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Littérature française
Les salons et le régime de lettres
au XVIIIe siècle
Les relations entre la société mondaine et les écrivains ont été très étroites au XVIIIe comme au XVIIe siècle, mais elles sont d'un caractère un peu différent.

Chez Mme de Rambouillet, chez Mlle de Scudéry, chez Mme de la Fayette, on causait littérature et morale, on faisait des portraits ou des maximes, on lisait des ouvrages. Pendant les dernières années du règne de Louis XlV, et sous la Régence, la société du Temple, chez les Vendôme, est bien un centre de libertinage. Mais les écrivains n'y occupent pas d'autre place que celle de beaux esprits, hardis jusqu'à la licence, et souvent méprisés. 

Louis XV ne sut pas, comme Louis XIV, grouper autour de sa personne l'élite aristocratique et intellectuelle du royaume. On fait acte de présence à la cour, mais c'est dans les salons que se tiennent les véritables réunions mondaines. On se trouva donc émancipé de la tutelle immédiate du roi et l'on put accueillir plus librement des idées hardies. De plus, au siècle précédent, les écrivains étaient seulement admis parmi la haute société. Maintenant on les recherche. Ils sont des personnages dont on aime la verve, l'esprit, mais aussi les idées, et dont la conversation brillante fait, en concurrence il est vrai avec le jeu, l'attrait principal des soirées.

Le premiers salons du XVIIIe siècle, celui de la duchesse du Maine, celui de Mme de Lambert, celui de Mme de Tencin, ce ne sont guère, sans doute,, du moins les deux premiers, que des « bureaux d'esprit » : ils forment la transition entre le XVIIe et le XVIIIe siècle proprement dit. Vers 1750, les salons philosophiques prennent le relai et servent de foyer de propagande aux idées nouvelles. Nous avons désormais des salons où l'homme de lettres, à titre de philosophe, tient la première place, et dans lesquels s'élaborent les idées directrices du siècle.

Les écrivains avaient pris, dès le début du siècle, l'habitude de se retrouver dans les cafés, cafés Laurent, Gradot, Procope autour du Pont-Neuf, où fréquentaient entre autres Fontenelle, La Motte, Duclos. Ils furent heureux de pouvoir continuer leurs relations dans les salons, en contact journalier avec leur public. Et non seulement chacun gagna à cet échange continuel d'idées, mais leur union fit leur force. Il y eut, comme ils se plaisaient à le dire, « une république des lettres » qui, peu à peu,
prit la direction des esprits, parce qu'elle avait coordonné les efforts individuels.

Les bureaux de l'esprit

Trois salons principaux sont à distinguer pendant la première moitié du XVIIIe siècle : la Cour de Sceaux, le salon de Mme de Lambert, et celui de Mme de Tencin.

La cour de Sceaux et la duchesse du Maine.
La Duchesse du Maine.
La duchesse du Maine, petite-fille du Grand Condé, était une personne menue, vive, endiablée, qui avait résolu de s'amuser. Elle avait rêvé la grandeur politique. En attendant, elle se fit une cour au château de Sceaux (1700-1753). Intelligente, mais futile et égoïste, elle mena une existence de fêtes continuelles pendant cinquante ans, se déguisant en bergère et jouant des rôles dans Athalie, Iphigénie en Tauride d'Euripide, Joseph, tragédie de l'abbé Genest.

Ses invités. 
Voltaire jeune y parut; il y reparaîtra plus tard, avec Mme du Châtelet; Fontenelle est un des habitués; les poètes Chaulieu et La Fare, La Motte, le marquis de Saint-Aulaire, l'abbé Genest, célèbre par ses tragédies et par son nez à la Cyrano, l'abbé de Polignac, auteur de l'Anti-Lucrèce, etc... y fréquentèrent assidûment.

Le « Voiture » de cette cour fut pendant longtemps Malézieu, son berger en titre, qui avait été précepteur du duc du Maine et qui avait enseigné les mathématiques au duc de Bourgogne. Malézieu était homme de science et d'esprit, quelque chose comme un Fontenelle moins réservé, capable de faire une conférence d'astronomie ou de physique, de rimer une chanson, d'improviser un divertissement. Il fut de l'Académie des sciences et de l'Académie française.

Un gros orage dispersa cette cour spirituelle et frivole. La conspiration de Cellamare amena l'arrestation de la duchesse, qui resta plus d'un an à la Bastille. Mais, à peine sortie de prison, la duchesse reprit son train de vie, et Sceaux redevint le rendez-vous des beaux esprits. Elle avait alors auprès d'elle, comme « femme de chambre », Mlle Delaunay (à qui elle fit épouser plus tard le baron de Staal, capitaine aux gardes suisses), et qui nous a laissé des Mémoires singulièrement piquantes en leur élégante simplicité. Mlle Delaunay, si elle avait eu le coeur moins noble, aurait pu jouer auprès de la duchesse du Maine le rôle de Mlle de Lespinasse auprès de Mme du Deffand, et se former un salon à côté; car on venait beaucoup à Sceaux, pour elle; et son intelligence claire, son coeur droit, sa finesse de conversation, séduisaient bien davantage que l'agitation stérile de sa maîtresse. Mais elle se contenta de rester à son rang et d'écrire ses Mémoires, qu'il faut avoir lues.

Les « grandes nuits ». 
En 1699, alors que Versailles était devenu fort triste, elle fait de Sceaux une nouvelle cour, où ce ne sont que divertissements, fêtes champêtres et nocturnes, lectures de vers, représentations de tragédies et de comédies, et conversations sur tous les sujets, depuis l'astronomie jusqu'à la politique. Ce fut l'abbé de Vaubrun. qui eut l'idée de donner dans le parc ces grandes fêtes de nuit à la lueur des flambeaux. On les appelait les « grandes nuits ». Il y en eut seize offertes par les invités tour à tour. La déchéance du duc du Maine les interrompit. On dut à Voltaire les derniers divertissements littéraires. En 1747, il vint se cacher à la cour de Sceaux. Zadig y fut écrit un jour et lu le soir; la seconde représentation de Catilina, fut donnée et servit aux débuts de l'acteur Lekain (22 juin 1750)). La duchesse mourut trois ans plus tard.

Le salon de la marquise de Lambert.
C'est vers 1690 que Mme de Lambert  (1647-1733) ouvrit son salon (rue Richelieu, à l'angle de la rue Colbert), qui devint surtout littéraire de 1710 à 1733. 

La marquise. 
Par un certain idéal de galanterie noble et spirituelle, par l'horreur du ton pédant, elle fait songer à celui de la marquise de Rambouillet. Mme de Lambert, moins grande dame en cela que Mme de Rambouillet, ne résistait pas à la tentation de lire à ses invités ses propres ouvrages. Elle a écrit deux ouvrages d'éducation : Avis d'une mère à son fils et Avis d'une mère à sa fille. Mais quand ils parurent par suite d'une «-indiscrétion » en 1726 et 1728, elle fut désespérée, dans sa crainte d'être prise pour une femme savante. Elle racheta même tout ce qu'elle put de ses Réflexions sur les Femmes (1727). On lui doit encore différents traités (l'Amitié, la Vieillesse), des portraits, des discours, etc., qu'elle avait composés pour son salon. Ses deux premiers ouvrages ont une réelle valeur pédagogique et morale, et ont été longtemps réimprimés.

« Elle écrit finement, dit L. Brunel, avec une grâce un peu molle et quelque afféterie. Est-ce auprès de La Motte et de Fontenelle qû elle eût appris à s'en garder? »
Ses hôtes. 
Le salon de la marquise de lambert recevait principalement La Motte, Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, le marquis d'Argenson, le président Hénault, Mlle Delaunay, puis Montesquieu et Marivaux. La réunion y était moins mêlée et plus sérieuse qu'à la Cour de Sceaux; mais Mme de Lambert, comme plus tard Mme Geoffrin, établissait des catégories. Le mercredi était réservé aux « gens de qualité »; le mardi, aux gens de lettres. Les deux sociétés finirent par se mêler plus ou moins. Chez elle, pas de divertissements frivoles; on cause et on lit. La préciosité y renaît, et avec elle une certaine décence de langage et une délicatesse de propos qui étaient une réaction contre la liberté ou le libertinage de la Régence. 

3° Le rendez-vous des « Modernes ».
Toutefois son salon avait un caractère beaucoup plus nettement littéraire que celui de Rambouillet. Les partisans des modernes y avaient la majorité et la marquise, comme La Motte, trouvait Homère « ennuyeux ».  Les anciens sont raillés finement sans doute, mais on s'oriente franchement vers une littérature nouvelle. Le mardi, où chacun apportait à lire sa dernière oeuvre, on assistait à des discussions franches et passionnées sur des théories littéraires et même scientifiques. Jamais chez elle de ces divertissements frivoles qu'on ne haïssait pas chez l'incomparable Arthénice).

Le salon de Mme de Tencin. 
C'est en 1726 que Mme de Tencin (1681-1749) commença à recevoir dans son hôtel de la rue Saint-Honoré; ce salon (1726-1749) n'eut tout son éclat qu'après la mort Mme de Lambert (1733). Le ton en est plus libre et la société y est plus nombreuse et plus mêlée. Ce n'est plus la préciosité qui y règne, mais déjà la philosophie. La maîtresse de maison a plus de familiarité et de bonhomie; elle annonce la bourgeoise Mme Geoffrin. 

Mme de Tencin. 
Elle avait eu une vie d'aventures assez scandaleuses. Mais elle sut se faire pardonner par son obligeance presque maternelle envers ses amis, qu'elle appelait parfois familièrement ses « bêtes » ou sa « ménagerie», par sa simplicité voulue de mise et d'allures, par son esprit et sa bonne grâce de maîtresse de maison. Elle avait écrit des roman qui ne sont pas sans mérite, le Comte de Comminges, Le Siège de Calais, mais s'en cacha soigneusement et les laissa attribuer à son neveu Pont-de-Veyle. 

Ses hôtes.
Chez elle fréquentaient les familiers de Mme de Lambert, Fontenelle, Montesquieu, l'abbé de Saint-Pierre, Marivaux qu'elle sauva de la gêne, mais aussi des nouveaux venus, Piron, Helvétius, Duclos, La Motte, d'Argental, Marmontel, et même des étrangers à leur passage à Paris, comme Bolingbroke, Chersterfield, Tronchin. 

La conversation spirituelle. 
On y parlait littérature, science, beaux-arts et même discrètement politique, mais toujours avec esprit, chacun cherchant à placer son mot et à briller. On y réussissait du reste sans effort, à en croire Marivaux :

« Je leur entendais dire d'excellentes choses; mais ils les disaient avec si peu d'effort, ils y cherchaient si peu de façon, c'était d'un ton de conversation si aisé et si uni, qu'il ne tenait qu'à moi de croire qu'ils disaient les choses les plus communes. Ce n'étaient point eux qui y mettaient de la finesse, c'était de la finesse qui s'y rencontrait. » (Marianne, IVe partie).

Les salons philosophiques

Les salons du plein XVIIIe siècle sont plus philosophiques que littéraires. - Mme Geoffrin, de 1749 à 1777, reçoit les artistes, les écrivains et les étrangers célèbres; de coeur avec les encyclopédistes, elle est très prudente et modère les conversations de ses hôtes. Mme du Deffand, de 1740 à 1780, ouvre son salon à l'aristocratie et aux gens de lettres; elle s'ennuie, et sa correspondance nous révèle un esprit original jusqu'au paradoxe. Mlle de Lespinasse, d'abord lectrice de Mme du Deffand, forme, de 1764 à 1776, un salon dissident, où d'Alembert donne le ton philosophique le plus hardi. Les salons ont surtout une influence sociale et encyclopédique; mais ils contribuent à introduire la frivolité dans les questions les plus sérieuses.

Au XVIIIe siècle, la philosophie n'est plus une sorte de spécialité hautaine et solitaire, mais l'oeuvre collective et en quelque façon le divertissement passionné de la société tout entière. Les philosophes du XVIIIe siècle sont des publicistes, des journalistes, des hommes du monde, des femmes. Leurs doctrines, ils les préparent et les discutent à table ou dans la conversation; ils les propagent par la lettre, le pamphlet, le dictionnaire; et ils leur donnent une forme vive et ce tour aisé qui doit aider à leur vulgarisation. A mesure que les idées sont plus hardies, le style en devient plus frivole.

Le Salon de Mme Geoffrin.
Mme Geoffrin n'était que « bourgeoise ». Mais, par son intelligence pratique, son tact, sa générosité, elle se créa un salon qui, de 1749 jusqu'à sa mort en 1777, brilla du plus vif éclat. Le « royaume de la rue Saint-Honoré » fut fréquenté à la fois par les plus illustres des gens de lettres, par les philosophes du parti encyclopédique et par les artistes célèbres; et il n'est pas un étranger de marque, fût-il prince, qui ne considérât comme un honneur d'y être présenté.

Mme Geoffrin.
Mme Geoffrin, fille d'un valet de chambre de la Dauphine, (1699-1777), dont le mari avait gagné une grosse fortune comme administrateur de la Compagnie des glaces, se fit par son salon une célébrité universelle. Mme Geoffrin hébergea le jeune prince Stanislas-Auguste Poniatowski et le soigna comme une « maman ». Quand Stanislas fut élu roi de Pologne, en 1764, elle fit le voyage de Varsovie, et ses lettres nous la montrent ravie de l'accueil qui l'y attendait. Elle fut également reçue à Vienne par Joseph Il et Marie-Thérèse. Leur fille, Marie-Antoinette, devenue reine de France, ne l'oublia pas, et Mme Geoffrin, que jusqu'à cette époque la cour avait voulu ignorer, lui fut présentée.

Ses hôtes.
Le lundi, Mme Geoffrin donnait à diner aux artistes : les peintres Vanloo, Vernet, Boucher; le pastelliste Latour; l'architecte Soufflot; le sculpteur Falconet; M. de Caylus, archéologue distingué et presque « surintendant des beaux-arts », etc. Le mercredi, elle recevait les littérateurs et les savants, tous ceux dont on rencontre les noms à propos de l'Encyclopédie

Parmi les étrangers qu'elle attira chez elle, on peut citer : l'abbé Galiani, secrétaire de l'ambassade de Naples à Paris, que nous retrouverons aussi chez Mme du Deffand, un des esprits les plus pétillants de ce temps, et qui, renvoyé dans son pays, échangea les plus spirituelles lettres avec ses anciens amis de la capitale; Horace Walpole, qui fut également choyé par Mme du Deffand; l'historien anglais Gibbon, etc. 

Mme Geoffrin et l'Encyclopédie. 
Très favorable au mouvement philosophique, au point qu'elle « subventionne » pour une somme de trois cent mille francs l'Encyclopédie, mais très prudente, Mme Geoffrin s'ingéniait à mettre de l'unité et de la modération dans les conversations de ses hôtes. Très dévote, elle ne tolérait pas qu'on dépassât chez elle certaines limites :

Mme Geoffrin avait fondé chez elle deux diners l'un (le lundi) pour les artistes, l'autre (le mercredi) pour les gens de lettres; et une chose assez remarquable c'est que, sans aucune teinture ni des arts, ni des lettres, cette femme qui de sa vie n'avait rien lu ni rien appris qu'à la volée, se trouvant au milieu de l'une ou de l'autre société, ne leur était pas étrangère; elle y était même à son aise; mais elle avait le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu'elle savait très bien, et de céder, sur tout le reste, la parole à des gens instruits, toujours poliment attentive, sans même paraître ennuyée de ce qu'elle n'entendait pas, mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés naturellement libres; à marquer des limites à cette liberté, a l'y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu'elle voulait s'échapper. « Allons, voilà qui est bien » était communément le signal de sagesse qu'elle donnait à ses convives. (Marmontel, Mémoires).
Les lettres à Stanislas sont un témoignage curieux de ce mélange de hardiesse et de timidité.

Le salon de Mme du Deffand.
Mme du Deffand (1696(1780) fut la grande rivale de Mme Geoffrin. Établie d'abord rue de Beaune, puis rue Saint-Dominique, Mme du Deffand ne fit pas de son salon (1740-1780)  une « boutique de philosophes »; mais elle admit, parmi les gens de son monde, quelques grand écrivains et savants. 

Mme du Deffand. 
Mme du Deffand (1697-1780)  s'est ennuyée toute sa vie, et était en même temps la femme la plus spirituelle de son temps. C'est d'elle qu'est le mot fameux sur l'Esprit des Lois : « de l'esprit sur les lois ». Elle eut de son vivant une très grande réputation d'esprit. Après sa mort sa Correspondance révéla le fond de son coeur, tristesse et ennui :

J'admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir; chacun jouait son rôle par habitude et moi j'étais abîmée dans les réflexions les plus noires; je pensais que j'avais passé ma vie dans les illusions; que je m'étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j'étais tombée. (Lettre à Horace Walpole, 20 octobre 1706).
Sa correspondance, très considérable, nous révèle d'abord son incurable ennui, puis des goûts littéraires très originaux (voir sa lettre sur Shakespeare) des jugements également très personnels sur les plus illustres de ses contemporains, tels que J.-J. Rousseau, et aussi l'évolution d'une âme qui passe de la sécheresse critique sensibilité exaltée. Par là, Mme du Deffand représente en perfection les époques du XVIIIe siècle.

Ses hôtes.
Au début le salon de Mme du Deffand ne recevait guère, Voltaire à part, que des gens du monde. D'Alembert, encore jeune, mais déjà illustre géomètre, lui voue une sorte de passion; c'est Mme du Deffand qui le fit recevoir à l'Académie française. Pour lui faire plaisir, elle reçut La Harpe, le président Hénault lié à Marmontel, Sedaine, Marivaux, Turgot, Condorcet, Montesquieu, Fontenelle, et les principaux collaborateurs de l'Encyclopédie. Du reste, contrairement à Mme Geoffrin, elle ne partageait guère leurs idées et n'aimait vraiment que les écrivains du XVIIe siècle.

Devenue aveugle, en 1752, Mme du Deffand avait pris pour lectrice Mlle de Lespinasse. Nous allons voir que celle-ci lui enleva une partie de ses habitués, et surtout d'Alembert. Sur la fin de sa vie, de plus en plus, Mme du Deffand se défia des «-gens de lettres ». Elle s'engoua d'une tendresse passionnée pour la jeune duchesse de Choiseul et pour Horace Walpole.

Le salon de Mlle de Lespinasse.
Nous avons dit que Mme du Deffand devenue aveugle, prit pour « demoiselle de compagnie » Julie de Lespinasse (1732-1776). Celle-ci ne tarda pas à acquérir, dans le salon  (1762-1776) de la rue Saint-Dominique, une grande influence. 

Mlle de Lespinasse.
Lectrice de Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, lui ressemblait à quelques égards. Elle avait une personnalité inquiète et ardente :

Qu'il y a peu de choses en effet que ce triste éteignoir n'anéantisse! A quoi bon! Il n'y a qu'une seule chose qui résiste, c'est la passion. (Lettre à Condorcet, octobre 1774).
Elle avait un charme puissant que ne tardèrent pas à subir les habitués de la Marquise. Charmés de son intelligence et de sa liberté d'esprit, les habitués de Mme du Deffand s'arrêtaient longuement à causer avec Mlle de Lespinasse dans son appartement, avant d'entrer dans le salon de la maîtresse du logis. Pendant quelque temps, Mme du Deffand n'en sut rien; car elle faisait du jour la nuit, et dormait jusque vers les 4 heures de l'après-midi. Quand elle s'en aperçut, elle chassa impitoyablement sa lectrice, qui alla s'établir un peu plus loin, dans la même rue, entraînant avec elle d'Alembert et un grand nombre de ses amis. 

Ses hôtes.
Ce nouveau salon (1764) fut plus philosophique que l'autre. On y rencontre D'Alembert, Marmontel, Turgot, Condorcet, Condillac, Mably, Suard. Les encyclopédistes s'y sentent plus à l'aise, et Mlle de Lespinasse n'avait aucun prejugé. 

« D'Alembert y domine et par d'Alembert l'esprit de coterie le plus étroit. Les circonstances dans lesquelles était né le salon de Mlle de Lespinasse faisaient d'elle la muse de l'Encyclopédie, de la philosophie militante. » (L. Brunel).
L'art de la conversation.
Ils l'aimaient parce qu'elle excellait à diriger la conversation :
« Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient ni faibles ni légères; les Condillac, les Turgot étaient du nombre; d'Alembert était auprès d'elle comme un simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée et de la donner à débattre à des hommes de cette classe; son talent d'amener de nouvelles idées et de varier l'entretien, toujours avec l'aisance et la facilité d'une fée, qui, d'un coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantements; ce talent, dis-je, n'était pas celui d'une femme vulgaire. » (Marmontel, Mémoires).
Les autres salons.
Il faut citer encore les salons de d'Holbach (mort en 1789), d'Helvétius (mort en 771), tous deux « synagogues de l'Église philosophique », selon l'expression de Grimm. 

Mme Helvétius, quand elle eut perdu son mari, en 1771, continua à recevoir, dans sa maison d'Auteuil, les philosophes de l'école encyclopédique.

Le salon (1764-1794) de Mme Necker (morte en 1794), plus modéré, mais cependant à l'avant-garde du progrès; Mme Necker, très sincère chrétienne, recevait ainsi tous les philosophes. 

« J'ai des amis athées, disait-elle. Pourquoi non? Ce sont des amis malheureux. »
Le salon  (1762-1783) de Mme d'Épinay (morte en 1783) où Grimm tenait la même place que d'Alembert dans celui de Mlle de Lespinasse, etc.

Influence littéraire, philosophique et sociale des salons. 
On voit quelle place importante tient la vie de société au XVIIIe siècle. Son influence a été très réelle. Et dans une société où l'esprit mène à tout, les coteries de salons devaient être toutes puissantes  Des renommées littéraires qui nous paraissent aujourd'hui presque inexplicables, se sont faites dans les salons du XVIIIe siècle.

Influence littéraire. 
C'étaient les salons qui sacraient les gens de lettres. Ils accueillirent avec faveur la Mélanie de La Harpe interdite par le pouvoir, firent le succès de Delille, ou de causeurs brillants comme Chamfort, auteur de Maximes et Anecdotes, et Rivarol, auteur d'un Discours sur l'Universalité de la langue française (1783), couronné par l'Académie de Berlin. La notoriété de Marmontel, Saint-Lambert, Thomas, et de bien d'autres, sont des produits de ce genre. Ces écrivains savaient aussi causer, ils savaient lire leurs oeuvres. D'autres, comme Duclos, Rivarol, Suard, Garat, le prince de Ligne, qui sont gens d'esprit et de savoir, ont eu, de leur vivant, une importance bien supérieure à celle de certains écrivains de génie; ils étaient les arbitres du goût, et leur esprit les faisait rechercher ou craindre de tous.

Pour plaire au public  les écrivains des salons s'ingénièrent à dire légèrement les choses graves, et s'il est vrai que leur esprit s'aiguisa jusqu'à devenir une arme redoutable, ils n'échappèrent pas toujours à la préciosité. De plus ils ne purent se permettre aucune innovation littéraire décisive : Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ne provoqua dans la société que de l'ennui. Malgré le triomphe des Modernes, on restait attaché aux formes de l'art classique dont on avait perdu le secret.Seuls Diderot et Rousseau ont sauvegardé leur originalité parce qu'ils ont échappé à la tutelle des salons. Il fallut que la Révolution fermât leurs portes pour qu'un autre idéal littéraire fut possible au XIXe siècle.

Les salons divers se disputaient les places à l'Académie française. Chaque salon eut son académicien; et ce ne fut plus, pour être des Quarante, qu'une lutte d'influences mondaines et féminines. 

Ajoutons que la littérature la plus sérieuse subit cet esprit de légèreté et de préciosité. Si Montesquieu a fait de « l'esprit sur les lois », c'est parce qu'il était obligé de plaire à la société et aux salons de son temps. 

Rousseau échappe à cette tutelle; il a assez de génie et d'éloquence pour dédaigner ces suffrages et pour s'imposer par la contradiction. Et il est heureux que Voltaire ait vécu à Cirey et à Ferney : trop désireux de charmer, il eût perdu dans les salons la meilleure partie de son naturel.

Influence philosophique.
La philosophie, depuis qu'elle était devenue une sorte d'épicurisme élégant depuis qu'elle niait la métaphysique et la morale, pour ne plus travailler qu'à l'amélioration de la vie par le progrès, trouvait dans la conversation mondaine son terrain le plus favorable. L'art de badiner sur les choses graves, de s'arrêter aux apparences, de battre en brèche les traditions et les institutions, sans jamais se préoccuper de la façon dont on les remplacera, est né et s'est développé dans les salons. C'est là que la noblesse française s'est amusée, en compagnie des « gens de lettres », à se railler elle-même, et à perdre son loyalisme et sa toi, sans abandonner ses privilèges ni ses vices.

Influence sociale.
Phénomène curieux, le public, au départ timoré, fidèle gardien des règles, se fit accueillant pour les hardiesses philosophiques. Il imposa ses goûts aux auteurs, mais subit leurs idées. Il favorisa la propagande encyclopédique et la diffusion de toutes les théories qui allaient renverser l'ordre social dont il bénéficiait. Il ne vit pas que, dans ces causeries brillantes, où il prenait plaisir au jeu des idées, se préparait insensiblement la nuit du 4 Août.

Le régime des lettres

Cette complicité du public et des écrivains explique en partie comment fut possible la publication d'oeuvres qui tendaient à modifier l'état moral et social. Car le pouvoir n'était pas désarmé contre elles.

La censure. 
Depuis 1521 en effet toutes les publications étaient soumises à la censure. Cet office avait été exercé primitivement par la Faculté de théologie. Mais en 1653 le chancelier Séguier en avait chargé des censeurs royaux. Leur nombre était passé de quatre à plus de cent au XVIIIe siècle, répartis en différentes spécialités. Quand l'auteur avait apporté à son livre toutes les modifications qu'on exigeait souvent, et obtenu enfin, avec l'approbation d'un censeur, le privilège lui permettant d'imprimer, il pouvait être encore poursuivi par arrêt du conseil du roi, ou du Parlement ou, sans autre formalité, être envoyé à la Bastille par une lettre de cachet. C'est ainsi qu'en 1758 le livre de l'Esprit d'Helvétius fut interdit sur l'intervention du Parlement, que les deux premiers volumes de l'Encyclopédie furent supprimés par arrêt du conseil, etc.

La tolérance du pouvoir. 
Rien de plus rigoureux, semble-t-il, qu'une pareille organisation. En fait la tolérance du pouvoir était assez grande.

Les subterfuges. 
On obtenait assez facilement de se choisir son censeur; on lui présentait le livre déjà imprimé, pour qu'il hésitât à compromettre les intérêts matériels engagés. Au pis aller on faisait imprimer l'ouvrage à l'étranger, et sans nom d'auteur; on se passait ainsi de la censure, et le plus souvent la police fermait les yeux, laissant même vendre des éditions françaises pour ne pas faire tort à l'industrie nationale. Les « philosophes » du XVIIIe siècle, et surtout Voltaire, pratiquèrent adroitement tous ces subterfuges.

b) Les protecteurs. 
Mais ils eurent de plus la chance d'être protégés par Mme de Pompadour. Son médecin Quesnoy recevait souvent à dîner Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon, et la favorite venait causer avec eux, si bien que Voltaire pouvait écrire à d'Alembert quand elle mourut : 

 Dans le fond de son coeur elle était des nôtres; elle protégeait les lettres autant qu'elle pouvait ». (8 mai 1764).
L'action de M. de Malesherbes était plus efficace encore. Toutes les affaires de librairie étaient du ressort de son père, le Chancelier de Lamoignon, et il avait été chargé par lui de s'en occuper spécialement (1750). C'est pourquoi on le désigne souvent sous le nom de directeur de la librairie. Il apaisa autant qu'il put l'affaire du livre de l'Esprit; surtout c'est grâce à lui que l'Encyclopédie put paraître. En 1752 il parvint à obtenir que l'arrêt du conseil, au lieu de révoquer le privilège, supprimerait seulement les deux premiers volumes, si bien que l'impression put se poursuivre. En 1759 quand le privilège eut été retiré, il s'arrangea pour laisser la publication se continuer sur simple autorisation verbale chez le libraire Lebreton. Sa sollicitude pour Rousseau fut constante : il laissa entrer en France sans difficulté le Discours sur l'inégalité, fit voyager sous son couvert les épreuves de la Nouvelle Héloïse, intervint pour sauvegarder les intérêts de Rousseau dans son contrat avec le libraire Duchesne à propos de l'Emile. On sentit tout le prix de sa tolérance quand il résigna ses fonctions en 1763. Les philosophes, qui avaient quelquefois pesté contre lui quand il autorisait des critiques à leur adresse, lui rendirent pleinement justice. 
« M. de Malesherbes, écrivait Voltaire à d'Argental le 14 octobre 1763, n'avait pas laissé de rendre service à l'esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu'elle n'en a jamais eu. Nous étions déjà à moitié chemin des Anglais. »
Le rôle de l'Académie française. 
Malgré tout, la liberté des écrivains était précaire entre l'indulgence fréquente et des rigueurs toujours possibles. Ils sentirent la nécessité d'en imposer au pouvoir par une situation bien établie. Le titre d'Académicien était, en même temps qu'un honneur, dans une certaine mesure une garantie, par son caractère officiel. Conséquence non prévue par Richelieu, on échappait un peu au pouvoir en recevant de lui une sorte d'investiture. Duclos disait dans son Discours de réception (1747) :

Le roi s'étant déclaré votre protecteur, l'usage de votre liberté devient le premier effet de votre reconnaissance.

C'est pourquoi on tenait tant à être de l'Académie. Voltaire fit pendant dix ans des démarches pour y entrer. Le parti des philosophes tenta tous ses efforts pour s'y installer en maître et y réussit. En 1772 son triomphe fut complet par la nomination de d'Alembert comme secrétaire perpétuel, et l'Académie parut si bien être une réunion de philosophes que M. de Montyon la chargea de décerner des prix de vertu (1782).

Conclusion

C'est au XVIIIe siècle que se poursuit et s'achève l'évolution commencée dans les moeurs par l'ouverture de l'Hôtel de Rambouillet et la fondation de l'Académie française au XVIIe siècle. Molière, Racine et Boileau n'avaient à la cour qu'une situation personnelle due à la faveur de Louis XIV. Mais Corneille était le « bonhomme », et La Bruyère un subalterne. Le génie pouvait faire la célébrité, mais non assurer la considération. An XVIIIe siècle, c'est la condition même d'homme de lettres qui est respectée, parce que les idées ont conquis la société. On a définitivement compris que le savoir et le talent sont une force et une noblesse. Si l'on veut mesurer le chemin parcouru, on n'a qu'à songer aux avances que reçurent un d'Alembert, un Diderot, un Voltaire de la part des plus grands seigneurs et de Frédéric II comme de Catherine II; ils avaient dressé la souveraineté de l'esprit en face de la souveraineté du pouvoir. (E. Abry / Ch.-M. Des Granges).
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