo Ghisi, connétable de la principauté, avait fait rédiger à Thèbes, en dialecte vénitien, entre 1305 et 1331. Le rédacteur français, qui vivait lui aussi en Morée, devient, à partir de 1295 environ, témoin des événements qu'il retrace, et ses récits, vivants, romanesques parfois, rappellent, comme on l'a justement dit, « les pages les plus piquantes de Frois sart ». Il fait revivre à nos yeux l'histoire attachante et si peu connue de ces chevaliers français qui se maintinrent en Grèce pendant plus d'un siècle : ils y vécurent d'une vie prospère et si brillante que l'on considérait la cour de Morée comme une des plus belles du monde chrétien et comme l'une des meilleures écoles de chevalerie.

Villehardouin (1150?-1213)

La date exacte de la naissance de Geoffroy de Villehardouin est inconnue; mais elle doit se placer entre les années 1150 et 1164. Tout ce que nous savons de lui, avant son départ pour la Croisade, c'est qu'il fut maréchal de Champagne, à dater de 1191 ; nous n'avons sa biographie que pour les années 1198 à 1207, période embrassée pas ses Mémoires. Il mourut à Messinople, vers 1213.

Villehardouin, en effet, ne devait jamais revoir la France, qu'il quitta en 1198 pour aller négocier à Venise le transport des Croisés en Orient. Tous les détails de cette expédition, nous les connaissons par son livre. Il y apparaît à la fois comme un habile diplomate et comme un brave chevalier.
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Villehardouin : la conquête de Constantinople.
La Conquête de Constantinople. Illustration d'un manuscrit de Villehardouin.

C'est pendant les dernières années de sa vie, à Messinople, que Villehardouin a rédigé ses Mémoires; et l'on peut affirmer, nous le verrons plus loin, que ce fut moins pour écrire une narration intéressante que pour se justifier d'avoir contribué à faire dévier l'expédition. Le manuscrit fut de bonne heure connu en France et à Venise. La première édition imprimée est celle de Du Cange (1657).

Analyse de la Conquête de Constantinople. - Après quelques chapitres consacrés à la prédication de la Croisade et aux préliminaires, Villehardouin nous transporte à Venise, où le doge Dandolo accorde aux Croisés des vaisseaux, pour une somme de 85.000 marcs d'argent. Le doge, aveugle, prend lui-même la croix dans l'église de Saint-Marc.
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Le doge de Venise Henri Dandolo prend la croix

« Lors furent assemblés à un dimanche à l'église Saint-Marc. Si ere une mult grans feste; et i fu li pueples de la terre, et li plus des barons et des pelerins.

Devant ce que la granz messe commençast, li dux de Venise, qui avait nom Henris Dandole, monta el leteril, et parla al peuple et lor dist : « Seignor, accornpaignié estes à la meilor gent don monde et por le plus halt afaire que oncques genz entrepreissent; et je suis vialz hom et febles, et auroie mestier de repos, et maaigniez sui de mon cors; mais je voi que nus ne vos saurait si governer et si maistrer com je, qui vostre sire sui. Si vos voliez otroier que je preisse le signe de la croiz por vos garder et por vos enseignier, et mes filz remansist en mon leu et gardant la terre, je iroie vivre ou morir avec vos et avec les pelerins. »

Et quand cil l'oïrent, si s'escrièrent tuit à une voix : « Nos vos proions por Dieu que vos l'otroiez et que vos les façois, et que vos en geignez avec nos. »

Mult ot illuec grant pitié del peuple de la terre et des pelerins, et mainte lerme plorée, porce que cil prodom aust si grant ochoison de remanoir; car viels home ere; et si avoir les ialz en la teste biaus, et si n'en veoit gote; que perdue avoir la veue par une plaie qu'il ot et chief. Mult parere de grand cuer, Ha! cum mal le sembloient cil qui a autres porz estoient alé por eschiver le péril!

Ensi avala le literil et ala devant l'autel et se mist à genoilz mult plorant; et il li cousirent la croix en un grant chapel de coton par devant, por ce que il voloit que la genz la veissent. Et Venisien se comencent croisier à mult grand foison et à grand plenté... Nostre pelerin firent mult grant joie et mult grant pitié de cele croix, por le sens et por la proesce que il avait en lui.

Traduction : Alors on s'assembla un dimanche à l'église Saint-Marc. C'était une très grande fête; et le peuple du pays y fut, et la plupart des barons et des pèlerins.

Avant que la grand-messe commençât, le doge de Venise, qui avait nom Henri Dandolo, monta au lutrin, et parla au peuple, et leur dit : « Seigneurs, vous êtes associés aux meilleures gens du monde et pour la plus haute affaire que jamais on ait entreprise; je suis un homme vieux et faible, et j'aurais besoin de repos, et je suis malade de corps; mais je vois que nul ne vous saurait gouverner et commander comme moi, qui anis votre seigneur. Si vous vouliez octroyer que je prisse le signe de la croix pour vous garder et vous diriger, et que mon fils restât ma place et gardât le pays, j'irais vivre ou mourir avec vous et avec les pèlerins. »

Et quand ils l'ouïrent, ils s'écrièrent tout d'une voix : « Nous vous prions pour Dieu que vous l'octroyiez et que vous le fassiez et que vous veniez avec nous. »

Bien grande fut alors la pitié du peuple du pays et des pèlerins, et mainte larme fut versée, parce que ce, prud'homme aurait eu si grande raison de rester; car c'était un vieil homme, et il avait les yeux du visage beaux, et pourtant il n'en voyait goutte, car il avait perdu la vue par une plaie qu'il eut à la tête. Il paraissait de bien grand coeur. Ah! qu'ils lui ressemblaient mal ceux qui étaient allés à d'autres ports pour esquiver le péril!

Il descendit ainsi du lutrin, et alla devant l'autel et se mit à genoux, pleurant beaucoup; et ils lui cousirent la croix à un grand chapeau de coton par devant, parce qu'il voulait que les gens la vissent. Et les Vénitiens commencèrent à se croiser en grand nombre... Nos pèlerins eurent bien grande joie et bien grande pitié pour cette croix qu'il prit, à cause du sens et de la prouesse qu'il y avait en lui. » (Villehardouin, Histoire, ch. XIV; traduction de Nisard).

Mais l'accord est déjà rompu entre les Croisés. Il en est parmi eux qui, refusant de s'embarquer à Venise, se sont dirigés vers d'autres ports. Aussi ne peut-on plus réunir la somme prévue par le contrat signé précédemment, et doit-on s'engager à en payer le dernier terme par la conquête de Zara, port d'Esclavonie enlevé à la république par le roi de Hongrie, et qu'on restitue aux Vénitiens (70-91).

Les Croisés hivernent à Zara; là, il avaient reçu de dangereuses et séduisantes propositions du jeune Alexis IV, héritier de l'empereur de Constantinople' Isaac l'Ange, qui, sept ans auparavant, avait été détrôné par son frère. Alexis demandait aux Croisés de le rétablir en son empire; il les en récompenserait par 200.000 marcs d'argent et un renfort de 10.000 hommes pour leur expédition de Palestine.

 Les Croisés arrivent en, vue de Constantinople, dont la beauté les saisit; on campe d'abord en face de la ville, et plusieurs conseils sont tenus pour préparer l'attaque; - premier siège de Constantinople. Cependant, Alexis, couronné empereur le 1er août 1203, refuse de tenir ses promesses. Les Croisés lui déclarent la guerre. Un nouvel usurpateur, Murruphle, étrangle Alexis et s'empare du trône. Second assaut de Constantinople; les Croisés s'établissent dans la ville.

Il y a deux candidats à l'empire : Baudouin de Flandre et Boniface de Montferrat; Baudouin est élu empereur, et couronné.

La suite du livre est moins intéressante pour nous, et peut se résumer plus rapi dement. Pour soutenir et étendre leur conquête, les Croisés font diverses campagnes contre les Grecs, et surtout contre les Bulgares, dont l'empereur, Joannie, leur tient tète avec intrépidité. Baudouin est battu à Andrinople, et tué; son armée est en déroute. Villehardouin a la gloire d'avoir dirigé la pénible retraite de cette armée jusqu'à Constantinople. Le frère de Baudouin, Henri, d'abord nommé régent, est couronné empereur en 1206; Villehardouin reçoit en fief la ville de Messinople.

Valeur historique de Villehardouin. 
Le récit de Villehardouin a toutes les apparences de la plus franche et de la plus naïve narration. Cependant, il est hors de doute que nous nous trouvons ici en présence d'une sorte de plaidoyer, analogue sous certains rapports aux Commentaires de César. Si Villehardouin écrit, c'est pour faire l'apologie d'une expédition, qui, si elle fut brillante, n'en avait pas moins été détournée de son but. 

Si l'on en croit Villehardouin, le hasard seul en serait la cause. L'argent a manqué, et il a fallu prendre Zara; puis, on a cru bien faire en acceptant les offres du jeune Alexis; si celui-ci avait tenu ses promesses, après le premier siège de Constantinople, on faisait voile pour la Terre Sainte, avec dix mille alliés... La mauvaise foi d'Alexis a retenu les Croisés, qui ont perdu leur temps et usé leurs forces dans cet empire nouveau. Telle est la thèse soutenue par Villehardouin, et qui reste très discutable.

Valeur littéraire de Villehardouin.
On fait tort à Villehardouin en cherchant à définir son mérite littéraire. Villehardouin, traitant le plus pittoresque des sujets, n'a jamais cherché que la clarté, au sens le plus élevé du mot. Jamais, chez Villehardouin, l'auteur ne s'interpose. Point de descriptions développées, mais de brèves et vigoureuses touches, qui évoquent tout un tableau. Point d'analyses de sentiments, mais la notation juste d'une profonde impression, qu'il nous laisse le soin de compléter. 

Ce style clair et simple n'est pas sans quelque raideur, mais surtout, il faut bien le dire, pour ceux qui lisent péniblement l'ancien français.

Joinville (1224-1317)

Jean, sire de Joinville, est né en 1224, d'une famille déjà illustre, où la charge de sénéchal de Champagne était héréditaire. Jean, qui perdit son père à l'âge de huit ans, fut envoyé de bonne heure à la cour de Thibaud IV de Champagne, où il put s'instruire à la fois de chevalerie, de courtoisie et de gai savoir.

Armé chevalier en 1245, il se croisa avec Louis IX, en 1248, et ce ne fut pas sans émotion qu'il abandonna son beau château et ses deux enfants. Il revint en 1254, après avoir fait vaillamment son devoir de chevalier. 

Rentré dans son château, il y mena l'existence la plus calme, et ne se soucia pas d'accompagner Louis IX dans sa seconde croisade, en 1270. Pendant sa longue vieillesse, il fut chargé de plusieurs missions délicates, qu'il accomplit avec intelligence. Lors du procès de canonisation de Louis IX, en 1282, il fut appelé à témoigner; et il assista, en 1298, aux fêtes célébrées en l'honneur de la béatification du roi, auquel il avait consacré un autel dans sa chapelle de Joinville.
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Joinville : la prise de Damiette.
La prise de Damiette. Illustration de la Vie de saint Louis, de Joinville.

La tradition veut qu'il ait composé ses Mémoires à la prière de Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel. Jeanne étant morte (1305) avant que Joinville eût achevé de rédiger ses souvenirs, celui-ci dédia son oeuvre (1309) à Louis le Hutin, comte de Champagne et roi de Navarre, qui devait devenir roi de France sous le nom de Louis X. Il mourut dans son château, le 24 décembre 1317.

Les manuscrits originaux de Joinville sont perdus; le plus ancien est une copie du XIVe siècle, dont la langue est rajeunie. Natalis de Wailly a restauré le texte original au moyen des chartes du château de Joinville.

Analyse de l'Histoire de saint Louis. - Joinville nous annonce lui-même son plan :
" La première partie si devise comment il se gouverna tout son tens selonc Dieu et selonc l'Église, et au profit de son regne. La seconde partie dou livre si parle de ses granz chevaleries et de ses granz faiz d'armes " .
Notons dès maintenant, que la première partie ne comprend que 67 paragraphes sur 769.

Joinville cite d'abord des exemples du dévouement de saint Louis, puis il nous parle de l'amour de saint Louis pour la vérité, de sa tempérance, de sa façon de se vêtir. Il rapporte le dialogue entre saint Louis et Joinville sur le péché mortel; sur l'usage de laver les pieds aux pauvres le jeudi saint; il définit la prud'homie); il nous montre le roi rendant la justice, assis sous un chêne, à Vincennes, ou dans son jardin de Paris, etc.
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Entretien avec saint Louis

« Le bon roi m'appela une foiz et me diet qu'il vouloit parler à moy pour le subtil sens qu'il disoit congnoistre en moy. Et en présence de plusieurs me diet : « J'ai appelé ces frères qui cy sont, et vous fais une question et demande de chose qui touche Dieu. » La demande fust telle : « Seneschal, dist-il, quelle chose est-ce que Dieu? » Et je lui respons : « Sire, c'est si souveraine et bonne chose que meilleure ne peut estre. - Vraiment, fist-il, c'est moult bien respondu; car cette vostre response est escripte en ce livret que je tiens en ma main. Autre demande vous fais-je : savoir lequel vous aimeriez mieux estre mezeau et ladre [ = lépreux], ou avoir commis ou commettre ung péchié mortel? » Et moy qui oncques ne lui voulu mentir, luy respondi que j'aimeroie mieulx avoir fait trente péchiez mortels que estre mezeau. Et quant les frères furent départis de là, il me rappelle tout seulet, et me fist seoir à ses piedz, et me dit : « Comment avez-vous osé dire ce que vous avez dit ? » Et je luis respons que encore je le disoye. Et il me va dire : « Ha foult musart [ = étourdi], musart, vous y estes deceu; car vous sçavez que nulle si laide mezellerie n'est comme de estre en péchié mortel; et l'âme qui y est est semblable au deable d'enfer... Pourtant vous prie, fist-il, que pour l'amour de Dieu premier, puis pour l'amour de moy, vous retiendrez ce dist en vostre coeur et que vous aimez beaucoup mieulx que mezellerie et autres maulx et meschiefs vous viensissent au corps, que commestre en vostre âme un seul péchié mortel qui est si infâme mezellerie. »  (Joinville).

La seconde partie commence par quelques détails sur la naissance et le couronnement du roi. Joinville conte ensuite les premiers troubles de son règne. 

Description de la cour plénière tenue à Saumur, en 1241. Bataille de Taillebourg.  Le roi, à la suite d'une maladie, fait voeu de se croiser, en 1244, et Joinville se prépare à le suivre. Alors commence le récit de la croisade à laquelle Joinville a pris part. C'est la partie la moins décousue du livre, Joinville y est sans cesse en scène, pour ainsi dire, et ne parle guère du roi que par rapport à lui. Voici de nouveau des détails sur saint Louis : sa toilette, sa sobriété, sa fermeté envers les évêques, sa justice, son amour pour la paix, son horreur du blasphème, ses aumônes, ses réformes de police, encore ses aumônes, ses fondations pieuses... 

L'histoire reprend : saint Louis se croise pour la seconde fois, et Joinville refuse de le suivre. Les détails sur cette croisade sont très brefs. Joinville se contente de nous faire connaître les enseignements que le roi, près de mourir, fit à son fils Philippe. Puis il nous raconte sa mort,  dont le récit lui fut rapporté par le comte d'Alençon. Suivent quelques détails sur la canonisation de saint Louis et sur un songe de Joinville.

Comment Joinville composa son Histoire de saint Louis
A en croire Joinville, ce livre aurait été composé par lui dans son extrême vieillesse, et d'une façon suivie. Mais l'analyse précédente a démontré que l'Histoire de saint Louis manque essentiellement de composition et de suite. Elle est formée de morceaux rapportés, et semble, à deux reprises, finir et recommencer, Le récit de la croisade de 1248 a seul de la cohésion et de la suite. Joinville a dû le composer dès son retour : ce sont là ses mémoires. Quand il les reprend pour y ajouter des anecdotes relatives à saint Louis, Joinville rassemble péniblement et sans ordre des souvenirs très disparates.

Valeur historique de Joinville. 
Il y a loin de la maîtrise de Villehardouin à la curiosité un peu superficielle de Joinville. Mais celui-ci est un témoin loyal et candide; tout ce qu'il a vu, ou entendu, il le rapporte avec ingénuité. Et il sait regarder; son oeil est celui d'un artiste primitif, frappé par les silhouettes, les couleurs, les détails pittoresques de toute sorte. Malheureusement, trop occupé de ces détails, Joinville ne cherche jamais à saisir l'ensemble. Son récit de la croisade est une succession de petits faits, plutôt amusants qu'intéressants, de descriptions fragmentées, très naïves, et souvent très obscures (la bataille de Mansourah).

Valeur littéraire de Joinville. 
Ici, on peut dire pour la première fois dans l'histoire de la littérature française

« On croyait trouver un auteur, et l'on trouve un homme. » 
Joinville est un prud'homme, un homme distingué d'esprit et de coeur, et qui cause. Ne lisez pas son livre à titre de document historique; cherchez-y la façon de penser, de sentir, de voir d'un chevalier du XIIIe siècle : vous serez séduit et instruit. Si l'on est obligé de faire des réserves sur l'historien, ces défauts mêmes deviennent, chez le causeur, autant de qualités exquises. Quelle pittoresque naïveté dans ce qu'il nous raconte du Nil (187-190), des Bédouins (249-253), du Vieux de la Montagne (451-463). Il saisit d'un coup d'oeil la couleur des bannières (198), les costumes (408), l'aspect et les effets du feu grégeois (206 et 314). Il raconte la bataille de Mansourah comme un chevalier qui, y prenant part, n'a pu en saisir l'ensemble, et rend avec un sincère réalisme tout ce qu'il a vu.

A ces qualités de vision, il joint l'analyse de ses sentiments. Il avoue ses faiblesses; il n'aime pas à tremper son vin (25); il ne dédaigne pas la richesse (439); il a plus d'horreur de la lèpre que du péché mortel (26-28); il est pris de dégoût à l'idée de laver les pieds aux pauvres (29); etc. Cette sincérité fait de Joinville un des auteurs les plus sympathiques. Elle donne à son livre un rang exceptionnel parmi les documents humains du passé.

Jean Le Bel (ca. 1290 - 1369 ou 1370)

Le Bel appartenait à une famille noble, et lui-même, quoique d'Église, a mené grand train, entouré d'un monde de clients et de dépendants. Il avait composé des poésies qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Sa Chronique a été commencée entre 1352 et 1356; il est probable qu'elle est incomplète. C'était un riche chanoine de Liège qui, à la demande de Jean de Hainaut, seigneur de Beaumont, entreprit de raconter la mortelle guerre que se faisaient les rois d'Angleterre et de France. La partie la plus vivante de sa Chronique, qui va de 1329 à 1361, est la relation de la guerre d'Écosse à laquelle il avait pris part. Pour le reste, il a interrogé Jean de Beaumont, les seigneurs de son entourage, d'autres encore. Il vise à remplacer « un grand livre rimé », plein de bourdes et de mensonges. Et son souci d'exactitude et même d'impartialité est visible. Il écrit dans un style clair et vigoureux, qui fait penser à un homme d'action plutôt qu'à un homme d'étude. Mais il est difficile d'apprécier toute son originalité et la raison en est curieuse. C'est le succès de Froissart sans doute qui a fait disparaître les manuscrits de son oeuvre : on n'en a retrouvé qu'un seul. Or, on s'est aperçu alors qu'une partie importante de sa Chronique avait passé, presque sans changements, dans celle de Froissart. Froissart nous avait loyalement prévenus de ces emprunts, mais on ne soupçonnait pas l'étendue de sa dette. Quelques-unes de ses pages les plus admirées sont de Jean le Bel : tel le fameux récit du dévouement des bourgeois de Calais. Il en résulte qu'on distingue mal Jean le Bel de Froissart, tant les deux oeuvres sont solidaires. 
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Le dévouement des six bourgeois de Calais

[Messire Gautier de Mauny vient de faire connaître à Jean de Vienne, gouverneur de Calais, les conditions du roi d'Angleterre pour la capitulation de la ville.]

« Lors se partit des créneaux messire Jehan et vint au marché et fit sonner la cloche pour assembler toutes manières de gens en la halle. Au son de la cloche vinrent hommes et femmes, car moult désiroient à ouïr nouvelles, ainsi que gens si astreintes.  de famine que plus n'en pouvoient porter. Si leur fit messire Jehan rapport des parolles cy devant récitées, et leur dit bien que autrement ne pouvait entre, et sur ce eussent advis et brieve response. Lors commencèrent à plorer toutes manières de gens et à demener tel deuil qu'il n'est si dur coeur (qui les veist) qu'il n'en eust pitié, et mesmernent messire Jehan en larmoyait moult tendrement. Une espace après se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville, que l'on appelait messire Eustache de Sainct-Pierre, et dit devant tous ainsi : «  Seigneur, grand'pitié et grand meschef servit de laisser mourir un tel peuple que ici a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen, et seroit grand aumosne et grâce envers  Nostre-Seigneur, qui de tel meschef les pourroit garder. J'ai endroit moy si grande espérance d'avoir pardon envers Nostre-Seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je veuil estre le premier. » Quand sire Eustache eut ce dit, chacun l'alla adorer de pitié, et plusieurs se gettoyent à ses pieds, en pleurs et en profonds souspirs.

Secondement un autre très honneste bourgeois, et de grand affaire, se leva, et dit qu'il feroit compaignie à son compère sire Eustache. Si appeloit-on cetuy sire Jehan d'Aire. Après se leva Jacques de Wisant (qui estoit moult riche de meubles et d'héritages) et dit qu'il tiendroit compagnie à ses deux cousins. Ainsi fit Pierre Wisant son frère, et puis le cinquieme et le sixieme; lesquels s'astournerent ainsi que le roy avoit dit. Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jehan, monté sur une petite hacquenée, car à grand'malaise pouvait-il aller à pied, se mit au devant et prit le chemin de la porte. Qui lors vit hommes, femmes et enfants d'iceux pleurer et tordre leurs mains et crier à haute voix très amèrement, il n'est si dur coeur au monde qui n'en eut pitié [...]. Adonc fut la barrière ouverte : si s'en allèrent les six bourgeois en cet état que je vous dis, avec messire Gautier de Mauny, qui les amena tout bellement devers le palais du roy, et messire Jehan rentra en la ville de Calais [...].

Le roy se tint tout coi et les regarda moult fellement [= cruellement ], car moult héoit [ = haïssait] les habitants de Calais, pour les grands dommages et controires que au temps passé sur mer lui avoient faits. Ces six bourgeois se mirent tantost à genoux par devant le roy et dirent ainsi en joignant leurs mains-: « Gentil Sire et gentil Roy, veez nous ici six qui avons été bourgeois de Calais et grans marchans; si vous apportons les clefs de la ville et du chastel, et nous mettons en vostre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de griefs. Si veuillez avoir pitié et mercy de nous, par vostre haute noblesse... »

Le roi les regarda très ireusement [ = en colère], car il avait le coeur si dur et si épris de grand courroux, qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupast tantost les testes. Lors messire Gautier dit : « Haa, gentil Sire, veuillez refresner votre courage : vous avez la renommée de souveraine noblesse. Or ne veuillez faire chose par quoy elle soit amoindrie, ne qu'on puisse parler sur vous en nulle vilennie. » A ce point grigna [ = grinça] le roi des dents et dit : « Messire Gautier, souffrez-vous [ = taisez-vous]; il n'en sera autrement, mais on fasse venir le coupe-teste. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il convient ceux-ci mourir aussi. » A donc la noble royne d'Angleterre se meit à genoux en plorant et dit : « Haa, gentil Sire, depuis que je repassay la mer, en grand péril, je ne vous ai rien requis. Or vous prie humblement en don, que pour le fils saincte Marie, et pour l'amour de moy, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy. » Le roy attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme qui pleuroit à genoux moult tendrement, puis dit : « Haa, dame, j'aimasse mieux que vous fussiez autre par que cy; vous me priez si acertes, que je ne vous puis éconduire ; si les vous donne à vostre plaisir. » Lors la royne emmena les six bourgeois en sa chambre; si leur fit oster les chevestres [ = cordes] d'entour le col et les fit revestir et disner tout à leur aise. Puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost [ = armée), à sauveté. » (Le Bel / Froissart).

Froissart (1337-1410?)

Né à Valenciennes, en 1337, Froissart se rendit en Angleterre (1361), auprès de la reine Philippine de Hainaut, femme d'Edouard III. Il apportait à sa protectrice un livre, qu'il avait tiré, comme on vient de le voir, de la chronique de son compatriote Jean Le Bel, et qui contenait le récit des événements de 1356 à 1360.

Après avoir visité l'Ecosse, l'ouest de la France et l'Italie, Froissart revient en Flandre, et trouve un protecteur dans la personne du duc de Brabant, Wenceslas, qui lui donne, en 1373, la cure de Lestines, en Hainaut. A cette époque, il est également protégé par Robert de Namur, marié à la soeur de la reine d'Angleterre. C'est alors que Froissart compose, pour Robert de Namur, le premier livre de ses Chroniques, en 1378. 
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Chroniques de Froissart : la capture de Charles de Blois.
La capture de Charles de Blois à la Roche-Derrien (1347). 
Enluminure d'un manuscrit des Chroniques de Froissart.

Après la mort de Wenceslas, en 1383, Froissart trouve un nouveau patron en Guy de Chatillon, comte de Blois, qui le nomme chanoine de Chimay et l'attache à sa personne en qualité de chapelain. Le comte de Blois était un ami de la France; il balança dans l'esprit de Froissart l'influence anglaise de Robert de Namur. Froissart, en 1386, accompagne Guy dans ses voyages. En 1388, il part pour le Béarn; il veut amasser de nouvelles informations, à la cour de Gaston Phébus, comte de Foix. Le voyage de Valenciennes à Orthez est long, mais Froissart en profite pour interroger toutes sortes de témoins; c'est là qu'il peut être comparé à une sorte de reporter. A Orthez, où Gaston tient sa cour, Froissart reste trois mois. Il part en février 1389, revient par Avignon, puis par l'Auvergne, où il assiste aux noces du duc de Berry et de Jeanne de Boulogne. En août, il est à Paris, pour l'entrée solennelle d'Isabeau de Bavière.

En 1395, il retourne en Angleterre, passe trois mois à la cour, et revient à Valenciennes pour y achever son quatrième livre. 

En quelle année mourut Froissart ? On donne la date de 1410; mais dès 1404, on ne trouve plus de lui aucune mention.

Les Chroniques de Froissart. - Il est impossible de faire une analyse d'un ouvrage aussi touffu. Nous devons nous contenter d'indiquer, livre par livre, les passages les plus remarquables et les plus souvent cités.

Dans un prologue, Froissart fait l'éloge de prouesse, et invite tous les jeunes chevaliers à lire son livre pour apprendre à devenir preux.

Le premier livre comprend le récit des événements de 1325 à 1378 Pour toute une partie antérieure aux faits contemporains, Froissart s'est servi des Chroniques de Jean Lebel. Mais il a remanié deux fois ce premier livre, dont la dernière rédaction faite aprèe 1400, est la plus impartiale.

A signaler dans ce livre : la bataille de Crécy, 1346 (ch. LX); le siège de Calais et le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre, 1346-1347 (ch. LXVI);  le combat des Trente, 1351 (ch. LXXII); la bataille de Poitiers, 1358 (ch. LXXVIII); l'histoire d'Étienne Marcel, et sa mort, 1358 (ch. LXXX); la bataille de Cocherel 1364 (ch. LXXXVIII); le sac de Limoges, 1369 (ch. CCCXVI).

Le deuxième livre comprend les événements de 1378 à 1385. A signaler : la célèbre histoire des routiers, et de leur chef Mérigot Marchès (ch. XLVII);  cette histoire se continue au livre III (ch. XIV); le récit des troubles de Flandre, 1382 (ch. LII-LIII); la révolte de Wat Tyler en Angleterre, 1381 (ch. CVI-CXII).

Le troisième livre comprend les événements de 1385 à 1388. Les épisodes les plus remarquables sont : le voyage de Froissart en Béarn et son séjour à la Cour d'Orthez (ch. II à XVIII); en particulier, la mort tragique du jeune fils de Gaston Phébus (ch. XIII).

Le quatrième livre comprend les événements de 1388 à 1400. A signaler les exploits des chevaliers français aux joutes de Saint-Sugelleberth, près de Calais (ch. V et X); la prise du château fort de Mont-Ventadour (ch. X); la mort de Gaston de Foix (ch. XX); le dernier voyage de Froissart en Angleterre (ch. XL), etc.

Valeur historique de Froissart.
Froissart est le premier qui ait voulu « ressusciter » la chevalerie, avec ses exploits, ses fêtes, et surtout sa prouesse. Sur les faits dont il n'a pas été le témoin oculaire, il sait interroger ceux qui y ont pris part, et il se documente si bien qu'il reconstitue la vie du passé. Et quand il est lui-même mêlé aux événements, il enregistre tous les détails avec autant de sûreté que de curiosité.

Ses qualités et ses défauts viennent des conditions mêmes dans lesquelles il a rédigé ses Chroniques. Ne lui demandons pas autre chose que des narrations, plus ou moins bien liées, d'une exactitude tout extérieure. Au fond, il est à la fois crédule et indifférent. S'il nous donne un tableau très animé et très amusant d'une société qui va bientôt se transformer et disparaître, il ne s'élève jamais, en un sujet pourtant si grave et si fécond en grandes leçons, jusqu'à la philosophie de l'histoire.

Valeur littéraire de Froissart. 
Mais c'est un grand artiste. Sans doute nous ne connaissons guère, par ses Chroniques, les sentiments du XIVe siècle; mais du moins la physionomie des personnages, leurs gestes et leurs paroles, leurs costumes, leurs châteaux, tout revit sous nos yeux. Et dans cette abondance de détails, point de confusion; chaque trait, chaque touche, chaque nuance est à sa place. Jamais palette ne fut plus riche, ni main d'enlumineur plus sûre. 
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Froissart vu par Villemain

« Les distractions de Froissard furent son travail, son étude; c'est sur les grands chemins et dans les cours, dans les fêtes, qu'il a recueilli les documents de son ouvrage, histoire presque universelle des États de l'Europe depuis l'année 1322 jusqu'à la fin du quatorzième siècle. Je dis presque universelle; car, dans la pensée de l'auteur, ce qui prédomine, c'est l'Angleterre et la France : l'Angleterre, avec ses victoires, son invasion; la France, avec la défaite de son roi Jean, les victoires et la sagesse de Charles V, les malheurs et l'égarement de Charles VI. Autour de ce centre de récit, premier objet de l'historien, venaient se réunir des histoires tout entières, amenées là comme par épisode. Du Guesclin et le Prince Noir, après s'être heurtés en France, se rencontrent en Espagne. Froissard suit ses héros. L'Espagne le fait penser au Portugal. Nulle distribution savante et systématique, la préoccupation de l'historien devenant la règle de son récit. Quelquefois d'heur reux contrastes, d'adroites transitions, l'historien mis en scène, ses aventures mêlées aux faits de l'histoire. Dans un voyage qu'il fit pour conduire quatre lévriers à Gaston de Foix, il rencontra sur la route un chevalier, nommé messire d'Espaing du Lion, homme habile dans les négociations et dans les guerres. Il l'accoste, et, tout en chevauchant de concert, il l'interroge. Il rencontre une ville fortifiée, un châteaufort : il questionne le chevalier qui lui raconte que cette ville a été emportée d'assaut, que ce château-fort a été pris par ruse. Froissard met cela dans son récit, avec tout le dialogue. Quand on lit Hérodote, on aime qu'il vous parle de son voyage en Egypte, de ses questions aux prêtres des dieux et de leurs réponses. Froissard, qui n'avait pas lu Hérodote, fait comme lui.

Cette forme du dialogue est employée dans tout un demi-volume; et, bien qu'elle soit accidentelle, l'art n'aurait pas mieux imaginé. Les pauvres historiens modernes sont accablés sous le nombre des faits et des circonstances; ils sont obligés de les exposer dans un récit bien long, ou de les résumer en réflexions abstraites. Froissard ne suspend jamais le récit; mais il change le narrateur : tantôt c'est lui, tantôt un personnage. Il se réserve les grands événements, les batailles, les fêtes; il les raconte comme s'il en avait été spectateur. Puis cette foule de menus faits et d'anecdotes qui gêneraient sa marche, il en charge parfois un interlocuteur; et la vivacité de l'entretien ajoute une nuance au récit et pique l'attention du lecteur. Conter est le génie de Froissard; mais il conte admirablement.

Admirable aussi est la peinture des hommes. Edouard III, le Prince Noir, le roi Jean, Charles V, le connétable de Clisson, Bertrand du Guesclin, Gaston, toutes ces physionomies sont là : vous entendez leurs discours, soit que l'historien les répète littéralement, ou qu'il les invente, dans un parfait rapport avec leurs caractères et leur temps, qui est le sien. Le dirai-je? à cet égard, il me paraît avoir un avantage sur les anciens. Dans les discours qui parsèment leur histoire, vous reconnaissez l'écrivain plus que le personnage. L'élégance de Tite-Live, la précision ornée et brillante de Tacite ont empreint d'un caractère à peu près semblable tous les discours qu'ils rapportent; mais les paroles que Froissard met dans la bouche de Charles V, au lit de mort, ont dû être prononcées; l'auteur n'y est pour rien. S'agit-il de personnages inférieurs, de bourgeois, pour lesquels Froissard n'a pas grand goût, l'historien conserve leur langage avec une parfaite simplicité, malgré sa préférence pour les tournois et le beau monde de la chevalerie.

Dans le dernier siècle on a voulu mettre en scène le dé-
vouement des six bourgeois de Calais. On a fait une tragédie qui est la chose du monde la plus fausse, bien qu'elle ait eu grand succès. Tous ces bourgeois sont plus que des chevaliers; ils paraissent uniformément guindés à un ton d'héroïsme. Lisez Froissard; tous les personnages y sont vrais. Le gouverneur de Calais aura son courage et sa fierté à lui; c'est un homme d'un autre ordre que les bourgeois; il parlera autrement. Les bourgeois, qui ne sont pas des citoyens d'Athènes ou de Rome, n'auront pas cette rage de mourir que leur a donnée Debelloy : et c'est là le sublime de leur action; avec un coeur d'homme, un coeur de bourgeois, si vous voulez, avec peu d'envie d'être tué, ils se sont offerts pour leur pals. Ils craignent d'être pendus; et malgré la peine que cela leur fait, ils vont chercher le roi qui est bien capable de les faire pendre sur place. Quand ils arrivent devant le roi d'Angleterre qui est fort irrité et veut qu'ils meurent, rien ne les défend, que la pitié de la reine : elle est là, la vue de ces sit hommes, la hart au col, lui fait mal ; elle pleure, et demande si bien leur grâce que le roi l'accorde, tout en grondant. »
 

(Villemain, Cours de littérature française, 
Tableau de la littérature du moyen âge, XVIIe leçon).

Philippe de Commines (1445-1511)

Philippe Van den Clyte, seigneur de Commines, descendait d'une famille de bourgeois flamands anoblis au XIVe siècle. Il naquit à Renescure, entre 1445 et 1447; et il eut pour parrain le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Ses études furent négligées; il n'apprit pas le latin. Mais il avait une grande facilité pour les langues vivantes; en dehors du flamand et du français, il savait l'italien, l'espagnol et l'allemand.

Ecuyer de Philippe de Bourgogne en 1464, il devient plus tard favori et chambellan du comte de Charolais, le futur Téméraire. Il assiste à la bataille de Montlhéry en 1465, à la campagne contre les Liégeois en 1467. En 1468, il intervient en faveur de Louis XI, lors de l'entrevue de Péronne; et l'on peut croire que, dès cette époque, le roi de France cherchait à le détacher du service de la Bourgogne. Enfin, le 7 août 1472, Commises abandonne ouvertement Charles le Téméraire pour Louis XI. C'était une véritable trahison, puisque les deux princes étaient en lutte, et que Commines apportait au roi de France, pour de l'argent, tous les secrets de son ancien maître.

Il en fut royalement récompensé. Chambellan et conseiller du roi, avec une pension de 6000 livres, capitaine du château de Chinon, sénéchal de Poitou, il épouse en 1473 Hélène de Chambes, dotée de 20.000 écus d'or et de douze seigneuries. La principauté de Talmont, enlevée aux La Trémoille, et comprenant 1700 fiefs et arrière-fiefs, lui est abandonnée par Louis XI.
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Philippe de Commines.
Philippe de Commines au travail. (Illustration du XVIe s.).

A la mort du roi (1483), Commines fut arrêté, dépouillé de ses biens, enfermé pendant huit mois dans une cage de fer, à Loches; pendant vingt mois à la Conciergerie de Paris enfin jugé et acquitté. Mais les biens des La Trémoille ne lui furent pas restitués, et on l'exila dans ses terres. En 1490, il reprit sa place au conseil, et Charles VIII lui confia plusieurs missions diplomatiques en Italie. Il ne paraît pas avoir été en grande faveur sous Louis XII; cependant il accompagna le roi à Milan, en 1507. Il mourut le 18 octobre 1511, à 64 ans.

Analyse des Mémoires de Commines. - Les Mémoires de Commines se divisent en huit livres : les six premiers sont consacrés à Charles le Téméraire et à Louis XI; les deux derniers, aux expéditions d'Italie, sous Charles VIII, et ils mentionnent à la fin le couronnement de Louis XII, 27 mai 1498. Signalons les principaux chapitres :

Livre 1. - Préface. - Bataille de Montlhéry (ch. III-IV); - Premier portrait de Louis XI (ch. X).

Livre Il. - Entrevue de Péronne (ch. V-IX); le chapitre VI est une digression: Sur l'avantage que les bonnes lettres, et principalement les histoires, font aux princes et aux grands seigneurs.

Livre V. - Ce livre est un des plus intéressants ; on y trouve le récit des campagnes malheureuses de Charles le Téméraire contre les Suisses, les batailles de Granson et de Morat en 1476 (ch. V-VI); le siège de Nancy (ch. VII); la mort de Charles le Téméraire (ch. VIII); des réflexions éloquentes sur sa politique, son caractère, et sa chute (ch. IX); un beau développement sur les effets de la supposée justice de Dieu envers les princes (ch. XIV); l'opinion de Commines sur le caractère du peuple français et sur le gouvernement absolu; c'est là qu'il plaide en faveur des États Généraux (ch. XIX).

Livre VI. - Vie du roi au château de Plessis-lès-Tours (ch. VI); entrevue de Louis XI et de François de Paule, que Commines appelle, on ne sait pourquoi, frère Robert (ch. VII); mort du roi (ch. XI). Discours sur la misère de la vie des hommes, et principalement des princes (ch. XII)

Livre VII. - Entrée de Charles VIII à Naples (ch. XIII); son couronnement (ch. XIV).

Livre VIII. - Suite de l'expédition de Charles VIII en Italie (ch. II-V); bataille de Fornoue (ch. IX-XII); Charles VIII rentre en France, sa mort (ch. XXV); obsèques de Charles VIII, et couronnement de Louis XII (ch. XXVII).
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La mort de Louis XI

« Luy print la maladie (dont il partit de ce monde) par un lundy et dura jusques au samedy ensuyvant, pénultième d'aoust, mil quatre cens quatre vingts et troys; et estoye present à la fin de la maladie, parquoy en veulx dire quelque chose. Tantost après que le mal lui print, il perdit la parolle, comme autresfois avoit fait, et quand elle luy fut revenue, se sentit plus foible que jamais n'avoit esté, combien qu'auparavant il l'estoit tant, qu'à grand'peine pouvoit-il mettre la main jusques à la bouche, et estoit tant maigre et deffaict, qu'il faisoit pitié à tous ceux qui le voyoient. Ledict seigneur se jugea mort, et sur l'heure il envoya querir monseigneur de Beaujeu, mari de sa fille, à présent duc de Bourbon, et lui commanda aller au roy son filz qui estoit à Amboise en le lui recommandant, et ceux qui l'avoyent servi, et lui donna toute la charge et gouvernement du dict roi...

Toujours avoit espérance en ce bon hermite (saint François de Paule) qui estoit au Plessis (dont j'ay parlé), qu'il avoit fait venir de Calabre, et incessamment envoyoit devers luy, disant qu'il lui allongeroit bien sa vie s'il vouloit; car nonobstant toutes ces ordonnances, qu'il avoit faites de ceulx qu'il avoit envoyés devers monseigneur le Dauphin, son filz, si luy revint le coeur, et avoit bien espérance d'eschaper; et si ainsi fust advenu, il eust bien departy [ = dispersé] l'assemblée, qu'il avoit envoyée à Amboise à ce nouveau roy. Et pour cette espérance qu'il avoit audict hermite, fut advisé [décidé] par un certain théologien et autres qu'on lui déclareroit qu'il s'abusoit, et qu'en son faict n'y avoit plus d'esperance qu'en la miséricorde de Dieu, et qu'à ces parolles se trouveroit présent son médecin, maistre Jacques Coictier, en qui il avoit toute espérance, et à qui chacun moys il donnoit dix mille escus, esperant qu'il luy allongeroit la vie. Et fut prise cette conclusion par maistre Olivier, afin que de tous points il pensast à sa conscience, et qu'il laissast toutes autres pensées, et ce sainct homme, en qui il se fioit et ledict maistre Jacques le médecin. Et tout ainsi signifieront à nostre roy les dessus dicts sa mort en briefves parolles et rudes, disans : « Sire, il fault que nous nous acquittons; n'ayez plus d'espérance en ce sainct homme, n'en autre chose, car seurement il est faict de vous; et pour ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul remede. - « J'ay esperance que Dieu m'aidera, et par aventure je ne suis pas si malade comme vous pensez... »

Toutefois il endura vertueusement une si cruelle sentence et toutes autres choses jusques à la mort, et plus que nul homme que jamais j'aye veu mourir. A son filz qu'il appelait roy, manda plusieurs choses, et se confessa très bien, et dict plusieurs oraisons, servans à propos, selon les sacremens qu'il prenoit, lesquels luy-mesmes demanda. Et comme j'ay dit, il parloit aussi sec [ = nettement] comme si jamais n'eust été malade, et parloit de toutes choses qui pouvoyent servir au roy son filz... Après tant de paour et de suspicions et douleurs, Nostre-Seigneur feist miracle sur luy et le guerist tant de l'âme que du corps, comme toujours a accoustumé en faisant ses miracles. Car il l'osta de ce misérable monde en grande santé de sens et d'entendement et bonne mémoire, ayant receu tous ses sacremens, sans souffrir douleur que l'on congneust, mais toujours parlant jusques à une patenostre [ = le temps d'un Pater noster] avant sa mort, en ordonnant de sa sepulture; et nommoit ceulx qu'il vouloit qu'ils l'accompagnassent par chemin, et disoit qu'il n'esperoit à mourir qu'au samedy, et que Notre-Dame lui procureroit cette grâce, en qui toujours avoit eu fiance et grand dévotion et prière. Et tout ainsi lui en advint, car il deceda le samedy pénultieme jour d'aoust, l'an mil quatre cens quatre vingts et trois à huit heures au soir audict lieu du Plessis, ou il avoit print la maladie le lundy devant. Nostre-Seigneur ait son âme et la veuille avoir receue en son royaume de Paradis. » (Commines).

Valeur historique et morale de Commines.
Dans sa dédicace à l'archevêque de Vienne, Angelo Cato, Commines prétend que son seul but est de fournir des documents à ce prélat, qui voulait écrire en latin une histoire de Louis XI. Quoi qu'il en soit, ses Mémoires ont, avant tout autre mérite, celui d'être un témoignage exact et sincère : Commines ne parle que de ce qu'il a vu; il ne peint que les personnages qu'il a intimement connus. De Charles le Téméraire et de Louis XI, il a laissé des portraits définitifs; l'érudition moderne n'a pu que les compléter.

Mais si les faits sont exacts, si les personnages sont bien dessinés, le vrai mérite de Commines est ailleurs : il est dans l'intelligence des actes et des hommes. On comprend, à le lire, pourquoi il a quitté Charles le Téméraire, c'est-à-dire l'étourdi et brutal représentant de ce qu'il y avait de plus étroit dans le passé, pour Louis XI, le plus réfléchi des rois de France, le politique de l'avenir. Il abonde en idées, qui le rapprochent moins de Machiavel, comme on l'affirme trop complaisamment, que de Richelieu et de Montesquieu. II admire la constitution anglaise, comme un homme du XVIIIe siècle. Ses réflexions sur la mort de Charles le Téméraire soutiennent la comparaison avec les Oraisons funèbres.

Ainsi Commines est un penseur, un politique et un moraliste.

Valeur littéraire de Commines. 
Commines n'a ni l'éclat pittoresque de Froissart, ni le charme de Joinville. Mais il a de la justesse, de la finesse, du trait, et nulle affectation littéraire. Il faut le louer surtout, d'avoir eu, quand il s'élève aux considérations politiques ou religieuses, une langue grave, solide et nerveuse, qui donne déjà l'impression du grand style XVIIe siècle. (Ch.-M. Des Granges).

Les autres chroniqueurs

Dans la première moitié du XVe siècle, la prose, comme au XIVe siècle, est représentée surtout par des chroniqueurs.

Bouciquaut.
Le plus remarquable d'entre eux est celui qui a composé le Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut (ou Boucicaut), maréchal de France, qui fut gouverneur de Gênes de 1401 à 1409, fut fait prisonnier à Azincourt et mourut en 1421 dans sa prison d'Angleterre. Ce chroniqueur est évidemment un clerc : il cite d'abondance la Bible et l'Antiquité latine; c'est même sans doute un ecclésiastique : il s'intéresse fort à la question du schisme et il s'indigne contre les deux papes qui prolongent ce désordre. Il doit ses renseignements les plus précis à quelques chevaliers de l'entourage du maréchal, qui lui ont suggéré l'idée de son livre. Le maréchal lui-même n'est pas dans le secret, mais l'auteur espère bien ne pas lui déplaire, puisqu'il fait un discret appel à sa générosité. On voit donc qu'il s'agit d'un professionnel, qui écrit pour vivre. Son ouvrage se compose de quatre livres. Dans le premier, les chapitres relatifs à l'enfance de Bouciquaut renferment de curieux détails, mais la suite souffre de la comparaison avec Froissart. C'est que notre biographe ne se complaît pas aux exploits guerriers. Il expédie en quelques mots la fameuse joute de Saint-Ingelbert, et raconte l'expédition de Nicopolis d'une façon très incomplète et très incorrecte. Sur les faits du gouvernement de Gênes, qui constituent la matière du deuxième et du troisième livre, il a l'air d'être au contraire très bien informé. C'est la partie vraiment vivante de son ouvrage et le récit est alertement mené. Le quatrième livre, consacré aux vertus du maréchal et où déborde par trop l'érudition du clerc, est d'un intérêt médiocre. Dans l'ensemble, le style est net, assez ferme, agréable, et le héros du livre a grande allure : Bouciquaut est un beau type de chevalier de la féodalité finissante. Qu'il ait eu seulement quelques compagnons dignes de lui, et on comprend l'enthousiasme d'un Froissart. Par moments le maréchal fait même songer à saint Louis, et l'auteur de sa biographie a quelques-unes des qualités charmantes de Joinville.

Jean Cabaret.
La Chronique du bon duc Louis de Bourbon a été écrite en 1429 sur l'ordre du comte de Clermont, par « Jehan d'Orreville, picard, nommé Cabaret, pauvre pèlerin ». Jean Cabaret tient ses renseignements d'un vieux seigneur, Jean de Châteaumorand, qui avait été le compagnon du duc. Il est visible toutefois que le chroniqueur a flatté le portrait de son héros. Mais il ne l'a pas affadi, témoin l'épisode où l'on voit le duc de Bourbon jeter au feu le livre qu'un bourgeois de Moulins, Huguenin Chauveau, « grand procureur du Bourbonnois  », avait composé contre la conduite des nobles du duché pendant la captivité de leur seigneur en Angleterre. Cette scène caractéristique nous montre bien de quelle essence supérieure se croyait faite la noblesse et dans quel mépris elle tenait tout ce qui n'était pas elle. La chronique de Cabaret nous renseigne curieusement sur la vie que menaient, au milieu de leurs vassaux et de leurs sujets, les grands seigneurs féodaux du XIVe siècle. Écrite sans prétention, dans un style populaire et assez coloré, elle se lit avec plaisir.

Perceval de Cagny.
La Chronique de Perceval de Cagny, écrite entre 1436 et 1438, a une grande valeur historique. Elle donne de précieux renseignements sur Jeanne d'Arc. Elle met en lumière les faiblesses et les vacillations du roi de Bourges; on voit quel précaire secours il a accordé à Jeanne. L'auteur, un écuyer d'écurie du duc d'Alençon, juge les princes contemporains, et Charles VII en particulier, avec une fermeté, une indépendance et, semble-t-il, une impartialité qu'on ne trouve pas souvent dans les chroniques de I'époque. Mais c'est un écrivain médiocre.

Le « Bourgeois de Paris ».
On n'a pas réussi à identifier l'auteur du Journal d'un Bourgeois de Paris. On sait seulement qu'il était prêtre et qu'il appartenait à l'Université. Il nous a laissé un tableau extraordinairement pittoresque et varié du Paris de la première moitié du XIVe siècle. C'est l'époque de la domination anglaise et bourguignonne, et le Bourgeois est un témoin fidèle de l'état d'esprit qui régnait dans la grande ville pendant ces tristes années. Il faut lire ce livre pour se faire une idée de la misère que ces guerres sans fin causaient même dans les villes. Ce journal est un incomparable document historique. Il offre même un intérêt littéraire : des notes au jour le jour, qui auraient pu être de rédaction banale, sont relevées non seulement par l'imprévu des détails, mais par une âpreté de ton et une fougue singulières. Ce bourgeois cultivé et intelligent, qui pousse le fanatisme politique jusqu'à la fureur, nous donne l'idée d'un des rudes et violents partisans de cette époque tragique.

Clément de Fauquembergue.
Le Journal de Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris (1417-1436), est loin d'avoir le même relief. Mais c'est un livre qui nous fait pénétrer dans l'intimité de la vie du Parlement, où se rassemblait l'élite de la bourgeoisie contemporaine. Très laborieux, très unis, animés d'un vif esprit de corps, les conseillers se gardent jalousement contre tout empiétement d'une juridiction voisine, mais ils sont très attentifs aussi à ne pas laisser porter atteinte à l'autorité, à la dignité du roi, aux intérêts de l'État. Leurs « gages » sont maigres, et la moitié du temps ils ne sont pas payés. Ils réclament, mais avec quelle patience et quelle réserve! Quand ils cessent de rendre la justice, c'est vraiment qu'on les a poussés à bout. Ils sont très indépendants, et à l'égard de leurs Présidents, qui se bornent à diriger leurs délibérations, et même à l'égard du Chancelier, qui ne tente que rarement de leur imposer sa volonté. Ils s'accommodent fort bien de la domination anglaise, mais Charles VII une fois triomphant, ils passeront à lui avec aisance. Ce qu'ils veulent, c'est un roi fort et une autorité royale respectée. Ces gens très estimables, mais qui ne sont pas des fanatiques, nous aident à comprendre le Bourgeois de Paris et la France du XVe siècle.

Christine de Pisan.
Christine de Pisan (1363-1431), outre ses poésies, composa un grand nombre, d'ouvrages en prose où elle traitait de philosophie, de morale, voire même de l'art de la guerre : le seul qui ait survécu est le Livre des faits et bonnes moeurs du bon roi Charles. On y trouve le témoignage d'une légitime reconnaissance et d'une sincère admiration qui jamais ne dégénère en faiblesse.
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Derniers instants de Charles VII

« Quand vint le dimanche au matin et jour qu'il trespassa, fist appeler devant luy tous ses barons, prélas, son conseil et chancelier; adont va parler devant eulx moult piteuses paroles, si que tous les contraigni à larmes [...]. Après ces choses, requiert la couronne d'épines de Nostre-Seigneur; par l'évesque de Paris lui fut apportée, et aussi par l'abbé de Saint-Denis la couronne du sacre des rois. Celle d'épines receupt à grande devoction, larmes et révérences, et haultement la fit mettre devant sa face celle du sacre fit mettre sous ses pieds. Adont, commença telle oraison à la sainte couronne : « Ô couronne précieuse, dyadème de nostre salut, tant est doulx et emmiellé le rassadyment  [ = contentement) que tu donnes, par le mistère qui en toy fut compris à nostre redemcion; si vrayment me soit cellui propice duquel sang tu fus arrousée, comme mon esprit prend resjoyssement en la visitacion de ta digne présence. » Et longue oraison y dist moult dévote.

Après, tourna ses parolles à la couronne du sacre et dist « Ô couronne de France, que tu es précieuse et ville! précieuse, considéré le mistère de justice lequel en toy tu contiens et portes vigoureusement; mais ville et plus ville de toutes choses, considéré le faix, labour, angoisses, tourmens et peines de cueur, de corps, de conscience, et périls d'âme, que tu donnes à ceuix qui te portent sur leurs épaules; et qui bien à ces choses viseroit, plus tôt te laisseroit en la boe [ = boue] gésir [ = reposer] qu'il ne te relèveroit pour mectre sur son chief. » Là dist le roy maintes notables parolles, pleines de si grand foy, dévocion et recognoicence vers Dieu, que tous les oyans mouvait à grant compassion et larmes. » (Christine de Pisan).

L'histoire offre, chez Christine de Pisan, quelque chose de plus sérieux que dans Froissart; les réflexions y sont nombreuses, trop nombreuses même. Elle se plaît à citer les anciens, translate avec délices de beaux mots latins : son style périodique semble calqué sur celui de Cicéron. Ce soin du langage n'étouffe pas en elle le sentiment patriotique; son coeur sait compatir aux maux de la France. Elle célébra dans de nobles vers les exploits de Jeanne d'Arc.

Alain Chartier.
Alain Chartier (1386-1449) a mieux réussi comme poète que comme chroniqueur. Auteur présumé d'une Histoire de Charles VII, il est surtout connu par son Quadriloge invectif, dans lequel, mettant en scène quatre personnages allégoriques, France, Clergé, Noblesse et Labour, il, flétrit l'égoïsme de ses compatriotes au milieu des calamités du pays.

Juvénal des Ursins.
Juvénal des Ursins (1388 -1475), archevêque de Reims, s'est trouvé mêlé aux grands événements politiques de son siècle. Le caractère de ce prélat, franchise et probité, se peint dans l'ouvrage qu'il a composé sous ce titre : Histoire de Charles VI et des choses mémorables advenues pendant les quarante-deux ans de son règne. (Aubry / J. Bédier et P. Hazard).

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