.
-

La littérature > en France  > au XVIIIe siècle
Littérature française
La littérature philosophique au XVIIIe siècle
Grâce aux salons, et aussi grâce à la lecture plus répandue, aux petits journaux, aux pamphlets, aux pièces de théâtre remplies d'allusions ou de thèses, se forme une puissance nouvelle, l'opinion. Ce n'est plus de la cour qu'un ouvrage est justiciable, non plus que du bon goût des connaisseurs ou des initiés, mais bien du suffrage plus étendu, plus libre, mieux informé, de cette masse éclairée qui comprend à la fois des grands seigneurs, de hauts magistrats, des écrivains, des amateurs, des femmes, des clercs assidus au parterre, et des "pauvres diables". Puissance mystérieuse, indéfinissable, plus efficace de jour en jour, qui brave la censure et favorise les contrefaçons de Hollande ou de Genève; puissance qui impose au gouvernement une demi-tolérance et l'achèvement de l'Encyclopédie. C'est en s'appuyant sur elle, et en la flattant, que Voltaire, créant une âme commune dans le corps social, apprend à la nation à se rendre redoutable aux rois et à user à son tour de l'intimidation.

Toutes les idées, toutes les revendications de ce siècle, où l'on reprend par la base, afin de les détruire avant de les reconstruire, les institutions et les croyances, tiennent dans ce mot : philosophie, sur le sens duquel il faut bien s'entendre.

Au XVIIe siècle, la philosophie se composait d'une métaphysique, d'une psychologie, et d'une morale; on y joignait la logique, ou l'art de raisonner. Descartes, Pascal, Bossuet, Malebranche, sont des philosophes au sens traditionnel et complet du mot. Au XVIIIe siècle, sous l'influence de Locke, philosophe anglais, qui avait publié, en 1690 son Essai sur l'entendement humain, et sous celle de Bayle, on abandonne la métaphysique et la psychologie pour une philosophie expérimentale et sociale. Sans doute, on croit bien encore qu'il est possible de discuter sur l'existence de Dieu, sur l'immortalité de l'âme, sur les passions... Mais à quoi bon? N'a-t-on pas des sujets et des objets plus présents, et dont la solution immédiate importe davantage, pour le bonheur du genre humain et pour la commodité de la vie? « Occupons-nous un peu moins, dit-on, des attributs de la Divinité, des limites de la prescience divine et de la liberté humaine, de la connaissance et du bon usage de nos passions, - et un peu plus d'améliorer les procédés de la justice dans les tribunaux dont nous relevons immédiatement, de réformer les institutions politiques au milieu desquelles nous vivons, de réparer les inégalités de la fortune par une meilleure répartition de l'impôt, d'acquérir la liberté de conscience, d'assurer à chaque citoyen un peu d'aisance, etc. Quant aux moeurs proprement dites, ce sera affaire à chacun d'y veiller; la vraie morale est de ne pas nuire à son voisin. »

D'ailleurs, tous ces philosophes, qui ont abandonné avec dédain les spéculations métaphysiques ou psychologiques, n'en sont pas pour cela beaucoup plus pratiques. D'abord, ils s'accommodent parfaitement des abus existants, et ils en profitent. Gentilshommes, ils ne renoncent pas à leurs privilèges; financiers, ils contribuent à ruiner le pays. Et puis, comme leur beau zèle de réformateurs ne peut avoir d'effets immédiats, ils donnent à coeur joie dans l'utopie et poussent leurs systèmes jusqu'à l'absurde. Voyez Rousseau et Diderot. Seul Voltaire, et là est le secret de sa popularité, s'attaque à des choses réelles. Il ne se contente pas d'écrire des phrases sur la liberté de conscience : il agit en faveur de Calas et de Sirven; il lutte contre des abus déterminés et il indique des remèdes.

Quoi qu'il en soit, leur idéal à tous, ce n'est plus l'amélioration de l'homme intérieur, c'est la marche vers le progrès. " L'âge d'or que les Anciens ont placé si loin derrière nous, est devant ".  Le progrès se réalise par la science, et surtout par les applications des sciences. Voilà pourquoi, au XVIIIe siècle, tout philosophe se double d'un savant. Rousseau sera le seul à s'irriter contre le progrès.

Montesquieu

La première moitié du XVIIIe siècle est dominée par Montesquieu, dont le caractère et les ouvrages présentent tous les contrastes du temps, mais d'où la grandeur et la vérité se dégagent impérieusement. Montesquieu (1689-1755) est à la fois aristocrate, magistrat attaché aux institutions de son pays, hardi réformateur, satirique et bel esprit. En 1721, Montesquieu publie les Lettres persanes; puis il voyage. Un séjour de deux ans à Londres fortifie les parties sérieuses de son esprit et lui révèle les grands principes du gouvernement. En 1734, il donne les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Enfin, c'est, en 1748, l'Esprit des lois, son chef-d'oeuvre, - et le chef-d'oeuvre du XVIIIe siècle. Parmi ses autres oeuvres ont peut encore citer : Le Temple de Gnide (1725), Dialogue de Sylla et d'Eucrate (1748) et des oeuvres posthumes (Correspondance, Opuscules, Mélanges inédits, 1892; Voyages ,1894-1896).

Théories littéraires.
Il y a une sorte de compromis dans les idées que se fait Montesquieu de l'art d'écrire entre le désir de plaire et celui d'instruire.

Le désir de plaire.
Il est, en un sens, un vulgarisateur à la manière de Fontenelle. Il avait à présenter à un public léger des considérations arides de jurisprudence. Mais il ne renonçait pas à plaire, comme le montre une invocation aux Muses qu'il voulait mettre en tête du second volume de l'Esprit des Lois (Livre XX) et que le pasteur Vernet lui fit supprimer-:

Vierges du mont Piérie... mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir. Mais si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même; faites qu'on soit instruit et que je n'enseigne pas; que je réfléchisse et que je paraisse sentir et, lorsque j'annoncerai des choses nouvelles, faites qu'on croie que je ne savais rien et que vous m'avez tout dit.
Le désir d'instruire. 
Toutefois chez lui, malgré tout, c'est le désir d'instruire qui l'emporte. Il n'aime pas les beaux esprits. Il se moque des faiseurs d'églogues, des romanciers « qui passent leur vie à chercher la nature et la manquent toujours » (Lettres persanes, L. 137), et surtout, tandis que tout le monde autour de lui est « moderne », lui est resté « ancien » :
J'ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages des anciens [...]; j'ai examiné si ce n'était point un de ces goûts malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond; mais plus j'ai examiné, plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir senti comme j'ai senti. (Pensées diverses).
Les concessions qu'il a faites au goût de son temps ne sont pas niables, mais son originalité est de ne pas en avoir consenti davantage. On peut croire qu'il exprime son sentiment vrai quand il dit :
Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser. (Esprit des Lois, XI, 20).
Les Lettres persanes
Quand Montesquieu, à trente-deux ans seulement, eut l'idée d'écrire, le succès des Caractères de La Bruyère n'était pas oublié, et l'on commençait à se divertir des aventures de Gil Blas. Il voulut à son tour peindre les moeurs de son temps.

Le roman. 
Justement on avait assez aimé, dans Les Amusements sérieux et comiques d'un Siamois (1707) de Dufresny, la fiction qui consistait à faire visiter Paris par un Siamois. D'autre part une traduction des Mille et une Nuits (1708), le Journal de Voyage de Chardin (1711) qui avait parcouru la Perse, avaient mis l'Orient à la mode.

Montesquieu supposa que deux persans, Rica et Usbek, venus en Europe, séjournaient à Paris, et, tout en observant un monde si intéressant pour eux, continuaient à recevoir des nouvelles de leur pays et de leurs harems, prétexte naturel à un roman oriental, et souvent assez libre, qui fit les délices des lecteurs d'alors.

Le monde sous la Régence.
Les Parisiens sont badauds et s'attroupent pour regarder les Persans (lettre 30); mais Rica et Usbek ne sont pas moins curieux ils jettent un coup d'oeil dans les cafés (36), et pénètrent dans les salons (47). Ils y voient des beaux esprits qui s'accordent pour se faire valoir l'un l'autre (54), des décisionnaires imperturbables qui connaissent la Perse mieux qu'eux (72), des vieilles femmes qui se rajeunissent (52), des vieillards qui regrettent le temps où Colbert leur faisait payer leurs pensions d'avance (59). On les met au courant des questions littéraires : de la querelle des anciens et des modernes sur Homère (36), des genres qu'on cultive (133, 137), etc.

Les questions sociales.
Tout cela les divertit fort. Mais certains portraits les scandalisent, par exemple celui du juge ignorant qui, pour acheter sa charge, a vendu ses livres (68), celui du grand seigneur :

Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions (88).
Celui du traitant insolent parti de rien :
Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors... Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère. Ils sont méprisés comme de la boue pendant qu'ils sont pauvres; quand ils sont riches, on les estime assez... Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs : c'est un séminaire de grands seigneurs (98).
Les questions religieuses et politiques. 
Du reste, commee plus tard Montesquieu, les Persans ne voyagent pas uniquement pour se divertir. Le spectacle des murs différentes les invite à la réflexion. Ils portent sur la religion chrétienne des jugements hardis et irrévérencieux (29, 46, 57), qu'on pardonnait à des musulmans. Ils critiquent sévèrement Louis XIV (37), les guerres de conquête (95) et le droit d'aînesse (119). Ils se déclarent hostiles à la colonisation (121), mais favorables au développement des arts de luxe (106) (à rapprocher de Voltaire). Cela ne, les empêche pas de faire le rêve d'une vie vertueuse et simple analogue à celle des Troglodytes (11 à 14). Ils passent aussi en revue les différentes formes de gouvernement (102, 131), et, par ces dissertations sérieuses disséminées au milieu de lettres plus frivoles, ils préparent doucement le public à lire les Considérations et l'Esprit des Lois.

Les Considérations.
Avant d'étudier dans l'Esprit des Lois les constitutions politiques et leur évolution, Montesquieu voulut appliquer sa méthode à un cas particulier, et il choisit l'histoire romaine qui lui offrait le magnifique exemple d'un développement logique. De plus, depuis les Discours de Guez de Balzac (le Romain, 1644), les Réflexions sur les divers génies du peuple romain (1663) de Saint-Evremond et surtout depuis le Discours sur l'histoire universelle (3e partie, ch. 6 et 7) de Bossuet (1684), le public s'intéressait vivement aux choses de Rome.

1° Analyse.
Montesquieu montre comment grâce à sa discipline militaire (I et II), à sa constitution, qui conciliait la liberté des citoyens avec l'autorité de l'état, grâce à son adresse à profiter des divisions de ses adversaires (III-VI), elle parvint à se rendre la maîtresse du monde, et comment sa grandeur même fit sa perte, L'armée ne fut plus subordonnée à la nation, mais à ses chefs; le sentiment national s'affaiblit (IX), la corruption s'introduisit avec les richesses (X), et, pour réparer les pertes subies par le peuple dans les guerres étrangères et civiles, ou en vint à étendre le droit de cité et à multiplier les affranchissements (XI, XII). Sous l'empire, Ia tyrannie acheva d'avilir les grands et la plèbe, les grandes fortunes tentèrent la cupidité des princes (XIII- XV). Dès lors la décomposition s'accentue. L'empire passe de main en main selon le caprice des années, puis il se divise (XVI, X VII). Bientôt l'armée romaine n'est plus guère composée que d'étrangers et perd la discipline qui avait fait sa force (XVIII). Les Barbares pénètrent de toutes parts dans l'empire d'Occident (XIX), et l'empire d'Orient achève de se consumer dans le désordre (XX, XXIII).

Bossuet et Montesquieu. 
Dans l'analyse des causes de la grandeur de Rome, Montesquieu doit beaucoup à Bossuet. Mais il est entièrement original dans l'étude de la décadence. Philosophe politique et non théologien, il veut montrer par un exemple concret comment une démocratie, quand elle perd les vertus publiques qui sont la condition même de son existence, périt par la tyrannie :

Voici en un mot l'histoire des Romains. Ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes, mais lorsqu'ils y furent parvenus, leur république ne put subsister; il fallut changer de gouvernement, et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur (ch. XVIII).
C'est une haute leçon, non pas pour les chrétiens, mais pour les gouvernements et les peuples.

L'Esprit des lois.
Il faut qu'ils sachent en effet que, dans un pays donné, toutes les lois doivent se conformer aux tendances ou à « l'esprit » de la constitution ainsi qu'au tempérament du peuple qu'elles régissent.

But de l'ouvrage. 
Dans son livre : De l'esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, la religion, le commerce, etc., Montesquieu a voulu donner à chaque État le pourquoi de sa législation :

Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes (Préface).

Il faut que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir [...]. Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur : au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs moeurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu'on appelle l'Esprit des lois (I, 3).

Analyse.
Montesquieu distingue pour commencer trois gouvernements : le despotique fondé sur la crainte, où toute l'autorité est aux mains d'un seul, - le monarchique fondé sur l'honneur, où l'autorité s'exerce par des pouvoirs intermédiaires, - le républicain fondé sur la vertu politique, où l'autorité est aux mains du peuple (II et III). Puis il indique les moyens [l'éducation (IV), les lois (V), le régime pénal (VI), l'entretien ou la proscription du luxe (VII)] de maintenir ces principes et les dangers de les laisser corrompre (VIII. Il étudie dans quelle mesure et à quelles conditions chaque gouvernement peut ou doit faire la guerre (IX et X). On sait maintenant comment une institution politique peut durer.

Mais les lois ne sont pas faites pour le régime seulement; elles sont faites aussi pour le peuple. On assure sa liberté en évitant de réunir dans une même main deux des trois pouvoirs législatiif, exicutif, et judiciaire; séparés, ils se servent de frein les uns aux autres. C'est à cette séparation que l'Angleterre doit la liberté dont elle jouit (XI). De plus, il faut proscrire tous les abus, en matière de peines (XII) ou d'impôts Le législateur doit tenir compte aussi du climat et du terrain (XIV et XVIII), c'est-à-dire eu somme du tempérament des peuples, qui rend les habitants des pays froids plus indépendants, et ceux des pays chauds plus disposes a la servitude, sans que l'esclavage cependant soit jamais justifié. Il peut chercher à combattre les effets du climat par les lois, mais il ne peut modifier les moeurs générales que par l'exemple.

Reste à mettre la législation en harmonie avec les conditions économiques [le commerce (XX et XXI), la monnaie qui facilite les échanges (XXII), le nombre des habitants qui en détermine l'intensité (XXIII) et les conditions religieuses (XXIV à XXVI), la religion catholique convenant mieux à une monarchie et la protestante s'accommodant mieux d'une république. Les derniers livres (XXVII à XXXI) contiennent des études particulières sur le droit romain, le droit français et les lois féodales de la monarchie franque.

La politique de Montesquieu. 
Montesquieu prétend faire un ouvrage de pure théorie. Mais on y sent assez percer ses préférences personnelles.

a) La monarchie féodale. - Il a horreur du despotisme qui anéantit toutes les forces vives de la nation (V, 13). Et il est épris au contraire d'une liberté réglée, résultat naturel de l'équilibre des pouvoirs dans les gouvernements modérés :
La liberté politique ne se trouve que clans les gouvernements modérés [...]. Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir (XI, 4).
Ce qu'il voudrait en France, c'est, au lieu du pouvoir absolu, une monarchie tempérée par les prérogatives des différents ordres, et surtout de la noblesse Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans l'essence de la monarchie dont la maxime fondamentale est : 
Point de monarque, point de noblesse; point de noblesse, point de monarque (II, 4).
A côté de la noblesse, le Parlement serait le « dépôt des lois » et se chargerait de les faire respecter. Revenir au régime féodal était en somme, vers la même époque, l'idée de Saint-Simon et de ses amis. Seulement Montesquieu y arrivait moins par vanité de gentilhomme et de parlementaire que par un souci d'équilibre et par sa connaissance approfondie des origines de la monarchie franque.

b) L'humanité. - Son attachement au passé est loin d'être un traditionnalisme aveugle. Sur bien des points, Montesquieu devance son temps. Son souci de modération « qui doit être celui du législateur » le conduit à la tolérance religieuse (XXIX, 1).

Nous sommes ici politiques et non théologiens : et pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion et l'approuver. Lorsque les lois d'un état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu'elles les obligent aussi à se tolérer entre elles (XXV, 9).

Elle lui a fait aussi condamner la torture (VI, 17), après La Bruyère, il est vrai, mais élever le premier contre la traite des esclaves une protestation d'une ironie indignée :

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre [...]. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens (XV, 5).
La science de Montesquieu.
Il faut avoir lu l'Esprit des Lois pour savoir tout ce qui s'y trouve accumulé d'idées et de renseignements.

La documentation.
On fait aujourd'hui assez bon marché de l'érudition de Montesquieu. Elle est incomplète. Il ne tire rien des sciences auxiliaires de l'histoire, et, au surplus, dans une si vaste enquête, les lacunes sont inévitables. Chose plus grave, elle est inexacte. Il confond les dates, au point de s'étonner qu'Hérodote et Thucydide n'aient jamais parlé des Romains (Considérations, V). Alors qu'en 1738 allait paraître une Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de Rome par Louis de Beaufort, il en est encore à croire Tite-Live sur parole. Il s'imagine même sur la foi de l'historien Zozime (Considérations, XVII) que les Huns purent franchir le Bosphore Cimmérien sur une croûte formée par le limon du Tanaïs, etc. Il faut reconnaître qu'il manque d'esprit critique.

La méthode scientifique. 
Et pourtant il a voulu introduire dans l'étude des faits sociaux l'esprit et les procédés de la science. Il croit que l'histoire des peuples est soumise à des lois :

Ce n'est pas la fortune qui domine le monde [...] Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent. (Grandeur et décadence, ch. 18).
Ce sont ces lois qu'il veut dégager de la multitude des faits particuliers, après quoi l'évolution d'un pays se déroulera avec la logique d'un théorème :
J'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale. (Préface de l'Esprit des Lois).
Ainsi, une fois posés les principes de la démocratie, toute l'histoire de Rome devient lumineuse (voir plus haut). Il est vrai que les généralisations de Montesquieu sont parfois un peu hâtives. Il néglige l'influence de la religion dans les cités antiques; il ne conçoit le despotisme que d'après celui de la Turquie, n'imagine pas que la république puisse convenir à de grands États. Mais il y a pourtant assez de justesse dans ses déductions pour qu'elles soient quelquefois prophétiques. Il a annoncé, par exemple, la paix armée (XIII, 17), et il a prévu qu'en voulant mettre trop d'égalité dans une démocratie, on prépare le despotisme. C'est ce qui, après Montesquieu, s'est passé en France, où la Révolution enfanta Napoléon :
Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d'un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable : un seul tyran s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de la corruption. (Esprit des Lois, VIII, 2).
L'art de Montesquieu. 
Il semble que, dans de pareilles questions, la clarté, la précision, une élévation un peu austère soient le seul art possible. Mais on a vu plus haut quel souci avait Montesquieu de son public.

La composition. 
Il veut d'abord que son ouvrage puisse être facilement quitté et repris. Les Considérations comme l'Esprit des Lois sont divisés en une foule de chapitres, et les chapitres en de nombreux alinéas. Dès que le développement est un peu long, Montesquieu coupe, et bien des chapitres ont pour titre « Continuation du même sujet-». Au début de chaque livre, il ne manque pas d'indiquer l'idée générale, guidant son lecteur, sans vouloir paraître, le mener par la main. Mais quoique l'Esprit des Lois ait un plan suffisamment net (point de vue politique, I à XIII; physique, XIV à XVIII; moral, XIX; économique, XX à XXIII; et religieux, XXIV à XXVI), il arrive pourtant que tant de subdivisions rompent la suite des idées.

Procédés pour éveiller l'attention
Dans le détail, Montesquieu cherche à piquer la curiosité :

CHAPITRE XV (livre VIII).- Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu les quatre chapitres suivants.
Il propose des sujets de réflexion (XI, 20). Surtout il aime les allusions; il n'ignore pas que le lecteur se saura gré de reconnaître, par exemple, dans ce passage sur la Chine une critique de la monarchie française :
« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï , dit un auteur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-même ». L'auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies. (Esprit des Lois, VIII, 6).
Les grâces du style.
Montesquieu sait aussi qu'on apprécie les traits d'esprit. Les Lettres persanes en sont pleines et l'on ne s'étonne pas d'y trouver des portraits plaisants. Mais il y a encore de ces saillies dans l'Esprit des Lois, tel cet apitoiement sur la femme divorcée :

C'est toujours un grand malheur pour elle d'être contrainte d'aller chercher un second mari, lorsqu'elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre (XVI, 15).

Souvent la pensée est enjolivée d'une comparaison prétentieuse et fade :
Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes, s'arrêtent par les plus petits obstacles et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière. (Esprit des Lois, II, 4).

 La sobriété forte.
Malgré tout, ce qui domine dans les Considérations et dans l'Esprit des Lois, c'est un style vigoureux et sobre, où le rythme est sensible malgré la brièveté des phrases. On pourra noter dans le premier des deux exemples suivants comment le mouvement s'amplifie par une grande image, dans le second comment il s'arrête brusquement sur quelques mots secs :

Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné et qui donnent encore aujourd'hui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous les rois. On commençait déjà à bâtir la ville éternelle. (Considérations, I).

Sa puissance [la puissance de Tarquin] augmenta; mais ce qu'il y avait d'odieux dans cette puissance devint plus odieux encore; il usurpa le pouvoir du peuple; il fit des lois sans lui; il en fit même contre lui. Il aurait réuni les trois pouvoirs dans sa personne; mais le peuple se souvint un moment qu'il était législateur, et Tarquin ne fut plus. (Esprit des Lois, XI, 12).
Conclusion.
Montesquieu fut très admiré de son vivant. C'est à lui, selon l'expression de D'Alembert (Eloge de Montesquieu), que l'on dut « cette lumière générale sur les principes du gouvernement » ; c'est de lui que s'inspiraient surtout les réformateurs modérés de la Constituante ou de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Bientôt pourtant l'influence de Rousseau effaça la sienne. On l'a dépassé en politique, et les progrès de l'érudition ont fait apparaître dans son oeuvre bien des erreurs. Il reste cependant l'initiateur de la science historique moderne. Ses grâces sont fanées sans doute; mais il est peu de pensées qui vaillent davantage la peine d'être méditées et respectées.

Voltaire

Il est impossible de résumer en quelques lignes la biographie de Voltaire. Rappelons seulement que cette longue et active existence se divise en cinq parties principales : 1° 1694 à 1726, études, débuts littéraires; 2° 1726-1729, séjour en Angleterre; 3° 1734-49, séjour à Cirey; 4° 1750-1753, séjour à Berlin; 5° 1753-1778, séjour aux Délices et à Ferney. - Poète, Voltaire a cultivé tous les genres : épopée, épître, satire, ode, tragédie, comédie; en histoire, il a renouvelé la méthode et le style, en particulier dans son Charles XII (1731) et dans son Siècle de Louis XIV (1751); il a écrit encore des romans, des mélanges de toutes sortes, où la critique littéraire, religieuse, historique, tient la plus grande place, et d'innombrables lettres, qui forment la plus intéressante des correspondances. Pour ce qui est de ces oeuvres philosophiques et de polémique, il convient de mentionner : Lettres philosophiques (1734), Éléments de la philosophie de Newton (1738), Dialogue entre Marc Aurèle et un récollet (1751), Pensées sur le gouvernement (1752), Traité sur la Tolérance (1763), Dictionnaire philosophique (1764), Les Questions de Zapata. (1767), Le diner du Comte de Boulainvilliers (1767).

Théories littéraires.
Cet esprit si curieux et si original n'avait pourtant pas sur son art d'idées très personnelles. Il est le fervent continuateur de la tradition classique.

Les modèles classiques. 
Seulement il n'est pas le disciple direct des Anciens. Il admet leur supériorité plus par convention due par conviction et avec des réserves :

Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les Anciens [...]; mais ce serait s'égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. (Essai sur la poésie épique, ch. I).
Les vrais maîtres sont les écrivains du XVIIe siècle qui ont atteint une perfection à désespérer leurs successeurs :
Il ne s'éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres; et à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer [...]. Les grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler. (Siècle de Louis XIV, ch. 32).
La pureté du style. 
A cet égard, son admiration pour Boileau est très significative. C'est sa théorie du style qu'il reprend :
Je vous prêcherai donc éternellement cet art d'écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite d'idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, le naturel qui est le fruit de l'art, et cette apparence de facilité qu'on ne doit qu'au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. (Lettre à Helvétius, 20 juin 1741).
Le goût. 
La grande règle, à ses yeux, celle qu'il a enseignée par ses conseils et son exemple, c'est le goût, et la définition qu'il en donne n'aurait pas été désavouée par Boileau :
Y a-t-il un bon et un mauvais goût? oui, sans doute, quoique les hommes diffèrent d'opinions, de moeoeurs, d'usages. Le meilleur goût en tout genre est d'imiter la nature avec le plus de fidélité, de force et de grâce. (Dictionnaire philosophique, Goût, section II).
Voltaire a exprimé des idées hardies dès ses débuts et fait des vers légers jusqu'à son dernier jour. Mais on peut remarquer qu'avant Ferney, tenu encore à certains ménagements, il est plutôt un littérateur : poète épique, poète dramatique et historien; installé à Ferney et dès lors à peu près insaisissable, il n'a plus de tempérament à garder et il est surtout philosophe. Pour plus de clarté, nous adopterons cet ordre dans notre étude.

Voltaire philosophe.
Dans toute la dernière partie de sa vie Voltaire n'a fait « qu'écrire pour son couvent », journaliste d'une verve inépuisable, toujours sur la brèche.

Les Lettres philosophiques (1734). 
Plus d'une fois il a les yeux tournés vers l'Angleterre qui lui était apparue comme la terre de la liberté. Les Lettres philosophiques sont à la fois le point de départ de sa philosophie et de l'influence anglaise en France au XVIIe, siècle. Les sept premières Lettres traitent de la religion anglaise tout en adressant quelques critiques indirectes à la religion catholique. Les lettres VIII et IX étudient le régime politique; X, le commerce; XI, la vaccine, dont Ici coutume avait tant de peine à pénétrer en France; XII à XVII, la philosophie et la science anglaises: Bacon, Locke, Newton; XVIII et XIX, le théâtre et Shakespeare; XX à XXII, la poésie : Rochester, Pope, Swift; XXIII et XXIV, la situation favorable faite en Angleterre aux gens de lettres et les Académies. La vingt-cinquième lettre est une sorte d'appendice qui contient des remarques sur les Pensées de Pascal.

 Les poèmes philosophiques.
Par la suite Voltaire, conseillé par Mme du Châtelet, évita les sujets dangereux. Les Discours en vers sur l'Homme (1738-1740) ont un caractère assez modéré. Ils ont pour titres : De l'égalité des conditions (I). De la liberté (II). De l'envie (III). De la modération en tout (IV). Sur la nature du plaisir (V). De la nature de l'homme (VI). Sur la vraie vertu (VII). Il y a plus de hardiesse dans le poème sur la Religion naturelle et le poème sur le Désastre de Lisbonne (1756), dirigé contre l'optimisme à l'occasion du tremblement de terre qui venait de ravager cette ville, poème qui fut un des épisodes de sa lutte avec J.-J. Rousseau.

Les contes. 
Mais la poésie en France n'est lue que par un public restreint. Voltaire trouva la forme du conte qui convenait mieux aux lecteurs comme à son talent.

Zadig (1748) est une critique des abus sociaux. Homme d'esprit et de coeur, Zadig, sage oriental, est abandonné par sa femme qu'il a défendue au péril de sa vie, condamné à l'amende, parce que, grâce à d'habiles remarques, il a pu décrire le chien du roi sans l'avoir vu. Mais des compensations l'attendent : il a passé par le corridor de la tentation sans remplir ses poches, et le voilà ministre. Gloire éphémère! Il doit s'enfuir parce qu'il aime la reine et en est aimé. Enfin, après bien des vicissitudes, il devient roi et fait le bonheur de son peuple.
--

Le corridor de la tentation 

« Nabussan, un des meilleurs princes de l'Asie, était toujours trompé et volé : c'était à qui pillerait ses trésors. Le receveur général de l'île de Serendib donnait toujours cet exemple, fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait : il avait changé de trésorier plusieurs fois, mais n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait toujours à Sa Majesté, et la plus grosse aux administrateurs.

Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. « Vous qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous pas le moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point? - Assurément, répondit Zadig : je sais une façon infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes. » Le roi charmé lui demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre. « Il n'y a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de légèreté sera infailliblement le plus honnête homme. - Vous vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante façon de choisir un receveur de mes finances. Quoi! vous prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le plus habile! - Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile, repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honnête homme ». Zadig parlait avec tant de confiance, que le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel pour connaître les financiers. « Je n'aime pas le surnaturel, dit Zadig; si Votre Majesté veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la plus aisée ».

Nabussan fut bien plus étonné d'entendre que ce secret était simple que si on le lui avait donné pour un miracle : « Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendrez. - Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette épreuve plus que vous ne pensez-». Le jour même, il fit publier, au nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur des deniers de sa gracieuse Majesté Nabussan, eussent à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du Crocodile, dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de soixante-quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin tout était préparé pour le bal; mais la porte de ce salon était fermée, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l'un après l'autre, par le passage dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot, avait étalé tous ses trésors dans cette galerie. Lorsque tous les prétendants furent arrivés dans le salon, Sa Majesté ordonna qu'on les fît danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce; ils avaient tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à leurs côtés. « Quels fripons! » disait tout bas Zadig.

Un seul d'entre eux formait des pas avec agilité, la tête haute, le regard assuré, les bras tendus, le corps droit, le jarret ferme. « Ah! l'honnête homme! le brave homme! » disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara son trésorier, et tous les autres furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde : car chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait rempli ses poches et pouvait à peine marcher. Le roi fut fâché pour la nature humaine que des soixante-quatre danseurs il y eût soixante-trois filous. La galerie obscure fut appelée le corridor de la tentation. »
 

(Voltaire, Zadig).

Candide (1759), escorté de son maître le docteur Pangloss, qui croit comme Leibniz que tout est bien dans le monde, collectionne tous les maux de l'humanité. Chassé par le baron Thunder-ten-tronckh, dont il aime éperdument la fille, la gracieuse Cunégonde, il va courir le monde avec l'espoir de la retrouver. Mais que d'aventures! Enrôlé de force dans l'armée bulgare, victime d'un tremblement de terre, Candide risque plusieurs fois la mort, commet bien des crimes malgré sa douceur, rencontre un instant Cunégonde pour la perdre à nouveau, visite l'Eldorado, terre de délices, mais n'y reste pas, et, après foutes les vicissitudes imaginables, il finit par rejoindre Cunégonde, laveuse de vaisselle, laide et revêche, Pangloss, galérien, et il vit avec eux dépouillé de ses richesses, dans un petit douzaine, leur unique ressource, tandis que Pangloss persiste à croire que tout est bien.

•  Micromégas (1752) est dirigé contre les philosophes qu'un habitant de Sirius, en voyage sur la Terre, convainc de leurs sottises; Jeannot et Colin (1764), contre la stupide vanité de la noblesse; L'Ingénu (1767), contre notre organisation sociale dont est victime un jeune Huron, trop libre et trop franc, jusqu'au jour où il se décide à prendre le monde comme il est.

Le Dictionnaire philosophique (1764). 
Plus tard enfin, Voltaire s'avisa de « mettre la raison par alphabet » et il fit son Dictionnaire philosophique, sorte de petite encyclopédie renfermant les questions philosophiques, religieuses et littéraires.

La critique voltairienne.
C'est d'après ces ouvrages et aussi d'après une foule de brochures et d'opuscules, où ne manquent pas les contradictions, qu'il faut chercher à dégager la philosophie de Voltaire. Il a d'abord fait avec un très grand souci de l'actualité et du possible la critique des institutions religieuses et sociales.

Attaques contre les religions. 
A l'en croire, toutes les religions sont nées du fanatisme et de l'intérêt. Non contentes d'étouffer la raison, elles sèment partout la discorde et la mort :

Figurons-nous un dévot de chaque secte [...]. Voyons-les tous sortir du temple, et pleins du Dieu qui les agite, répandre la frayeur et l'illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s'allume aux quatre extrémités; les peuples écoutent, et les rois tremblent. (Dictionnaire philosophique, Fanatisme, section I).
Le christianisme n'est pas plus épargné que les autres. Voltaire lui reproche les horreurs de l'Inquisition en Espagne et au Portugal. (Candide, ch. VI).

Attaques contre les abus sociaux. 
Mais les persécutions religieuses ne sont qu'un des maux qui désolent le monde. L'humain s'imagine que l'univers est fait pour lui (Discours sur l'homme, IV). Il est au contraire victime des lois naturelles, comme les tremblements de terre (Poème sur le Désastre de Lisbonne). Et même en dehors des catastrophes, comment être optimiste? Il n'y a dans la société ni fidélité, ni honnêteté. Les candidats aux fonctions de trésorier emplissent leurs poches à qui mieux mieux (Zadig). On enrôle les soldats par des procédés arbitraires, véritables trahisons :

« N'aimez-vous pas tendrement le roi des Bulgares? - Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. - Comment? C'est le plus charmant des rois et il faut boire à sa santé. - Oh! très volontiers, Messieurs. » Et il boit. « C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est faite et votre gloire est assurée ». On lui met sur le champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. (Candide, ch. II).
La justice, même quand elle vous reconnaît innocent, est ruineuse. On doit rembouser à Zadig une amende à laquelle il a été condamné à tort. Sur quatre cents onces, on lui en rend deux. Quand elle vous suppose coupable, elle vous inflige les odieux supplices de la torture :
Lorsque le chevalier de la Barre fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges l'Abbeville, comparables aux sénateurs romains ordonnèrent non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main et qu'on brûlât son corps à petit feu; hais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vu passer, le chapeau sur la tête. (Dictionnaire philosophique, Torture).
Tous les abus de l'Ancien régime sont ainsi successivement dénoncés par Voltaire: les lettres de cachet dans l'Ingénu, l'inégale répartition de l'impôt dans l'Homme aux quarante écus, etc.

Les croyances de Voltaire.
Pourtant son ricanement redoutable ne s'attaque pas à tout.

Déisme
Voltaire admet un Dieu comme la seule explication possible de l'ordre universel (voir Dictionnaire philosophique, Dieu) et comme nécessaire pour contenir les humains par l'espérance des récompenses et la crainte des punitions :

Le grand objet, le grand intérêt, ce nie semble, n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de peser s'il faut, pour le bien commun de nous autres pauvres animaux misérables et pensants, admettre un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous serve à la fois de frein et de consolation, ou rejeter cette idée en nous abandonnant à nos calamités sans espérances, et à nos crimes sans remords. (Dictionnaire philosophique, Dieu, Section V).
La liberté et la tolérance. 
Ainsi Voltaire, tout en combattant les religions, ne va pas jusqu'à l'athéisme comme certains Encyclopédistes. De même en politique, il voudrait voir corriger les abus, suais il reste fidèle au système monarchique. Son idéal serait une royauté tempérée comme en Angleterre, et où la presse serait libre :
La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui d'efforts en efforts ait enfin rétabli ce gouvernement sage où le prince, tout puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire du mal. (Lettres philosophiques, VII).
Ce qu'il défend et ce qu'il prêche, c'est la liberté. Il la désirerait en religion comme partout :
Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît. (Lettres philosophiques, V).
Aussi ne cesse-t-il de demander à tous la modération et la tolérance :
Ami, ne préviens point le jugement céleste; 
Respecte ces mortels ; pardonne à leur vertu
Ils ne t'ont point damné, pourquoi les damnes-tu?

(Poème sur la loi naturelle, 3e partie).

Surtout pour les misérables petites querelles qui nous séparent, ne nous persécutons pas les uns les autres :
PRIÈRE A DIEU. - Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à porter le fardeau d'une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées [..]. que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne, soient pas des signaux de haine et de persécution. (Traité sur la tolérance, ch. XXII).
Le devoir social.
Nous avons mieux à faire ici-bas. La cause du progrès est entre nos mains. Il ne faut pas la compromettre. Remplissons donc notre devoir social en travaillant. C'est le dernier mot de Candide : « Il faut cultiver noire jardin. » Nous n'avons pas le droit d'être un inutile, de ne pas contribuer pour notre part à la civilisation et au bien-être général :
Je ne sais pourtant pas lequel est le plus utile à un état, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. (Lettres philosophiques, X).
L'art de Voltaire.
L'art de Voltaire a toujours rencontré une admiration unanime, parce qu'il se caractérise par les qualités essentielles du génie national.

La clarté.
Parmi tant de théories diverses qu'il a fait connaître ou défendues, Voltaire a toujours gardé la clarté nécessaire à qui s'adresse au grand public.

a) La clarté dans l'exposition. - Ses récits se suivent sans effort. Sans être tacticien, on comprendra les épisodes de la bataille de Pultava (Charles XII, LIV), comme on peut s'intéresser sans être physicien à la décomposition de la lumière par Newton. C'est la limpidité de Fontenelle, moins ses grâces affectées :
Newton, avec le seul secours du prisme, a démontré aux yeux que la lumière est un amas de rayons colorés, qui tous ensemble donnent la couleur blanche. Un seul rayon est divisé par lui en sept rayons qui viennent tous se placer sur un linge ou sur un papier blanc dans leur ordre, l'un au-dessus de l'autre et à d'inégales distances, etc. (Lettres philosophiques, XVI).
b) La clarté dans l'argumentation. - Voltaire Veut-il démontrer quelque chose? les arguments s'accumulent en un faisceau convaincant. Il serait facile par exemple d'embellir Paris à peu de frais :
Que l'Hôtel  de Ville emprunte en rentes viagères, en rentes tournantes, quelques millions qui seront un fonds d'amortissement; qu'il fasse une loterie bien combinée [...]; que les projets soient reçus au concours; que l'exécution soit au rabais; il sera facile de démontrer qu'on peut, en moins de dix ans, faire de Paris la merveille du monde. (Projet sur les embellissements de Paris, 1749).
C'est la clarté de l'homme d'affaires. Ailleurs, c'est une dialectique aisée. Les comédiens, dit-on, sont excommuniés parce qu'ils jouent pour de l'argent :
Les choses ne sont meilleures ni pires, soit qu'on les paye, soit qu'on les ait gratis... Donc Cinna et Athalie ne sont pas plus diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous que quand le roi veut bien en gratifier sa Cour.
L'esprit.
La clarté est pour ainsi dire une qualité neutre. La vraie séduction de Voltaire était dans son esprit. Après quelques jours passés à Ferney, le prince de Ligne écrivait :
Il fallait le voir  animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l'esprit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde, porté à voir et à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les autres. (Pensées et Lettres).
a) L'ironie. - L'ironie était l'arme préférée de Voltaire. Tantôt, elle se cache au détour d'un développement oratoire :
On ne sait en quel lieu florissait Babylone;
Le tombeau d'Alexandre, aujourd'hui renversé,
Avec sa ville altière, a péri dispersé;
César n'a point d'asile où son ombre repose;
El l'ami Pompignan pense être quelque chose!

        (La Vanité).

Tantôt elle se déguise sous une apparence de naïveté comme dans cette décision de M. de la Jeannotière sur l'éducation de son fils :
Enfin, après avoir examiné le fort et le faible de chaque science, il fut décidé que M. le Marquis apprendrait à danser. (Jeannot et Colin).
Quelquefois elle est terrible dans l'épigramme :
L'autre jour, au fond d'un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron. 
Que pensez-vous qu'il arriva?
Ce fut le serpent qui creva. 
b) La réduction à l'absurde. - C'est avec le ridicule que Voltaire a tué ses adversaires. Il n'est pourtant pas un argument. Voltaire, quand il veut prouver, excelle à pousser jusqu'à l'absurde les théories qu'il entreprend de réfuter. A Rousseau qui prêchait l'état de nature, il répond à propos de son discours sur l'inégalité :
On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage (30 août 1755). 
Pareillement il raisonne à la manière des optimistes :
Les malheurs particuliers font le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers et plus tout est bien. (Candide, X).
C'est le procédé qu'il emploie couramment pour dénoncer les abus, en soulignant la disproportion entre la cause et l'effet. Ainsi Zadig a été victime d'une série d'absurdités-:
J'ai été condamné à l'amende pour avoir vu passer une chienne; j'ai pensé être empalé pour un grillon; j'ai été envoyé au supplice pote avoir fait des vers à la louange du roi, etc. (Zadig, X).
Le pittoresque.
Encore que l'art de Voltaire soit essentiellement intellectuel, il n'a rien d'abstrait. Car Voltaire a une imagination précise qui produit la sensation de la réalité.
a) Le pittoresque descriptif. - Grâce à quelques détails bien choisis il sait donner la vie à ses personnages. Il nous montre Charles XII s'enfuyant déguisé:
Il prit une perruque noire potin se déguiser, car il portait toujours ses cheveux, mit un chapeau brodé d'or avec un habit gris d'épine et un manteau bleu. (Charles XII, VII).
Dans ses contes où il mène son lecteur en des pays divers, il fait un usage discret d'expressions soi-disant locales :
Le jour même il fit publier au nom du roi que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur des deniers de sa gracieuse Majesté, Nabussa, fils de Nassanab, eussent à se rendre en habits de soie légère, le premier de la lune de Crocodile, dans l'antichambre du roi. (Zadig, XIV).
Il se divertit à décrire les merveilles de l'Eldorado :
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant. (Candide, XVIII).
b) Les comparaisons. - Naturellement aussi les images se pressent sous la plume de Voltaire, non pas pour enjoliver la phrase, mais pour éclaircir l'idée. Il veut expliquer que, la matière des discours de réception à l'Académie étant fixée d'avance, on a voulu chercher l'originalité dans la forme, et il écrit :
Ils ont recherché des tours nouveaux et ont parlé sans penser, comme des gens qui mâcheraient à vide et feraient semblant de manger en périssant d'inanition. (Lettres philosophiques, XXIV).
Il veut faire sentir à Helvétius que ses qualités brillantes ne le dispensent pas de la justesse recommandée par Boileau. Son idée se revêt aussitôt d'une forme concrète :
Votre danse haute ne doit pas se permettre un faux pas; il n'en fait point dans ses petits menuets. Vous êtes brillant de pierreries; son habit est simple mais bien fait. (A Helvétius, 20 juin 1741).
Tout revient donc en définitive dans cet art à une précision allègre et lumineuse. Il ignore les heureux effets qu'on peut tirer du vague et des demi-teintes. Rien de flou, des arêtes nettes.
Conclusion.
Là est sans doute le secret de l'influence considérable de Voltaire et de la durée de son oeuvre, où l'actualité tient pourtant une si grande place. Il a contribué puissamment à répandre en France l'esprit critique que n'arrête aucun respect. S'attaquant aux institutions, il a précipité la fin de l'Ancien régime et une révolution dont il eût sans doute, en aristocrate convaincu, détesté les tendances démocratiques. S'attaquant à l'Eglise, il a été le dieu de la bourgeoisie jusqu'au milieu du XIXe siècle. Mais il n'a pas seulement aidé à détruire le passé, il a préparé l'avenir en se faisant l'avocat de la liberté, du droit et du progrès. Le temps a dépouillé heureusement ses partis-pris, et c'est en somme par le meilleur de son oeuvre qu'il se survit. Il a aussi gardé intacte la séduction de son esprit, si alerte, si désireux de tout saisir, bien qu'il ait ses limites, si moderne en un mot, charme assez puissant pour faire oublier que l'homme ne mérite pas toutes les sympathie.

Diderot

Né à Langres, Denis Diderot fit ses études chez les Jésuites de sa ville natale et au collège d'Harcourt, à Paris. Mis dans l'étude d'un procureur, il s'occupait de mathématiques et de langues plus que de droit, et finit par se consacrer tout entier à la littérature malgré son père qui lui supprima sa pension. Pour vivre, il accepta toutes les besognes, donna des leçons, composa même, à cinquante écus pièce, des sermons pour missionnaires, et surtout fit des traductions pour les libraires. Il connut la plus extrême misère, mais non le désespoir, et il épousa en 1743 une jeune fille aussi pauvre que lui. Un de ses premiers ouvrages, la Lettre sur les aveugles (1749), le fit mettre à la Bastille quelque temps. C'était le moment aussi où il entreprenait, toujours pour un libraire, l'Encyclopédie. Mais cette oeuvre immense, où tout autre se serait lassé, ne l'empêcha pas de tenter au théâtre un genre nouveau, le drame (le Fils naturel, 1757, le Père de famille, 1758) et de rendre compte, dans la Correspondance que rédigeait l'Allemand Grimm pour renseigner plusieurs souverains d'Europe, des expositions de peinture ou Salons (1759-1781). Ce labeur assidu ne le tirait pas de la bohème. Il cherchait à vendre sa bibliothèque, quand Catherine II la lui acheta, tout en lui en laissant la jouissance avec le titre de bibliothécaire, aux appointements de mille livres. Débordant de reconnaissance, il voua un culte à sa bienfaitrice, et, sur son insistance, se décida à partir pour Saint-Pétersbourg (1773). Catherine supporta son exubérance avec bonne grâce. Diderot revint enchanté (1774), et acheva sa vie dans une aisance relative et un demi-isolement.

Un grand nombre de ses ouvrages, restés inédits, n'ont été publiés, grâce à des hasards divers, que longtemps après sa mort. Parmi ceux qui appartiennent à la  philosophie, on citera : De la suffisance de la religion naturelle (1747-1770). Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749). Le Rêve de D'Alembert (1769-1830). Supplément au voyage de Bougainville (1772-1796). Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778).

Théories littéraires.
La maîtrise de soi.
Diderot le sentait bien et il réclamait des autres écrivains la possession de soi qui lui manquait :

La sensibilité n'est guère la qualité d'un grand génie [...]. C'est lorsque la grande douleur est passée [...] que l'âme est calme, qu'on se rappelle son bonheur éclipsé, qu'on est capable d'apprécier la perte qu'on a faite, que la mémoire se réunit à l'imagination, l'une pour retracer, l'autre pour exagérer la douceur d'un temps passé, qu'on se possède et qu'on parle bien. (Paradoxe sur le Comédien).
L'émotion et la vérité. 
Diderot, dans sa fougueuse inspiration, se serait mal accommodé des règles de l'art. Il en fait bon marché, et s'il a pour les anciens une admiration éclairée (Eloge de Térence, Plan d'une université), il ne les prend pas pour modèles. Ses maîtres sont les Anglais, Lillo et Moore pour le théâtre, Sterne et Richardson pour le roman. Richardson surtout est son idole, parce qu'il y trouve l'art d'émouvoir et de peindre par les menus traits. Il lui sait gré de lui laisser « une mélancolie qui plait et qui dure » et de « semer dans les coeurs des germes de vertu ». (Eloge de Richardson). Il l'admire de donner l'impression de la vie par le choix des petits détails significatifs :
Sachez que c'est à cette multitude de petites choses que tient l'illusion : il y a bien de la difficulté à les imaginer; il y en a bien encore à les rendre. Le geste est quelquefois aussi sublime que le mot; et puis ce sont toutes ces vérités de détail qui préparent l'âme aux impressions fortes des grands événements. (Eloge de Richardson).
La philosophie de Diderot.
On peut dire de Diderot, sans lui faire tort, qu'il n'a pas laissé une oeuvre qui se tienne suffisamment pour supporter l'analyse. Même ses romans ne sont qu'une suite de scènes satiriques comme le Neveu de Rameau, dirigé contre les ennemis de l'Encyclopédie, ou une série de dissertations comme Jacques le Fataliste. C'est par le fourmillement de ses idées, répandues un peu partout, qu'il est intéressant et qu'il a eu de l'influence.

L'athéisme.
Voltaire avait besoin de Dieu pour expliquer l'univers. Diderot s'en passe. Dieu ne lui paraît qu'une énigme de plus. Il ne reconnaît dans le monde qu'une réalité, la matière, dont il entrevoit déjà, avant les transformistes, les perpétuelles modifications :

Tous les êtres circulent les uns dans les autres [...] Tout est en un flux perpétuel [...]. Tout animal est plus ou moins homme; tout minéral est plus ou moins plante; toute plante est plus ou moins animal [...]. Il n'y a qu'un seul individu, c'est le tout. Naître, vivre et passer, c'est changer de forme. (Rêve de D'Alembert).
La morale de l'instinct. 
Dès lors, il ne saurait plus être question ni de bien, ni de mal. Tout ce qui est doit être et est utile. Nos instincts sont bons et c'est la morale traditionnelle qui a tort contre eux :
La nature humaine est donc bonne  Oui, mon ami, et très bonne. L'eau, l'air, la terre, le feu, tout est bon dans la nature [...]. Ce sont les misérables conventions qui pervertissent l'homme, et non la nature humaine qu'il faut accuser. (De la poésie dramatique, II).
C'est la théorie de la bonté de la nature que soutiendra également Rousseau. La conséquence est que nous n'avons qu'à suivre nos penchants au lieu de chercher à les combattre :
Il n'y a ni vice, ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu'est-ce donc qui distingue les hommes? La bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu'il faut détruire et non punir; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. (Lettre à Langlois, 29 juin 1756).
Le critique d'art.
Rien ne semblait destiner particulièrement ce philosophe à devenir un critique d'art. Pourtant, d'assez bonne heure, il avait fréquenté des artistes, et quand Grimm lui demanda de rendre compte des Salons dans sa Correspondance littéraire, il apprit «-à fixer ses yeux sur la toile » et à « tourner autour du marbre ».

Le goût du pathétique. 
Bien entendu, il n'est qu'un amateur. Sa nature sensible cherche dans l'oeuvre d'art l'occasion d'une émotion. Il veut que même un paysage soit pathétique :

Il faut s'entendre... à susciter un orage..., à montrer la chaumière, le troupeau, le berger entraînés par les eaux; à imaginer les scènes de commisération analogues à ce ravage. (Salon de 1767, Juliart).
Quand il décrit un tableau, l'Accordée de Village de Greuze, par exemple, c'est comme une scène dramatique, en faisant ressortir ce qu'ont de touchant les personnages, leurs attitudes, leurs gestes, leurs physionomies :
Pour cette soeur cadette qui est debout à côté de la fiancée, qui l'embrasse et qui s'afflige sur son sein, c'est un personnage tout à fait intéressant. Elle est vraiment fâchée de se séparer de sa soeur, elle en pleure; mais cet incident n'attriste pas la composition; au contraire, il ajoute à ce qu'elle a de touchant. Il y a du goût et du bon goût à avoir imaginé cet épisode... C'est certainement ce que Greuze a fait de mieux... Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et de bonnes moeurs. (Salon de 1761. Récapitulation).
Le goût du naturel.
Mais cette préférence, conforme à ses goûts littéraires, n'empêchait pas Diderot d'être l'ennemi du conventionnel. Il se défiait de la pose académique (Essai sur la peinture, I). Il demandait qu'on prit le pathétique dans l'observation directe de la vie :
Demain allez à la guinguette, et vous verrez l'action vraie de l'homme en colère. Cherchez les scènes publiques; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. (Ibid.).
 La technique.
Même venus d'un profane, de pareils conseils pouvaient être profitables aux artistes. Il est vrai qu'il a manqué à Diderot d'être au courant de la technique particulière des arts dont il parle. Mais il fit peu à peu son éducation et acquit au moins sur eux des notions réfléchies :
J'ai conçu la magie de la lumière et des ombres. J'ai connu la couleur; j'ai acquis le sentiment de la chair; seul, j'ai médité ce que j'ai vu et entendu; et ces termes de l'art : imité, variété, contraste, symétrie, ordonnance, composition, caractères, expression, si familiers dans nia bouche, si vagues dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés. (Dédicace da Salon de 1765).
L'art de Diderot.
Les diverses productions de Diderot ont à la fois les défauts et les qualités de l'improvisation. Elles manquent d'équilibre, de mesure, de fini, mais elles gardent toute la chaleur de l'inspiration.

La vie. 
C'est pourquoi Diderot laisse d'une manière si intense l'impression de la vie. Pratiquant pour son propre compte le conseil qu'il donnait aux artistes, il observait autour de lui expressions, gestes, attitudes, et les rendait dans un mouvement emporté. (Le neveu de Rameau, mimant à lui seul tout un concert). Il fait voir beaucoup plus qu'il n'analyse. C'est l'homme, c'est l'objet même qu'on a sous les yeux. On lui a donné une robe de chambre neuve et il nous décrit l'ancienne qu'il regrette :

Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume, elle prêtait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. (Regrets sur ma vieille robe de chambre).
Aussi est-il un conteur plein de verve. On peut en juger par les anecdotes de sa correspondance : l'abbé Galiani racontant une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou (A Mlle Volland, 20 octobre 1760); Milord Chesterfield démontrant à Montesquieu les avantages du sens commun (Lettre à Mlle Volland, 5 septembre 1762); M. de Meinières faisant la leçon à un procureur (A Mlle Volland, 21 juillet 1765); Frère Côme attendant, pour le disséquer, la mort d'un malade qui revient à la vie (A Mlle Volland, 1er décembre 1765), etc.

L'éloquence
Diderot vit aussi, pourrait-on dire, tout ce qu'il pense. L'idée le possède, l'enflamme, et prend naturellement la forme oratoire. S'il n'a pas la période savamment organisée de Bossuet, on peut voir par ce développement sur la brièveté de la vie, qu'il a du moins le mouvement, l'apostrophe, et aussi l'harmonie :

Vous jugez de l'existence successive du monde comme la mouche éphémère de la vôtre. Le monde est éternel pour vous, comme vous êtes éternel pour l'être qui ne vit qu'un instant : encore l'insecte est-il plus raisonnable que vous. Quelle suite prodigieuse de générations d'éphémères atteste votre éternité? Quelle tradition immense? Cependant nous passerons tous sans qu'on puisse assigner ni l'étendue réelle que nous occupions, ni le temps précis que nous aurons duré. Le temps, la matière et l'espace ne sont peut-être qu'un point. (Lettre sur les Aveugles).
La poésie. 
Cette éloquence, par tout ce qu'elle contient d'émotion personnelle, touche plus d'une fois à la poésie. Tel passage, écrit dans un moment de lassitude, est d'une mélancolie sobre et résignée :
La vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long sommeil et le cercueil qu'un lit de repos et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre sa tête pour ne plus la relever. (A Mlle Volland, 22 septembre 1762).
Tel autre est un thème lyrique sur le contraste entre les changements de la nature et la constance humaine, thème que Musset n'aura qu'à mettre en vers dans le souvenir :
Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui tombait en poussière : ils attestèrent de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même; tout passait en eux, autour d'eux, et ils croyaient leurs coeurs affranchis de vicissitudes. O enfants! Toujours enfants! (Jacques le Fataliste, VI, 177).
Conclusion.
Diderot se trouve un peu à l'écart de ses contemporains et plutôt en avance sur eux. Il n'a pas subi la discipline mondaine; il est peu préoccupé de publier; aussi a-t-il plus de spontanéité et de hardiesse. Son génie qui s'épanche librement, annonce déjà, par certains côtés, le lyrisme romantique, et ses Salons, non seulement inaugurent un genre nouveau, mais préparent les écrivains à savoir eux aussi regarder et peindre. Mais, isolé par sa nature, qui ne le rapproche guère que de Rousseau, Diderot n'en a pas moins fortement agi autour de lui comme éveilleur d'idées. Qui sait tout ce qu'on lui a dû de suggestions, surtout quand on songe que son oeuvre véritable, c'est l'Encyclopédie?

L'Encyclopédie

L'Encyclopédie a rassemblé comme en un faisceau les idées nouvelles du XVIIIe siècle et les a fait pénétrer dans la masse du public sous une forme commode. Elle a contribué avec force à modifier l'esprit général de la nation, en signalant les imperfections du régime, en combattant la religion chrétienne, en orientant les écrivains vers les préoccupations philosophiques et sociales, au détriment des genres purement artistiques, et en proclamant un idéal nouveau d'humanité et de bienfaisance. Littérairement avec tous ses disparates et ses négligences, l'ouvrage, comme le reconnaît Diderot (art. Encyclopédie), était un « monstre ». Mais peu importait une valeur littéraire contestable, puisqu'à chaque feuillet était inscrit le mot d'ordre du siècle-: la raison.

Les encyclopédistes.
La supériorité de l'Encyclopédie sur les dictionnaires précédents était d'être rédigée pour chaque partie par des spécialistes distingués, ou, selon les termes de Diderot :

par une société de gens de lettres et d'artistes épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l'intérêt général du genre humain et par un sentiment de bienveillance réciproque (art. Encyclopédie).

Les directeurs.
L'âme de l'oeuvre ce fut Diderot qui se chargea spécialement de la partie Arts et Métiers, de l'organisation générale du travail, et de tous les articles de raccord.

On lui avait adjoint D'Alembert (1717-1783), qui présentait plus de façade, grâce à sa situation de mathématicien illustre, de mondain recherché et d'Académicien (1754) et à sa réputation de vertu rigide. Etroitement sectaire, celui-ci sut garder une prudence habile, et quand il eut abandonné l'Encyclopédie, en refusant d'être précepteur du fils de Catherine II ou président de l'Académie de Berlin, il eut soin de se composer une attitude de génie persécuté dans son « ingrate patrie », désireux de rester au milieu de ses amis à l'heure du danger. Il est l'auteur d'ouvrages scientifiques et de Mélanges de littérature, de philosophie et d'histoire (1752-1763). Dans l'Encyclopédies il devait revoir les articles scientifiques et il rédigea le Discours préliminaire. Il y établissait une classification des sciences, montrait que toutes les connaissances humaines viennent des sens, et étudiait comment dans les trois derniers siècles on était passé de l'érudition aux belles lettres et enfin à la philosophie. C'était la thèse favorite du progrès intellectuel couronnée par le panégyrique de l'esprit du XVIIIe siècle.

Les collaborateurs.
Parmi les collaborateurs de Diderot et D'Alembert, il faut citer Jaucourt, second dévoué de Diderot. - Voltaire qui donna quelques articles (Elégance, Eloquence, Esprit, Imagination) (qui prirent place plus tard dans son Dictionnaire philosophique. - Montesquieu qui donna l'article Goût. - Rousseau, auteur des articles sur la musique. - Daubenton pour l'histoire naturelle. - Marmontel (1723-1799) pour la littérature, auteur de tragédies, de romans (Bélisaire, les Incas) et d'Éléments de Littérature (1787). - D'Holbach, auteur d'un Système de la nalure, pour la chimie. - L'abbé Morellet pour la théologie. - Quesnay et Turgot pour l'économie politique, etc.

Les amis de l'Encyclopédie. 
A côté d'eux se trouvaient un certain nombre de philosophes, qui, sans prendre une part directe à la rédaction, inspirèrent du moins les Encyclopédistes de leurs idées et les soutinrent de leur amitié. C'étaient Condillac (1715-1780), auteur, entre autres, d'un Traité sur les sensations (1754), dont la philosophie sensualiste, inspirée de celle de Locke, fit assez longtemps autorité; Helvétius (1715-1771), auteur de l'Esprit (1758), qui fondait l'intelligence sur les sens, et la morale sur l'intérêt social; l'Allemand Grimm, rédacteur de la Correspondance littéraire (1754-1790), qui rendait compte aux souverains étrangers du mouvement philosophique. L'abbé Raynal, historien de la colonisation dans son Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens (1772); Condorcet, dans son Esquisse des progrès de l'esprit humain (1793), continuèrent jusqu'à la Révolution la doctrine encyclopédique.

Nature de l'oeuvre.
Malgré la grande variété des matières, des théories et des styles, l'Encyclopédie avait une réelle unité d'esprit.

But de l'Encyclopédie. 
Elle devait constituer à elle seule une bibliothèque (Prospectus). Mais les auteurs, comme l'indiquait le titre complet : l'Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, lui fixaient plus particulièrement un double but :

L'ouvrage dont nous donnons aujourd'hui le premier volume a deux objets comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu'il est possible l'ordre et l'enchaînement des connaissances humaines; comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, il doit contenir, sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base et les détails les plus essentiels qui en font le corps et la substance. (Discours préliminaire).
Ainsi l'oeuvre avait une tendance en même temps pratique et philosophique.

Les arts et métiers.
On voulait servir la cause du progrès matériel, dont les esprits d'alors, il faut le noter, ne se souciaient pas moins que du progrès intellectuel, en vulgarisant les notions techniques. Toute la partie des arts et des métiers fut spécialement soignée et Diderot s'en acquitta avec une admirable conscience :

On s'est donc adressé aux plus habiles de Paris et du royaume, on s'est donné la peine d'aller dans leurs ateliers, de les interroger, d'écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées [...]. Il a fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire et faire soi-même de mauvais outrages, pour apprendre aux autres comment on en fait de bons. (Prospectus repris dans le Discours préliminaire).
La philosophie
Pourtant ce n'étaient pas là les renseignements que le public cherchait de préférence dans l'Encyclopédie. Dans un moment où Diderot était indigné contre l'éditeur Le Breton qui, de son propre chef, avait adouci certains articles, il lui écrivait :
Vous avez oublié que ce n'est pas aux choses courantes, sensées et communes, que vous deviez vos premiers succès; qu'il n'y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d'histoire, de géographie; de mathématiques et même d'arts; et que ce qu'on y a recherché et ce qu'on y recherchera, c'est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. (A Le Breton, 12 novembre 1764).
Les lecteurs pensaient donc comme les auteurs que Le caractère que doit avoir un bon dictionnaire, c'est de changer la façon commune de penser. (Diderot, article Encyclopédie).

Pour y arriver, tout en conciliant l'audace de la pensée avec la prudence à l'égard du pouvoir, on se servit du procédé des renvois d'un article à l'autre que Diderot définit ainsi :

Quand il le faudra [...], ils opposeront les notions; ils feront contraster les principes; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement quelques opinions ridicules qu'on n'oserait insulter ouvertement [...]. Toutes les fois, par exemple, qu'un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article particulier l'exposer respectueusement et avec tout son cortège de vraisemblance et de séduction, niais renverser l'édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées (article Encyclopédie).
C'est de cette manière que l'Encyclopédie forma un corps de doctrine et que furent combattus les abus sociaux et surtout les idées religieuses.

Buffon

Georges Louis Leclerc de Buffon appartenait à la noblesse de robe. Son père était conseiller au Parlement de Bourgogne. Né à Montbard dans le château familial, il fit ses études chez les Jésuites de Dijon en montrant surtout des dispositions pour les sciences. Puis s'étant lié avec un jeune Anglais, le duc de Kingston, il visita avec lui le midi de la France, l'Italie, la Suisse et l'Angleterre, en compagnie du précepteur du duc, qui développa en lui le goût de l'histoire naturelle. Néanmoins, à son retour, c'est grâce à des travaux de mathématiques et de physique qu'il se fait connaître. Il est de l'Académie des sciences dès 1733. Sa nomination, en 1739, comme Intendant du Jardin du Roi (Jardin des Plantes) le tourna définitivement vers les sciences naturelles. Elle mettait à sa disposition des collections uniques, de vastes moyens d'information. Il entreprit son Histoire naturelle, passant quatre mois seulement à Paris, le reste à Montbard, levé à cinq heures régulièrement et travaillant jusqu'à ses derniers jours de six heures à deux heures et de cinq à sept, dans le cabinet isolé qu'il s'était fait construire au milieu de son parc.

Pourtant, même avec l'aide de ses collaborateurs : Daubenton pour les Quadrupèdes, Guéneau de Montbeillard et Bexon pour les Oiseaux, Faujas de Saint-Rond pour les Minéraux, il ne parvint pas à terminer son Histoire Naturelle. Elle comprend : Théorie de la Terre et Histoire naturelle de l'homme (1749), Quadrupèdes (1749-1767) 15 volumes, Oiseaux (1770-1783) 9 volumes, Minéraux (1783-1788) 5 volumes, Suppléments (1774-1789) qui contiennent les Epoques de la Nature (1778). Il laissait aussi son discours de réception à l'Académie française, connu sous le nom de Discours sur le style (1753).

-

Les premiers hommes

[Dans les Époques de la nature, Buffon étudie l'origine des mondes, puis de la société humaine. Ceux qui s'imaginent que Buffon est un rêveur et un phraseur, méditeront ce passage, où le savant, écartant résolument les théories et les utopies, se représente, d'après les documents connus de son temps, la vie des premiers hommes et la constitution des premiers groupements humains. Cuvier et ses successeurs n'ont fait que développe les hypothèses de Buffon.]

« Les premiers hommes, témoins des mouvements convulsifs de la terre, encore récents et très fréquents, n'ayant que les montagnes pour asile contre les inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants sur une terre qui tremblait sous leurs pieds, nus d'esprits et de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie; tous également pénétrés du sentiment commun d'une terreur funeste, tous également pressés par la nécessité, n'ont-ils pas très promptement cherché à se réunir, d'abord pour se défendre par le nombre, ensuite pour s'aider et travailler de
concert à se faire un domicile et des armes? Ils ont commencé par aiguiser en forme de haches ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de soufre que l'on a cru tombées des nues et formées par le tonnerre, et qui néanmoins ne sont que les premiers monuments de l'art de l'homme dans l'état de pure nature; il aura bientôt tiré du feu de ces mêmes cailloux en les frappant les uns contre les autres, il aura saisi la flamme des volcans, ou profité du feu de leurs laves brûlantes pour le communiquer, pour se faire; jour dans les forêts, les broussailles; car, avec le concours de ce puissant élément, il a nettoyé, assaini, purifié les terrains qu'il voulait habiter; avec la hache de pierre, il a tranché, coupé les arbres, menuisé le bois, façonne ses armes et les instruments de première nécessité. Et, après s'être muni de massues et d'autres armes pesantes et défensives, ces premiers hommes n'ont-ils pas trouvé le moyen d'en faire d'offensives plus légères, pour atteindre de loin? Un nerf, un tendon d'animal, des fils d'aloès, ou l'écorce souple d'une plante ligneuse, leur ont servi de corde pour réunir les deux extrémités d'une branche élastique dont ils ont fait leur arc; ils ont aiguisé d'autres petits cailloux pour en armer la flèche. Bientôt ils auront eu des filets, des radeaux, des canots, et s'en sont tenus là tant qu'ils n'ont formé que de petites nations composées de quelques familles, ou plutôt de parents issus dune même famille, comme nous le voyons encore aujourd'hui chez les sauvages qui veulent demeurer sauvages et qui le peuvent, dans les lieux où l'espace libre ne leur manque pas plus que le gibier, le poisson et les fruits. Mais dans tous ceux où l'espace s'est trouvé confiné par les eaux, ou resserré par les hautes montagnes, ces petites nations, devenues trop nombreuses, ont été forcées de partager leurs terrains entre elles, et. c'est de ce moment que la terre est devenue le domaine de l'homme; il en a pris possession par ses travaux de culture, et l'attachement de la patrie a suivi de très près les premiers actes de sa propriété. L'intérêt particulier faisant partie de l'intérêt national, l'ordre, la police et les lois ont dû succéder et la société, prendre de la consistance et des forces.

Néanmoins, ces hommes, profondément affectés des calamités de leur premier état, et ayant encore sous leurs yeux les ravages des inondations, les incendies des volcans, les gouffres ouverts par les secousses de la terre, ont conservé un souvenir durable et presque éternel de ces malheurs du monde; l'idée qu'il doit périr par un déluge universel ou un embrasement général; le respect pour certaines montagnes sur lesquelles ils s'étaient sauvés des inondations; l'horreur pour ces autres montagnes qui lançaient des feux plus terribles que ceux du tonnerre; la vue de ces combats de la terre contre le ciel, fondements de la fable des Titans et de leurs assauts contre les dieux, l'opinion de l'existence réelle d'un être malfaisant, la crainte et la superstition qui en sont le premier produit;
 tous ces sentiments, fondés sur la terreur, se sont dès lors emparés à jamais du coeur et de l'esprit de l'homme; à peine est-il encore aujourd'hui rassuré par l'expérience des temps, par le calme qui a succédé à ces siècles d'orages, enfin par la connaissance des effets et des opérations de la nature; connaissance qui n'a pu s'acquérir qu'après l'établissemen de quelque grande société dans les terres paisibles. »
 

(Buffon, Les Époques de la nature, Vlle époque, 1778).

La méthode.
Son travail était discipliné comme son âme. Rien ne pouvait faire fléchir les habitudes régulières qu'il s'était imposées :

Je me suis demandé pourquoi je quittais volontairement tout ce que j'aime le plus, vous que j'adore, mon fils que je chéris. En examinant les motifs de ma volonté, j'ai reconnu que c'est un principe dont vous faites cas qui m'a toujours déterminé; je veux dire l'ordre dans la conduite, et le désir de finir les ouvrages que j'ai commencés. (A Mme Necker, 25 juillet 1779).
Il avait aussi une autre raison : c'est que, dans les travaux scientifiques, une application continue est la condition du succès :
M. de Buffon me dit à ce sujet un mot bien frappant, un de ces mots capables de produire un homme tout entier : « Le génie n'est qu'une plus grande aptitude à la patience. » (Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard).
Théories littéraires.
Mais l'originalité de Buffon, c'est d'avoir eu dans ses ouvrages scientifiques un égal souci de l'art.

Importance du style. 
Dans les instructions qu'il donne à ses collaborateurs, on voit qu'il songe aux effets littéraires (Lettre à l'Abbé Bexon 24 décembre 1779). C'est que, selon lui, seule la forme est la garantie de la durée des ouvrages. Idées et faits passent dans le domaine public, le style demeure la propriété de l'auteur :

La multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des faits, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité; si, les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même a être mis en oeuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme; le style est l'homme même. (Discours sur le style).
La composition.
Il ne s'agit pas de rechercher un style léger et pailleté, mais d'arriver à bien écrire, après avoir longuement médité ses idées, élaboré un plan solide. La nature même donne ii l'écrivain l'exemple de l'ordre :
Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits? C'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte jamais [...]. S'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il eu forme un tout [...]. il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels. (Ibid.).
Là est le vrai secret du bien dire. En effet :
Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. (Ibid.).
Que les idées s'appellent logiquement l'une l'autre, il en résultera un style organique et vivant.

La noblesse. 
On évitera les termes techniques en faisant attention « à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux », mais sans renoncer à la propriété de l'expression. Précision et noblesse, telles sont les qualités du style scientifique :

Le seul ornement qu'on puisse lui donner, c'est de la noblesse dans l'expression, du choix et de la propriété dans les termes. (1er Discours : De la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle).

La grandeur même des sujets qu'il traite soutient l'auteur, et l'élève sans effort jusqu'au sublime (Discours sur le style).

Conception de la science.
Ces théories littéraires sont tout à fait en harmonie avec l'idée que se faisait Buffon de la science.

L'observation. 
Le point de départ, c'est l'observation exacte et sans prévention, traduite par une description précise :

Il n'y a rien de bien défini que ce qui est exactement décrit. Or pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la chose qu'on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système, sans quoi la description n'a plus le caractère de la vérité qui est le seul qu'elle puisse comporter. (ler Discours : De la manière d'étudier l'histoire naturelle).
Buffon se faisait envoyer de toutes parts des documents et même des animaux pour les étudier à l'aise. Hérault de Séchelles en vit encore à Montbard (Op. cit.) De plus il avait le Jardin des Plantes à sa disposition.

La généralisation.
Mais le véritable effort de la science, c'est de s'élever de ces détails aux grandes hypothèses :

L'amour de l'étude de la nature suppose dans l'esprit deux qualités qui paraissent opposées, les grandes vues d'un génie ardent qui embrasse tout d'un coup d'oeil, et les petites attentions d'un instinct laborieux qui ne s'attache qu'à un seul point. (ler Discours : De la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle).
Buffon abandonne volontiers à ses collaborateurs les descriptions. Il n'aime guère ces minuties, plus à l'aise dans les grandes vues qu'au milieu des oiseaux :
Je vous assure, mon cher abbé, [...] que je désire autant que vous d'en être quitte, et de ne plus travailler sur des plumes. (A l'abbé Bexon, 24 décembre 1779).
La description dans l'Histoire naturelle.
Pourtant les descriptions ont été longtemps la partie la plus populaire de l'oeuvre de Buffon. Bien qu'il revît de près le travail de ses collaborateurs, il faut retenir qu'elles ne portent pas toujours aussi directement sa marque.

La peinture des animaux.
D'une manière générale, on y trouve moins les précisions anatomiques qu'on attendrait, qu'une peinture exacte des animaux avec leur pelage, leur plumage, leurs attitudes :

L'émeraude, le rubis, la topaze, brillent sur ses habits; il ne les souille jamais de la poussière de la terre, et dans sa vie tout aérienne, on le voit à peine toucher le gazon par instants. (L'Oiseau-mouche).
Leurs moeurs, abordées il est vrai avec une extrême subjectivité, sont aussi notées soigneusement et leur caractère, la noblesse du lion, la fougue du cheval, la sauvagerie de l'ours, etc :
L'ours est non seulement sauvage, mais solitaire; il fuit par instinct toute société; il s'éloigne des lieux où les hommes ont accès; il ne se trouve à son aise que dans les endroits qui appartiennent encore à la vieille nature. (Les Quadrupèdes : l'Ours).
La hiérarchie animale
Les animaux de Buffon ressemblent parfois à ceux de La Fontaine par tout ce qu'il y a d'humain dans leurs sentiments. Ils ne sont pas hiérarchisés d'après la perfection croissante de leur organisme, mais d'après leurs qualités morales supposées :
La perfection de l'animal dépend de la perfection du sentiment; plus il est étendu, plus l'animal a de rapports avec le reste de l'univers : et lorsque le sentiment est délicat, exquis, l'animal devient digne d'entrer en société avec l'homme. (Les Quadrupèdes : le Chien).
De pareilles préoccupations nous paraissent aujourd'hui complètement étrangères à la science.

Les idées générales.
Les idées générales s'expliquent par la place prépondérante due tient l'humain clans les théories de Buffon.

 Suprématie de l'humain.
A ses yeux, l'humain est le véritable roi de la création :

Tout marque dans l'homme, même à l'extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants; il se soutient droit et élevé; son attitude est celle du commandement; sa tête regarde le ciel et présente une face auguste. (Histoire naturelle de l'Homme. L'âge viril).
Depuis ses rudes débuts (Époques de la Nature, 7e époque), l'humanité n'a cessé de progresser. Elle continuera sans cesse vers la science et la paix :
Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique? [...]. Sa vraie gloire est la science, et la paix son vrai bonheur. (Epoques de la Nature, fin).
Subordination des animaux et de la nature à l'humain.
Buffon est si persuadé que tout dans la nature est disposé pour le plus grand bien de l'humain, qu'au mépris de toute véritable méthode scientifique, il n'adopte pas d'autre principe de classification que la distinction entre animaux utiles et nuisibles (voir De la manière d'étudier l'histoire naturelle). Il ne se contente pas de justifier l'empire de l'humain sur les animaux comme étant celui « de l'esprit sur la matière » (Histoire particulière des animaux; Les animaux domestiques, début) ; il laisse entendre que certaines espèces comme le chien n'existent que pour lui être utiles :
Comment l'homme aurait-il pu sans le secours du chien conquérir, dompter, réduire en esclavage les autres animaux? (Histoire particulière des animaux. Le Chien).
La nature même n'est belle que lorsqu'elle décèle la main de l'humain. Et au moment où Rousseau enseignait à sentir les beautés de la nature sauvage, le châtelain de Montbard ne veut admirer que la nature cultivée :
Il embellit la nature même, il la cultive, l'étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose [...]. Qu'elle est belle cette nature cultivée! (Première vue de la nature. Préface).
Il va plus loin encore et s'applique à démontrer que, si l'humain a été créé le dernier, c'est qu'auparavant la terre n'aurait pas été digne de lui. (5e Epoque de la Nature).

Les lois de la nature.
Là n'est pas, on s'en doute, le mérite de Buffon aux yeux des naturalistes modernes. Mais on lui fait honneur d'avoir posé ou entrevu quelques-unes des grandes lois qui régissent la nature.

a) Les transformations organiques. - Buffon a compris que la nature était une force agissante, travaillant par elle-même en vue de fins qui lui sont propres La nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif qui sait tout employer, qui, travaillant d'après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l'épuiser, le rend inépuisable. (Première vue de la nature, début).

Il a été ainsi amené à établir les principes de la physiologie (Discours sur la nature des animaux), à montrer l'adaptation des êtres vivants au climat (Des animaux sauvages), et à jeter les bases du système transformiste et évolutionniste que reprendront et développeront son disciple Lamarck et l'anglais Darwin. Il étudie en effet déjà la variabilité des espèces (Histoire particulière des animaux; la dégénération des animaux) et les rapports qui unissent tous les organismes vivants :

Il n'y a encore aucune différence absolument essentielle et générale entre les animaux et les végétaux, mais la nature descend par degrés et par nuances imperceptibles d'un animal qui nous paraît le plus parfait à celui qui l'est le moins, et de celui-ci au végétal. (Histoire des animaux. Comparaison des animaux et des végétaux).
b) Les transformations géologiques. - Cette loi de transformation s'applique aussi à la matière inorganique, et dans son oeuvre maîtresse, les Epoques de la Nature, Buffon a essayé de tracer l'histoire de notre globe reconstituée d'après la géologie et la paléontologie :
Dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la Nature. (Introduction).
D'après Buffon la Terre a été détachée du Soleil par le choc d'une comète; elle a pris sa forme (Ire époque), elle s'est solidifiée (2e époque), puis a été recouverte par les eaux (3e époque). Les eaux se sont ensuite retirées et les volcans ont commencé à agir (4e époque), l'homme est apparu (5e époque), les continents se sont séparés (6e époque), et dès lors « la puissance de l'homme a secondé celle de la nature » (7e époque).
La noblesse de la forme.
Même si on laisse de côté les descriptions célèbres des animaux, qui nous paraissent souvent un peu pompeuses et apprêtées, l'Histoire naturelle produit dans son ensemble une impression de noblesse.

 Les grandes visions. 
C'est que Buffon a de l'imagination. Il a des visions, grandioses dans leur simplicité, des époques disparues. On connaît le tableau de la vie des premiers humains (Epoques de la Nature, 7e époque). Voici la Terre à la fin de la quatrième époque :

Dans toutes les parties basses des mares profondes, des courants rapides, des tournoiements d'eau; des tremblements de terre presque continuels, produits par l'abaissement des cavernes et par les fréquentes explosions des volcans, tant sous mer que sur terre, des orages généraux et particuliers, des tourbillons de fumées et de tempêtes excitées par les violentes secousses de la terre et de la mer, des inondations, des débordements, des déluges occasionnés par ces mêmes commotions, des fleuves de verre fondu, de bitume et de soufre ravageant les montagnes et venant dans les plaines empoisonner les eaux, le soleil même presque toujours offusqué... (Epoques de la Nature, 4e époque).
Cet effet d'accumulation est singulièrement évocateur : on croirait que Buffon a été le spectateur des scènes qu'il décrit.

La majesté de la phrase. 
Il apportait tant de soin à la propriété des termes et à l'harmonie de la phrase, qu'il écrivit jusqu'à dix-huit fois les Epoques de la Nature. Il retrouve ainsi le secret de la grande période oratoire perdu depuis Bossuet. Cette invocation à Dieu en faveur de la paix facilitera la comparaison :

Grand Dieu, dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers; vous qui du trône immobile de l'empyrée voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion, qui du sein du repos reproduisez à chaque instant leurs mouvements immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes, rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée! (Première vue de la nature).
C'est le même art d'équilibrer les différents membres de la période, et de rechercher les sonorités graves, accompagnement harmonieux de l'idée.

Conclusion.
Buffon, après avoir promis l'article « Nature » à l'Encyclopédie, ne l'écrivit pas. Il se rattachait pourtant aux philosophes par sa manière d'expliquer le monde grâce au simple jeu des forces naturelles, et par sa foi dans le progrès de l'humanité. Mais son souci de l'ordre et de l'art le séparait d'eux. Sa gloire fut européenne et il eut sa statue de son vivant. Voltaire, jaloux, disait « l'Histoire naturelle, pas si naturelle que cela ». Elle est, en effet, un poème majestueux qui a ouvert à la science un nouveau domaine, et apporté à la littérature française un genre inconnu et un sentiment jusqu'alors inexprimé, le sentiment philosophique de la nature.

Rousseau

La biographie de Jean-Jacques Rousseau peut se diviser en cinq périodes 1° enfance à Genève et jeunesse en Savoie (1712-1740); 2° séjour à Paris et à l'Ermitage (1740-1757); 3° Montmorency (1757-1762); 4° retour en Suisse, séjour en Angleterre, en Normandie, en Dauphiné (1762-1770); 5° retour à Paris et mort (1770-1778). Ses oeuvres  philosophiques comprennent. - Deux discours en réponse à des questions posées par l'Académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs (1750); Discours sur l'origine et les, fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754). - Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758), ou plus exactement Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à M. D'Alembert de l'Académie française, sur son article Genève dans le septième volume de l'Encyclopédie et particulièrement Sur le projet d'établir un théâtre de comédie en cette ville ; Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761); Le Contrat social (1762). L'Émile (1762).

Théories littéraires.
Rousseau s'implique tout entier lorsqu'il écrit, dans la chaleur de l'enthousiasme, comme Diderot.

Le sentiment. 
Tout d'abord il a peine à se reconnaître dans le tumulte de ses idées :

Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. (Confessions, partie I, livre Il).
Puis l'expression lui vient, encore toute palpitante :
Alors cette émotion prolongée, agissant avec plus de règle, semblait agir avec plus de force, et lui suggérait des expressions vigoureuses, pleines du sentiment dont il était encore agité. (Rousseau juge de Jean-Jacques, 2e dialogue).
Son éloquence tient seulement, dit-il, à l'ardeur de sa conviction :
Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé. (A Malesherbes, 12 janvier 1762).
Le travail du style
Toutefois il éprouvait une réelle difficulté à écrire :
Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. (Confessions, partie I, livre III).
Mais ce fut tout profit pour son art que cette impossibilité d'improviser. Dans ce long effort de méditation, son style s'enrichissait, d'autant plus qu'il composait souvent au milieu de la nature, sa confidente et son inspiratrice, et qu'ainsi mille suggestions confuses venaient s'ajouter au sentiment primitif :
Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que j'écris dans mon cerveau. (Ibid.).
Le système de Rousseau.
Une même pensée anime tous les ouvrages de Rousseau depuis son premier Discours, et, à l'en croire, elle lui serait apparue comme une soudaine révélation.

L'inspiration de Vincennes.
Il allait voir Diderot prisonnier à Vincennes, quand il lut dans le Mercure de France la question de l'Académie de Dijon : si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs. Alors une brusque inspiration s'empara de lui :

Tout à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées
vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable [...]. O Monsieur! si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions! Avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants! (A M. de Malesherbes, 12 janvier 1762).
Selon Marmontel, ce serait au contraire Diderot qui aurait conseillé à Rousseau ce paradoxe. Il est vrai que la théorie de la bonté de la nature est aussi celle de Diderot. Il est possible que Rousseau, à douze ans de distance, ait un peu dramatisé la scène et qu'il ait été plus convaincu de cette thèse alors qu'au début. Mais la continuité avec laquelle il l'a soutenue, les conséquences qu'il en a tirées, l'accord qu'il y a entre elle et son caractère, tout oblige à lui en conserver la véritable paternité :
Les préjugés dont il n'était pas subjugué, les passions factices dont il n'était pas la proie, n'offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus. (Rousseau juge de Jean-Jacques, 3e dialogue).
La bonté originelle. 
Et en effet, Rousseau a tout déduit de ce principe que l'état de nature est bon et vertueux, que le mal vient de la société et de la civilisation :
J'y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l'homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. (Ibid.).

Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. (Émile, début).

Il ne faudrait pourtant pas l'accuser, comme Palissot ou comme Voltaire (Lettre à Rousseau du 30 août 1755), d'employer tout son esprit « à vouloir nous rendre bêtes ». Il savait le retour à l'état primitif impossible :
La nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d'innocence et d'égalité quand une fois on s'en est éloigné [...]. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux ni les grands États à leur première simplicité, mais seulement d'arrêter, s'il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d'une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la détérioration de l'espèce. (Rousseau juge de Jean-Jacques, 3e dialogue).
Le développement du système. 
Nous sommes donc avertis que Rousseau se placera toujours à un point de vue idéal et théorique. Mais cette remarque faite et le principe une fois admis, ses ouvrages présentent une suite logique. Dans les trois premiers : Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l'inégalité, Lettre à d'Alembert, il fait la critique de la civilisation. Dans les trois suivants Nouvelle Héloïse, Contrat social, Émile, il établit ce qui devrait être, si l'on voulait se rapprocher de la nature.

Les Discours.
Le Discours sur les sciences et les arts et le Discours sur l'inégalité furent tous deux écrits pour répondre à une question posée par l'Académie de Dijon. Mais le premier seul obtint le prix.

Le Discours sur les sciences et les arts. Cet ouvrage critique la civilisation au point de vue intellectuel et moral. Il montre qu'une profonde corruption se cache sous les apparences civilisées, et qu'en fait le progrès des connaissances a causé Ia décadence des peuples (1re partie). Le raisonnement fait comprendre pourquoi. Les arts et les sciences poursuivent de vaines recherches, accoutument à l'oisiveté ceux qui les cultivent et développent le luxe, source de toute immoralité (2e partie).

Le Discours sur l'origine de l'inégalité. - Rousseau débute par un tableau idyllique de la vie sauvage où l'homme n'est guère qu'un animal heureux, mais capable, pour son malheur, de progrès. L'inégalité est à peine sensible dans cet état de nature (1re partie). Mais une série de circonstances l'établit et la consacre. D'abord la propriété, puis les progrès de l'agriculture et de la métallurgie, font des riches et des pauvres. Ensuite la société s'organise; on charge des magistrats de veiller au maintien des droits, c'est-à-dire de l'inégalité, et bientôt un pouvoir arbitraire s'établit ait lieu du pouvoir légitime. C'en est fait à jamais de l'égalité naturelle (2e partie).

 Opposition des idées de Rousseau et des idées du XVIlle siècle.
 Ainsi Rousseau prend juste le contre-pied des idées universellement admises autour de lui. Partout où l'on veut voir des progrès, il constate une décadence. On vante les arts et le luxe (voir le Mondain de Voltaire). Il les condamne :

Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l'expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des États ; mais, osera-t-elle nier encore que les bonnes moeurs ne soient essentielles à la durée des empires et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes moeurs? (Discours sur les sciences et les arts, 2e partie.)
Les arts n'ont servi qu'à nous créer de faux besoins. Le sauvage se contente bien plus facilement. (Discours sur l'iliégalilé, 1re partie). On est fier du développement des sciences. Rousseau n'y voit que le signe de nos instincts faussés. « L'homme qui médite est un animal dépravé. » (Ibid.).
L'astronomie est née de la superstition; l'éloquence de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie de l'avarice; la physique d'une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l'orgueil humain. (Discours sur les sciences et les arts, 2e partie).
Tout au plus, consent-il à accorder l'étude et la science à une toute petite élite.

La Lettre à D'Alembert.
Dans l'article Genève de l'Encyclopédie, D'Alembert avait, à l'instigation de Voltaire, désireux de pouvoir faire jouer ses pièces près de lui, regretté que Genève n'eût pas de théâtre. Rousseau, quoique auteur dramatique, crut devoir répondre comme citoyen de Genève et plus encore comme ennemi du théâtre.

Lettre à D'Alembert. - Rousseau y dit que le théâtre est l'art suprême de la civilisation, mais aussi le plus dangereux, parce qu'il flatte les passions bien loin de les combattre. Il rend le vice aimable et la vertu ridicule, témoin le Misanthrope de Molière. Dans une grande ville encore, le spectacle est préférable à d'autres distractions plus pernicieuses. Mais dans une petite, il détournerait les citoyens de leur activité industrielle, provoquerait une rivalité de luxe, et donnerait le fâcheux exemple de la vie déréglée des comédiens. Il vaut donc mieux pour Genève conserver ses fêtes et ses divertissements nationaux.

Le théâtre et les moeurs.
Là aussi, Rousseau s'en prenait à un des goûts les plus vifs de ses contemporains. Mais la critique du théâtre était à l'ordre du jour depuis le XVIIe siècle. On avait lu dans les Maximes et Réflexions sur la Comédie de Bossuet  que la comédie de Molière est « une école de vices et de mauvaises moeurs » et que la tragédie flatte les passions. Quelque temps même avant Rousseau, l'acteur Riccoboni dans un traité de la Réformation du théâtre (1743), Desprez de Boissy dans des Lettres sur les spectacles (1756) avaient aussi fait le procès du théâtre. L'originalité de Rousseau est d'avoir montré nettement que les bons sentiments que peut témoigner le spectateur viennent de lui, et non du spectacle :

Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l'homme est né bon, je le pense et crois l'avoir prouvé : la source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces. Il n'y a point d'art pour produire cet intérêt, mais seulement pour s'en prévaloir [...]. Le coeur de l'homme est toujours droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. (Mornet, Extraits de Rousseau).
Elle consiste aussi à avoir opposé à la dépravation urbaine son idéal de vie vertueuse et champêtre. Ses Montagnons font songer aux Troglodytes des Lettres persanes, avec cette différence que Rousseau a une réalité sous les yeux :
Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de taille, d'impôts, de subdélégués, de corvées, cultivent avec tout le soin possible des biens dont le produit est pour eux, et emploient les loisirs que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains, et à mettre à profit le génie inventif que leur donna la nature, etc. (Ibid.).
La Nouvelle Héloïse.
Désormais Rousseau va s'attacher moins à critiquer ce qui est qu'à montrer ce qui devrait être. Il commença par enseigner le devoir dans un roman de passion.

Julie ou la Nouvelle-Héloïse. - Le titre complet de cet ouvrage est Julie ou la Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par J.-J. Rousseau. En employant ce procédé du roman par lettres, Rousseau se souvient de Clarisse Harlowe, roman de Richardson, traduit avec le plus grand succès par l'abbé Prévost en 1751. Au libertinage de ses contemporains, Rousseau oppose l'exemple de Julie d'Etanges. Elle s'éprend de son précepteur Saint-Preux, comme Héloïse d'Abélard. Mais son père ne veut pas marier sa fille à un roturier. Elle épouse M. de Wolmar et s'applique à racheter sa faute passée par l'aveu loyal qu'elle en fait, et par ses vertus de femme et de mère. Confiant en elle, soit mari installe chez lui Saint-Preux, soumettant ainsi les deux amants à une cruelle épreuve morale. Saint-Preux se domine à force d'honnêteté; Julie est soutenue par le respect de ses enfants et de sa religion. Mais soit ancien amour vit toujours. En sauvant son fils tombé à l'eau, elle prend froid, et la mort la fait échapper à temps à un danger toujours présent.
-

Ce que doit être un jardin

[C'était l'usage, au XVIIe et au XVIIIe siècles, de tracer et de percer les parcs et les jardins suivant des figures géométriques : larges allées disposées en étoile autour d'un bassin, ave nues rectilignes, parterres à angles droits et disposés symétriquement, etc. Dans ce style, qu'il ne faut pas mépriser, il existe des parcs et des jardins magnifiques, par exemple ceux de Versailles et de Saint-Cloud. Mais, vers le milieu du XVIIIe siècle, s'introduisit la mode des jardins anglais, d'un tracé irrégulier, aux grandes pelouses de gazon, aux allées sinueuses. Rousseau n'avait pas encore été en Angleterre quand il écrivit ce passage de la Nouvelle Héloïse. Mais il aimait la nature « telle qu'elle est sortie des mains de Dieu »; si l'homme veut créer des parcs et des jardins, que ce soit, dit-il, en respectant le plus possible la nature.]

« L'erreur des prétendus gens de goût est de vouloir de l'art partout, et de n'être jamais contents que l'art ne paraisse; au lieu que c'est à le cacher que consiste le véritable goût, surtout quand il est question des ouvrages de la nature. Que signifient ces allées si droites, si sablées, qu'on trouve sans cesse et ces étoiles, par lesquelles, bien loin d'étendre aux yeux la grandeur d'un parc, comme on l'imagine, on ne fait qu'en montrer maladroitement les bornes? Voit-on dans les bois du sable de rivière? ou le pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable que sur la mousse ou la pelouse ? La nature emploie-t-elle sans cesse l'équerre et la règle? Ont-ils peur qu'on ne la reconnaisse en quelque chose malgré leurs soins pour la défigurer? Enfin, n'est-il pas plaisant que, comme s'ils étaient déjà las de la promenade en la commençant, ils affectent de la faire en ligne droite pour arriver plus vite au terme? Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutôt qu'une promenade, et se hâtent de sortir aussitôt qu'ils sont entrés?

Que fera donc l'homme de goût qui vit pour vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche les plaisirs vrais et simples, et qui veut se faire une promenade à la porte de sa maison? Il la fera si commode et si agréable qu'il s'y puisse plaire à toutes les heures de la journée, et pourtant si simple et si naturelle qu'il semble n'avoir rien fait. Il rassemblera l'eau, la verdure, l'ombre et la fraîcheur; car la nature aussi rassemble toutes ces choses. Il ne donnera rien à la symétrie; elle est ennemie de la nature et de la variété; et toutes les allées d'un jardin ordinaire se ressemblent si fort qu'on croit, être toujours dans la même : il élaguera le terrain pour s'y promener commodément; mais les deux côtés de ses allées ne seront point toujours exactement parallèles; la direction n'en sera pas toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de vague comme la démarche d'un homme oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiétera point de percer au loin de belles perspectives : le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plupart des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas : ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui les entoure, se donne cette ressource pour les amuser : mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiétude; et, quand il est bien où il est, il ne se soucie point d'être ailleurs. Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors du lieu, et l'on est très content de n'en pas avoir. On penserait volontiers que tous les charmes de la nature y sont renfermés, et je craindrais fort que la moindre échappée de vue au dehors n'ôtât beaucoup d'agrément à cette promenade. Certainement tout homme qui n'aimera pas à passer les beaux jours dans un lieu si simple et si agréable n'a pas le goût pur ni l'âme saine. J'avoue qu'il n'y faut pas amener en pompe les étrangers; mais en revanche on peut s'y plaire soi-même, sans le montrer à personne.. »
 

(J.-J. Rousseau, Nouvelle Héloïse, IV, XI).

La vertu dans la vie champêtre
Au surplus ces différents personnages doivent leurs vertus à leur caractère, mais aussi à la vie saine qu'ils mènent à la campagne, loin de la corruption des villes. La maison de Wolmar est sans luxe, mais confortable :

Tout y est agréable et riant, tout y respire l'abondance et la propreté; rien n'y sent la richesse et le luxe; il n'y a pas de chambre où l'on ne se reconnaisse à la campagne et où l'on ne retrouve toutes les commodités de la ville. (Partie IV, lettre 10).
Une admirable harmonie y règne entre les maîtres et les serviteurs (partie V, lettre 2) et à l'époque des vendanges on se mêle en toute simplicité aux paysans du domaine :
On dîne avec les paysans et à leur heure aussi bien qu'on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière mais bonne, saine et chargée d'excellents légumes... (Partie V, lettre 7).
Questions diverses. 
On est loin à Clarens de la frivolité parisienne et tout près de la calviniste Genève : on y prend la vie au sérieux. Au milieu de leurs émotions sentimentales, Julie et Saint-Preux sont encore capables de discuter à fond dans de longues lettres les plus graves questions : le duel (Partie I, lettre 57), le préjugé de naissance (Partie I, lettre 62), la moralité du théâtre (Partie II, lettre 17), le suicide (Partie III, lettre 22), l'éducation des enfants (Partie V, lettre 3), l'athéisme (Partie V, lettre 5); voilà des sujets que le roman n'était pas encore habitué à traiter.

Le Contrat social.
Rousseau avait travaillé assez longtemps à un grand traité des Institutions politiques. Puis effrayé de l'ampleur de sa matière, il se contente d'en achever une partie, le Contrat social.

Le Contrat social. - L'union d'hommes naturellement libres ne peut s'expliquer que par l'hypothèse d'un contrat librement consenti qui garantit à chacun ses droits, liberté, propriété, égalité. Telles sont les bases sur lesquelles est constitué l'état (I). La souveraineté, qui doit être absolue, appartient à la volonté générale, et, pourvu qu'elle ne soit pas corrompue par des briques, elle tendra toujours à l'intérêt commun. Les lois seront l'ceuvre d'un législateur, être d'essence supérieure, qui les adaptera au caractère du pays (Il). La démocratie convient aux petits états, l'aristocratie aux moyens, Ici monarchie aux nations opulentes. Mais le gouvernement doit toujours être surveillé par le peuple, seul détenteur de la véritable souveraineté (III). Dans le détail de la constitution, on prendra certaines précautions pour en maintenir le principe, et comme suprême garantie, on exigera des citoyens certaines croyances que Rousseau estime indispensables à la conservation du corps social (IV).

But de l'ouvrage. 
Il semble que ce soit une nouvelle contradiction de la part d'un apôtre de l'état de nature que de s'instituer législateur. Mais il est obligé de reconnaître la société comme un fait. Rousseau voudrait faire voir ce qu'elle devrait être :

Je veux chercher si, dans l'ordre civil, il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu'ils sont et les lois telles qu'elles devraient être. (Livre I, début).
Ainsi, tandis que Montesquieu avait dégagé de l'étude des gouvernements les principes qui les dirigent, Rousseau va déduire de principes généraux les règles du gouvernement.

La politique de Rousseau.
L'idée dominante du Contrat social est de substituer à la souveraineté du prince la souveraineté du peuple qui découle logiquement du texte même du contrat originel :

Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants. « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ». (I, 6).
Bien entendu cette souveraineté est inaliénable et, même quand le peuple agit par des représentants, il reste le maître absolu (III, 15). Dans ce système l'égalité est garantie :
Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes. (I, 9).
Mais il n'en est pas de même de la liberté, car l'individu est sacrifié à la tyrannie de la majorité :
Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre... (I,-7).
Rousseau s'efforce d'empêcher que la volonté générale soit faussée. Il dénonce le danger des coteries politiques; il cherche a maintenir les vertus sociales et c'est pourquoi, tout en admettant la liberté de conscience, il exige une profession de foi purement civile, avec quelques dogmes simples (IV, 8).

L'Émile.
Rousseau se rendait bien compte qu'on n'a rien fait pour réformer la société tant qu'on ne réforme pas l'individu. Depuis le temps où il rédigeait un Projet d'éducation pour les fils de M. de Mably, l'éducation le préoccupe ; ses entretiens avec Mme d'Epinay quand elle écrivait ses Lettres et mon fils, une longue lettre de la Nouvelle Héloïse en font foi. De plus on écrivait beaucoup de traités pédagogiques au XVIIIe siècle (L'Éducation des Enfants de Locke, le Traité des Études de Rollin, etc.) et l'expulsion des Jésuites (1762), les grands éducateurs du temps, offrait une bonne occasion de publier des théories nouvelles.

Émile ou De l'éducation (1762). - A sa naissance, l'enfant sera nourri par sa mère). Il ignorera la torture du maillot et on évitera avant tout de lui laisser prendre de mauvaises habitudes (I). Puis il passera aux mains de son précepteur qui jusqu'à douze ans ne s'occupera que de former sa santé et ses sens. Il n'apprendra rien, pas même les fables de La Fontaine. « La lecture est le fléau de l'enfance » (II). De douze à quinze ans se fera l'éducation intellectuelle, tout entière utilitaire et pratique. « A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré ». C 'est par des leçons de choses qu'Émile connaîtra les éléments de la géométrie, de la physique, de l'astronomie, de la géographie. Et pour parer aux revers de fortune, il apprendra le métier de menuisier (III). A seize ans on formera son cour à la pitié, à la charité; on lui montrera Dieu dans la nature et la conscience dans l'humain :  c'est la Profession de foi du vicaire savoyard (IV). Il ne reste plus qu'à marier Émile. On lui a réservé une jeune fille, Sophie, élevée suivant des principes analogues. On la lui présente et il l'épouse (V).

La pédagogie de Rousseau.
Émile a un précepteur, mais son vrai maître c'est la nature.

a) L'éducation négative. - Élever un enfant, c'est moins lui apprendre quelque chose que le préserver des mauvaises influences :
Si l'homme est bon par nature [...], il s'ensuit qu'il demeure tel tant que rien d'étranger à lui ne l'altère [...] fermez donc l'enfance au vice, et le coeur humain sera toujours bon. (Lettre à Christophe de Beaumont).
L'éducation est donc en réalité « négative » (Ibid.). C'est pourquoi l'autorité n'a pas à intervenir; la nature se chargera des réprimandes :
N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques, ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu'il se rappelle dans l'occasion : sans lui défendre de mal faire, il suffit de l'en empêcher. (Emile, livre III).
Elle se chargera aussi des enseignements :
Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux [...]. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. (Livre II. )
b) Valeur de la doctrine. - L'Émile, comme les autres ouvrages de Rousseau, est purement théorique, et Rousseau lui-même ne le croyait pas applicable. Il y a bien des machinations compliquées dans cette éducation naturelle (voir les livres II et III). Est-il possible de séparer en périodes successives la formation des sens, de l'intelligence et du coeur? Est-il nécessaire de faire retrouver à chaque enfant toutes les découvertes de l'esprit humain? Mais le livre dans son principe comme dans les détails abonde en vues ingénieuses et justes. Vouloir une personnalité libre et franche, une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine comme disait Montaigne, mettre l'enfance en contact avec les choses plutôt qu'avec les livres, ce sont là quelques-unes des idées directrices de la pédagogie moderne.
Le sentiment dans l'oeuvre de Rousseau.
N'étudier que les idées de Rousseau serait oublier une part non moins considérable et non moins importante de son oeuvre, celle du sentiment.

 La passion.
Son tempérament ardent le disposait à continuer la tradition du roman passionné inaugurée par l'abbé Prévost. La Nouvelle Héloïse eut un succès d'attendrissement analogue à celui de Manon Lescaut ou de Clarisse Harlowe de Richardson. Ce mélange de vertu et de passion balbutiante toucha les coeurs, surtout ceux des femmes :

Doux espoir, qui nourrissais mon âme et m'abusas si longtemps, te voilà donc éteint sans retour! Elle ne sera point à moi! Je la perds pour toujours! Elle fait le bonheur d'un autre! O rage! Ô tourment de l'enfer!... Infidèle! ah! devais-tu jamais... Pardon, pardon, madame, avez pitié de mes fureurs... Non, je ne vous ferai plus rougir de vous ni de moi. C'en est fait, il faut renoncer l'un à l'autre, il faut nous quitter : la vertu même en a dicté l'arrêt ; votre main l'a pu tracer. Oublions-nous... oubliez-moi du moins. (Nouvelle Héloïse, 3e partie, lettre 19).
Le roman est plein de scènes touchantes : la colère de M. d'Etanges qui menace sa fille (Partie I, lettre 63), le départ de Saint-Preux (I, 65), la maladie de Julie (III, 14), le retour de Saint-Preux (IV, 6), la promenade sur le lac (IV, 17), la mort de Julie (VI, 11)).

Les sentiments personnels.
Il y a beaucoup du Rousseau amoureux de Mme d'Houdetot dans Saint-Preux. Il se cache encore moins dans l'Émile, et les circonstances l'amenèrent à se mettre directement en scène. Il lui fallut défendre ses écrits dans sa lettre à l'archevêque de Beaumont (1763), dans ses Lettres écrites de la Montagne (1764) et, quand Voltaire dans un pamphlet, Le sentiment des citoyens (1765), eut révélé son intimité, défendre son caractère et sa conduite. Se peindre lui-même tel qu'il était, voilà son but dans les Confessions, les Dialogues et les Rêveries :

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature. (Confessions, Livre I, début).
Il n'a comme devancier que Montaigne, mais il se prétend plus franc que lui. Et en effet, tout en idéalisant son rôle ou celui de ses amis, il ne nous cache aucune de ses pires faiblesses. On le trouve tel qu'il se crut, ou tel qu'il fut, petit gascon indigné d'une punition imméritée (Confessions, partie I, livre I), apprenti maraudeur (id., ibid.), hôte complaisant de mme de Warens (id., I, 6), etc., puis hanté par la crainte de la persécution :
Ils le connaissaient ouvert et franc jusqu'à l'imprudence, détestant le mystère et la fausseté : ils l'ont entouré de trahisons, de mensonges, de ténèbres, de duplicité. (Rousseau juge de Jean-Jacques, 2e dialogue).
On le trouve enfin vieillard apaisé, se promenant aux environs de Paris, à Ménilmontant où il fut renversé par un chien (Rêveries d'un promeneur solitaire, 2e promenade), à la porte Maillot où il régale d'oublies tout un pensionnat (ibid., 9e promenade), tout ému encore au souvenir de son séjour à l'île Saint-Pierre (ibid., 5e promenade), où il connut le bonheur au sein de la nature.

Le sentiment de la nature.
Car la nature fut toute sa vie pour lui une amie fidèle et consolante. Il l'aime pour les spectacles magnifiques qu'elle offre à ses regards, les jeux de lumière sur les montagnes ou l'éclatant coloris des fleurs :

Au levant, les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver : elle réunissait toutes les saisons dans le même instant... Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir. (Nouvelle Héloïse, partie I, lettre 23).
Il l'aime pour les curiosités qu'elle lui révèle, une fois qu'il s'est adonné à la botanique (Rêveries, 5e promenade). Il l'aime pour les émotions qu'elle lui procure dans sa sauvagerie pittoresque :
Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. (Confessions, partie I, livre 4).
Il l'aime parce qu'elle est sa confidente habituelle. Elle est le témoin de ses heures d'ivresse :
Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse... Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche, au delà du torrent... Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre... « Quoi, dis-je à Julie, en la regardant avec un oeil humide, votre coeur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous? » (Nouvelle Héloïse, partie IV, 71).
Il se réfugie près d'elle dans ses heures de misanthropie (A Malesherbes, 26 janvier 1762). Elle lui apporte l'engourdissement et le calme (Rêveries, 5e promenade), en même temps qu'une extase religieuse :
... Cette étourdissante extase... dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois « O grand Être, O grand Être! », sans pouvoir dire ni penser rien de plus. (A Malesherbes, 26 janvier 1762).
Ainsi Rousseau enrichit la littérature française d'un sentiment nouveau et complexe qui n'est ni la notion métaphysique de Buffon, ni la vision artistique et pittoresque de Bernardin de Saint-Pierre, mais essentiellement l'intuition d'un rapport entre notre être et les choses.

L'art de Rousseau.
Rousseau n'écrit que dominé par sa sensibilité, et tout son art n'a pour but que de communiquer au lecteur, par une sorte de contagion, l'émotion qu'il éprouve.

Le sens dramatique. 
Il n'est pas un conteur spirituel comme Voltaire ou plein de verve comme Diderot. Il excelle à raconter pour toucher. Les personnages sont vivants, il voit les gestes et les attitudes. Julie va mourir et son amie Claire consulte anxieusement le médecin :

A l'instant Claire s'écrie en tendant à demi les deux bras: « Hé bien! monsieur!... le pouls?... la fièvre?... » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant; ses yeux pétillaient d'impatience, il n'y avait pas un muscle à son visage qui ne fût en action. (Nouvelle Héloïse, partie VI, lettre 11).
Rousseau ne manque pas d'ajouter le décor et toutes les circonstances qui peuvent rendre l'intérêt plus poignant. Julie est atteinte de la petite vérole. Saint-Preux prévenu accourt, pénètre dans la chambre de la malade, le soir, et couvre sa main de baisers (Nouvelle Héloïse, III, 14). Même une anecdote banale, M. Lambercier détruisant l'aqueduc édifié par Jean-Jacques et son cousin, racontée par Rousseau, prend une allure dramatique :
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-rn l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si vous pouvez [...]. Un aqueduc! un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables dont chacun portait au milieu de nos coeurs. (Confessions I, 1).
L'éloquence. 
Les scènes « sensibles »  portent en elles-mêmes leur vertu d'attendrissement les idées ont besoin du secours de l'éloquence.
a) Les procédés oratoires. - On trouve dans Rousseau tous les procédés oratoires : prosopopées (prosopopée de Fabricius dans le Discours sur les sciences et les arts), apostrophes (apostrophe à la conscience, Émile, IV), interrogations répétées :
S'il n'y a rien de moral dans le coeur de l'homme, d'où lui viennent donc ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d'amour pour les grandes âmes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant? (Émile, livre IV).
La période, un peu lourde, mais bien conduite, est fréquente. (On peut étudier à titre d'exemple dans le Discours sur l'Inégalité, 2e partie, le passage, trop long pour être cité : « Tant que les hommes se contentèrent [...]. On vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons »).

b) L'ironie. - Quelquefois le trait se ramasse en une ironie amère. Ainsi Rousseau écrit à un archevêque :

Que vous en discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité! Ne reconnaissant de droits que les vôtres, ni de lois que celles que vous imposez, loin de vous faire un devoir d'être justes, vous ne vous croyez pas même obligés d'être humains. (Lettre à Christophe de Beaumont, fin).
Il analyse les sentiments du spectateur qui vient d'admirer au théâtre la vertu et conclut par ce sarcasme un peu brutal :
Que voudrait-on qu'il fît de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien. (Lettre à D'Alembert).
Dans le Contrat social, volontairement écrit avec une logique plus froide, on voit encore souvent la flamme sombre d'une éloquence contenue :
Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le moyen de l'être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle, et même très vraie à certains égards : malheureusement on s'en moquera toujours dans les cours. (Contrat social, III, 6).
3° L'harmonie. 
Diderot par fougue, Buffon par noblesse, avaient déjà restitué dans la prose française la phrase oratoire. Rousseau, en musicien qu'il est, la dote d'une qualité nouvelle : l'harmonie, puissante ressource pour qui veut agir sur la sensibilité. Qu'on étudie dans la phrase suivante le rythme un peu alangui, les sonorités pleines, douces, prolongées par l'e muet, on verra tout ce qu'elles ajoutent il l'idée d'apaisement qu'il s'agit de rendre :
En sortant d'une longue et douce rêverie, | me voyant entouré de verdure, | de fleurs, d'oiseaux | et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d'eau claire et cristalline, | j'assimilais à mes fictions tous ces aimables objets, | et me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m'entourait, | je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités, | tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour! (Rêveries, 5e promenade).
Ce sont là des effets poétiques. Lamartine dans le Lac en devra quelques-uns à Rousseau (Nouvelle Heloïse, V, 17).

Conclusion.
Quelle que soit l'appréciationq ue l'on porte sur l'homme, il faut lui savoir gré d'avoir eu, au moins la chimère de la vertu. Comme écrivain, Rousseau a échafaudé sur la bonté originelle de l'homme insuffisamment démontrée, un système fragile où des idées excellentes voisinent avec des utopies dangereuses ou ridicules. Mais il a hâté le renouvellement moral, social et littéraire. Grâce à l'Émile les mères ont, nourri leurs enfants, les jeunes gentilshommes ont manié le rabot ou la lime, l'éducation est devenue plus concrète. La Nouvelle Héloïse a donné le goût de la nature sauvage. La Révolution a trouvé dans le Contrat social les droits de l'homme et le culte de l'Être suprême. Le lyrisme romantique, avec ses thèmes principaux : le moi, la nature et Dieu, date de lui, aussi bien que le roman champêtre de George Sand. Plébéien dans un siècle aristocratique, républicain dans une monarchie, protestant au milieu de catholiques, Suisse vivant en France, il ne ressemblait à personne, rien ne le soumettait à aux traditions nationales et classiques. C'est lui qui les a brisées, et il fut suivi.

Bernardin de Saint-Pierre 

Né au Havre en 1737 et devenu ingénieur des Ponts et Chaussées, Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) aspirait aux fructueuses et paisibles fonctions qu'il croyait dues à son mérite. Son caractère difficile l'obligea à courir le monde en quête d'une place qu'il obtenait souvent, mais qu'il ne pouvait jamais garder. C'est ainsi qu'il alla en Hollande, en Russie dans le génie, en Pologne, en Autriche, en Allemagne, à File de France, comme capitaine ingénieur du roi. Mais bientôt brouillé avec ses collègues, il dut rentrer en France. Au milieu de ses démarches et de ses réclamations, il fit la connaissance de Rousseau. Tous deux se croyaient victimes de la société, tous deux aimaient la nature : ils étaient faits pour s'entendre. Bernardin se met alors à écrire. Il se fait connaître par son Voyage à l'Ile de France (1773), devient célèbre par ses Études de la Nature (1784) et populaire par son roman de Paul et Virginie (1787). Il publia encore un conte, La Chaumière indienne, en 1790. Il avait la célébrité; la Révolution lui trouva enfin une place. Il fut intendant du Jardin des Plantes (1792), puis professeur de morale à l'Ecole Normale et membre de l'Institut. L'Empire lui donna la croix et des pensions : remarié et choyé dans son ménage, il connut un bonheur égoïste qui adoucit un peu son humeur. On publia après sa mort (1814) ses Harmonies de la Nature (1815).

La bonté de la nature. 
Cet ingénieur acariâtre a mis dans son oeuvre ses rêves d'universelle bonté en continuant jusqu'à l'exagération les théories de Rousseau.

L'humain but final de toute la nature.
Bernardin de Saint-Pierre croit comme Rousseau que l'humain est bon naturellement (Harmonies, I. VI). Mais il est persuadé que la nature est bonne aussi et dispose tout pour notre commodité. Elle nous fait apercevoir les fruits dans les arbres et les récifs dans la mer :

C'est pour faire apercevoir de loin les fruits des végétaux dans leur maturité que la nature les fait contraster alors de couleur avec les feuilles qui les ombragent. (Harmonies, livre I, Harmonies végétales des animaux).

La nature oppose pareillement, sur la mer, l'écume blanche des flots à la couleur noire des rochers, pour annoncer de loin aux matelots le danger des écueils. (Etude X).

Elle a disséminé ses productions pour faciliter les échanges :
Elle fit naître à la fois nos fléaux de nos croisades, et nos délices [le café] de la tasse d'un moine mahométan [...]. Les consolations des peuples policés [le tabac] sortent de la pipe d'un sauvage. (Etude II. Bienfaisance de la nature).
Elle est, aussi soucieuse de notre plaisir que de notre bien-être. En elle les contraires se marient, se fondent dans une harmonie d'où naît une satisfaction esthétique :
Lorsque deux contraires viennent à se confondre en quelque genre que ce soit, ou en voit naître le plaisir, la beauté, l'harmonie [...]. La nature oppose les êtres les uns aux autres, afin de produire entre eux des convenances [...] Je regarde cette grande vérité comme la clef de toute la philosophie. (Etude X).
La vie sociale régénérée par la nature. 
Comme Rousseau encore, Bernardin de Saint-Pierre voudrait rendre la société meilleure en la rapprochant de la nature (Etude XIII). Il a d'excellentes intentions, demande un abri pour les tailleurs de pierres, de la musique pour les fous, un Elysée pour les bienfaiteurs de l'humanité. Dans cet Elysée des monuments de ce genre apprendraient aux humains à s'entraider :
Au-dessous d'un bas relief de marbre de couleur, qui représenterait des petits enfants buvant, mangeant et se réjouissant, on lirait cette inscription : « Nous étions exposés dans les rues aux chiens, à la faim et au froid : une telle, de tel lieu, nous a logés, nous a vêtus, et nous a rendu le lait refusé par nos mères. » (Etude XIII, d'un Elysée).
Le bonheur par la vie naturelle.
 Pourtant le vrai bonheur ne se trouve qu'en dehors de la société des hommes. A la vie mondaine et corrompue Rousseau avait opposé dans la Nouvelle Héloïse la vie champêtre et saine. Bernardin de Saint-Pierre lui oppose l'idylle gracieuse de Paul et Virginie.

Paul et Virginie. - C'est le récit de la tendresse de deux enfants élevés ensemble dans l'lle de France (= île Maurice), au milieu d'une nature merveilleuse, et innocents comme elle. Une excursion qu'ils font pour demander la vie d'une esclave fugitive, une averse qui les surprend, leurs conversations près d'une fontaine, leur coin favori, sont tous les incidents de leur vie jusqu'au jour où le monde les sépare. Virginie part pour l'Europe chez une tante, y est malheureuse, et périt au retour dans un naufrage.

Cette fable montre que :

Notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu. (Avant-propos).
Paul et Virginie représentent l'âge d'or de l'humanité, la nature que n'a pas pervertie la société. Leur ignorance de toute morale et de toute science est la garantie de leur vertu-:
Jamais des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes; jamais les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennuis. Ils ne savaient pas qu'il ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun; ni être intempérants, avant il discrétion des muets simples; ni menteurs, n'ayant aucune vérité a dissimuler. (Paul et Virginie).
La peinture de la nature.
Cette philosophie naïve, touchante, et plus souvent ridicule, a fourni à Bernardin de Saint-Pierre l'occasion de peindre avec amour les différents spectacles de la nature.

 Les couleurs et les bruits. 
La nature n'est pas pour lui comme pour Rousseau une amie dont la sympathie est toujours prête. C'est un décor et une musique dont nous devons savoir jouir. Elle nous offre des harmonies de couleurs que Bernardin de Saint-Pierre rend d'un pinceau précis. (Etude X, des Couleurs).

Figurez-vous à l'horizon une belle couleur orange qui se nuance de vert et vient se perdre au zénith dans une teinte lilas, tandis que le reste du ciel est d'un magnifique azur. Les nuages qui flottent ça et là sont d'un beau gris perle. Quelquefois ils se disposent en longues bandes cramoisies de couleur ponceau et écarlate; toutes ces teintes sont vives, tranchées et relevées de franges d'or. (Voyage à l'Ile de France, Journal, juin 1768).
Elle a des mélodies profondes et mystérieuses quand les forêts sont agitées par les vents. (Harmonies, I. II. Harmonies aériennes des végétaux). Bien loin que nous lui prêtions nos sentiments, c'est elle qui en fait naître en nous, comme un art aux ressources infinies. La pluie qui tombe, par exemple (Etude XII), la contemplation des ruines, nous pénètrent d'une intime mélancolie :
Les ruines où la nature combat contre l'art des hommes inspirent une douce mélancolie. Elle nous y montre la vanité de nos travaux et la perpétuité des siens. Comme elle édifie toujours lors même qu'elle détruit, elle fait sortir des fentes de nos monuments des giroflées jaunes, des chenopodiums, des graminées, des cerisiers sauvages, des guirlandes de rubes, des lisières de mousses et toutes les plantes saxatiles, qui forment par leurs fleurs et leurs attitudes les contrastes les plus agréables avec les rochers. (Etude XII).
2° L'exotisme. 
Bernardin de Saint-Pierre avait, sur la plupart de ses contemporains, l'avantage de connaître la nature exubérante des tropiques. Il voulut leur en donner une idée dans Paul et Virginie :
J'ai tâché d'y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l'Europe. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux, dans les prairies et sous le feuillage des hêtres. J'en ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l'ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleur. (Avant-propos).
On a dans Paul et Virginie la vision d'une flore aux noms étranges, aux formes gracieuses et pleines. On aperçoit aussi dans ces forêts luxuriantes une faune exotique, des oiseaux au ramage et aux couleurs nouvelles.

Conclusion.
Bernardin de Saint-Pierre a donc développé le sentiment de la nature créé par Rousseau. Il y adjoignit la curiosité et surtout l'amour de la nature pour elle-même, pour ses couleurs, ses bruits et ses parfums. Dans la partie pittoresque et même philosophique de son oeuvre, Chateaubriand ne sera guère que l'héritier de Bernardin de Saint-Pierre. Nous sourions aujourd'hui des théories qui dans l'attendrissement général, à la veille de la Révolution, touchèrent les coeurs. Nous admirons le peintre qui nous a procuré des sensations nouvelles et montré ainsi que notre langue n'était pas seulement capable d'exprimer des sentiments ou des idées.(E. Abry / Ch.-M. Des Granges).

.


[Histoire culturelle][Langues][Dico des textes]
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2020. - Reproduction interdite.