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Littérature française au XVIIe siècle
Littérature mondaine et peinture de moeurs
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On peut grouper dans un même chapitre un certain nombre de gens du monde comme La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, Mme de Sévigné, qui furent en relations pendant leur vie et qui, en littérature, amateurs plutôt que professionnels, marquent le passage de la préciosité à l'art classique. On y ajoutera des auteurs qui, à la suite de La Rochefoucauld,  se sont consacrés à la peinture de moeurs comme La Bruyère et Saint-Simon.

La Rochefoucauld

François VI, d'abord prince de Marcillac, puis duc de La Rochefoucauld (1613-1680), fit ses débuts à la cour en intriguant contre Richelieu. Il n'obtint pas d'Anne d'Autriche, régente, la récompense qu'il espérait; et, entraîné par la duchesse de Longueville, il prit une part active à la Fronde. Blessé au combat du faubourg Saint-Antoine, déçu dans ses amours et ses ambitions, il renonça définitivement à la politique pour « la conversation des honnêtes gens, un des plaisirs qui le touchaient le plus ». (Portrait de La Rochefoucauld par lui même). Lié avec Mme de Sablé, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, il coula une paisible mais triste vieillesse.

Ses oeuvres comprennent ses Mémoires (1662) et ses Maximes (1665). Rédigées dans le salon de Mme de Sablé, celles-ci eurent de son vivant cinq éditions (1665, 1666, 1671, 1675, 1678), toutes remaniées et augmentées. Dans les dernières la pensée, peut-être sous l'influence de Mme de La Fayette, est adoucie par des souvent, des presque, etc.

Les Maximes. 
Les Maximes sont comme le testament moral de cette âme meurtrie par la vie. La Rochefoucauld donne envie de lire Corneille, tant son livre est douloureux. On ne peut mettre mieux en lumière toutes nos petitesses, toutes les hypocrisies que nous avons envers les autres et aussi envers nous mêmes. Mais pour dire sur l'humain toute la vérité, il faudrait croire à une certaine spontanéité irréfléchie dans la conduite, il faudrait aussi donner une place d'honneur à quelques exceptions; omission d'autant moins excusable que La Rochefoucauld lui-même en connaissait, témoin cette lettre de Mme de Sévigné, où, rapportant les paroles de Saint-Hilaire blessé à son fils, devant le cadavre de Turenne : « Mon fils, c'est ce grand homme qu'il faut pleurer », elle ajoute : « M. de La Rochefoucauld pleure lui-même en admirant la noblesse de ce sentiment » (9 août 1675).

Maximes précieuses. 
On peut laisser de côté un certain nombre de maximes qui sont surtout d'ingénieux effets de style destinés à provoquer l'admiration des salons :

La constance en amour est une inconstance perpétuelle qui fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons (CLXXV).

Il y a des reproches qui louent et des louanges qui médisent (CXLVIII).

Si nous résistons à nos passions, c'est plus par leur faiblesse que par notre force (CXXII).

Maximes personnelles. 
Il en est où l'on sent encore une blessure secrète plus ou moins cicatrisée. On pense aux relations de La Rochefoucauld et de Mme de Longueville quand on lit :
Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié (LXXII).
C'est l'adversaire malheureux de Richelieu et de Mazarin qui ne veut voir aux grands effets que de petites causes, et qui ne croit pas aux grands hommes :
Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions (VII).

A une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes (XXIV).

La théorie de l'amour-propre.
De ces boutades multipliées La Rochefoucauld a tiré un système général : il n'y a dans le monde qu'amour-propre et intérêt :
 L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs (II).

L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé (XXXIX).

Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger (I).

Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer (CLXXI).
L'analyse des vertus. 
Son analyse impitoyable nous montre « les vices qui entrent dans la composition des vertus » (CLXXII).
La sincérité. - La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres (LXIl).

La modestie. - Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois (CXLIX).

Le courage. - L'amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable et l'envie d'abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes. (CCXIII).

La charité. - Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons. (CCLXIll).

Le travail du style.
Rien ne saurait mieux faire comprendre ce que la langue française doit de nuances et de précision à ce goût mondain de l'analyse et des maximes que de voir, dans ses variantes, La Rochefoucauld à la recherche de l'expression juste, concise et abstraite. Un seul exemple suffira :
 
1re forme. - La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient : de là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application il ne lui faire aucun préjudice : cette crainte retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance ou la fortune lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses continuelles sur les autres.

2e forme. - L'amour de la justice n'est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir l'injustice (LXXVIII).

Le cardinal de Retz 

Paul de Gondi, cardinal de Retz (1614-1679), eut une vie très mouvementée où l'ambition d'arriver premier ministre met pourtant de l'unité. Entré dans les ordres par contrainte, il acheta le chapeau de cardinal et tâcha de renverser Mazarin par la Fronde : il ne réussit qu'à se faire emprisonner à Vincennes. Il s'évade, et, après la mort de Mazarin, s'applique à rendre des services à Louis XIV : il obtint sa grâce, des abbayes même, après qu'il se fut démis de l'archevêché de Paris; mais pas la moindre influence politique. Dès lors il vécut dans une retraite digne, entouré d'amis et d'écrivains, comme Mme de Sévigné, Boileau, Molière.

Ses oeuvres se composent d'un ouvrage de jeunesse : La conspiration de Fiesque, de Sermons, de Lettres et surtout des Mémoires qu'il rédigea seulement à partir de 1671 et qui ne parurent qu'en 1717. Ces Mémoires ne peuvent être consultées qu'avec beaucoup de circonspection par les historiens, car la vérité s'y trouve plus d'une fois déguisée. Pourtant la Fronde y revit tout entière comme une pièce ingénieusement machinée par le plus habile des metteurs en scène. (On peut lire sur la même époque les Mémoires de Mme de Motteville, médiocre écrivaine (1621-1689).

La pénétration politique.
Il avait pour la politique non seulement une imagination fertile en ressources, mais une qualité indispensable, la pénétration.

Les portraits.
Il a laissé dans ses Mémoires une série de portraits, souvent des différents Frondeurs, portraits surtout moraux, selon le goût du temps, qui sont souvent méchants, mais toujours vrais-:
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Coups de pinceau

« Gaston, duc d'Orléans. - Sa faveur ne s'acquérait pas, mais elle se conquérait... Comme sa faiblesse régnait dans son coeur par la frayeur et dans son esprit par l'irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie.

M. de Longueville était l'homme du monde qui aimait le plus le commencement de toutes les affaires.

Le prince de Conti. - Ce chef de parti était un zéro qui ne multipliait que parce qu'il était prince du sang : voilà pour le public. Pour ce qui est du particulier, la méchanceté faisait en lui ce que la faiblesse faisait en M. le duc d'Orléans; elle inondait toutes les autres qualités, qui n'étoffent que médiocres et toutes semées de faiblesses.

M. de Beaufort n'en était pas jusqu'à l'idée des grandes affaires : il n'en avait que l'intention; il en avait ouï parler aux Importants, et il avait un peu retenu de leur jargon; et cela, mêlé avec les expressions qu'il avait tirées très fidèlement de M. de Vendôme, formait une langue qui aurait déparé le bon sens de Caton. Le sien était court et lourd, et d'autant plus qu'il était obscurci par la présomption. II se croyait habile, et c'est ce qui le faisait paroître artificieux, parce que l'on connaissait d'abord qu'il n'avait pas assez d'esprit pour cette fin. Il était brave de sa personne, et plus qu'il n'appartient à un fanfaron. Il parlait, il pensait comme le peuple dont il fut l'idole quelque temps [...]. Il me fallait un fantôme, mais il ne me fallait qu'un fantôme; et par bonheur pour moi il se trouva que ce fantôme était petit-fils de Henri le Grand, qu'il parla comme on parle aux halles (ce qui n'est pas ordinaire aux enfants de Henri le Grand), et qu'il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de ces circonstances, et vous ne pouvez concevoir l'effet qu'elles firent dans le peuple.

Madame de Chevreuse. - Je n'ai jamais vu qu'elle en qui la vivacité suppléât au jugement; elle lui donnait même assez souvent des ouvertures si brillantes qu'elles paraissaient des éclairs, et si sages qu'elles n'eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles.

Anne d'Autriche. - La reine avait plus que personne que j'aie jamais vue de cette sorte d'esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. Elle avait plus d'aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d'application à l'argent que de libéralité, plus de libéralité que d'intérêt, plus d'intérêt que de désintéressement, plus d'attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d'intention de piété que de piété, plus d'opiniâtreté que de fermeté, et plus d'incapacité que de tout ce que j'ai dit ci-dessus. »
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. (P. de Retz, Mémoires. IIe partie, passim.).


La psychologie des révolutions.
Il n'a pas moins bien connu les foules qu'il était appelé à manier. Il savait que les hommes vont loin quand ils sont sortis de leur long respect pour le pouvoir établi et qu'on leur a fait sentir le mal dont ils soufrent :

Aussitôt qu'ils trouvent jour pour en sortir [...] ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu'ils passent tout d'un coup à l'autre extrémité, et que, bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles. (Ibid., Ile partie, t. I).
Il savait aussi qu'il faut à la tête d'un parti un grand nom. Voilà pourquoi dans un grand discours de ses Mémoires qui fait songer à ceux que les historiens anciens mettent dans la bouche de leurs personnages, il s'attache à entraîner définitivement Condé dans la révolte :
Votre Altesse n'empêchera pas par la force des armes les suites du malheureux état que je vous marque et dont nous ne sommes peut-être que trop proches. Elle voit que le parlement même a peine à retenir les peuples qu'il a éveillés; elle voit  que la contagion se glisse dans les provinces [...]. Tout branle, et votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l'éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où l'on est qu'il n'y a qu'Elle qui puisse y remédier. (IIe partie, t. II).
La peinture dramatique.
Cette extraordinaire personnalité qui se joue à l'aise au milieu des aventures politiques suffirait à expliquer l'intérêt des Mémoires de Retz. Mais ils séduisent aussi par la vie intense qui les anime.

Variété des scènes. 
Les épisodes attachants s'y succèdent ainsi que dans un roman, tantôt héroï-comiques, comme celui où Retz, en compagnie de Turenne et de Voiture, prit des capucins pour des fantômes (Mémoires, t. I), ou comme celui où Monsieur s'affole au moindre bruit, croyant qu'on vient l'arrêter (t. IV); tantôt dramatiques, comme son évasion de Vincennes (t. IV); tantôt pleins d'une grandeur tragique, comme les entrevues du cardinal et d'Anne d'Autriche en pleine émeute (t. I) et les scènes populaires de la rue.

Vie du récit. 
Tous ces récits ont une qualité commune : la vie. On voit les gestes, on entend les bruits, tout s'anime devant l'imagination du lecteur, comme dans le fragment suivant, où l'on voit de Retz intervenir entre les parlementaires et le peuple soulevé contre la paix :

Quand je fus dans la grande salle, je montai sur un banc de procureur, et ayant fait un signe de la main, tout le monde cria silence pour m'écouter [...]. Il me fallut jouer en un quart d'heure trente personnages tout différents. Je menaçai, je caressai, je commandai, je suppliai; enfin comme je crus me pouvoir au moins assurer de quelques instants, je revins dans la Grande Chambre, où je pris Monsieur le Premier Président que je mis devant moi en l'embrassant; M. de Beaufort en usa de la même manière avec M. le Premier Président de Mesme, et nous sortîmes ainsi avec le Parlement en corps, les huissiers à la tête (t. Il).

Les correspondances au XVIIe siècle

Causes de leur développement.
A partir du XVIIe siècle, en France, deux causes principales interviennent pour multiplier les correspondances et leur donner un intérêt général et littéraire.

L'organisation des postes. 
Après divers essais, l'État s'est chargé de la régie des postes, en a réglé les taxes en 1627, a installé dans les différentes villes des bureaux de dépêches, d'où partent à jour fixe, une fois ou deux la semaine, des courriers ordinaires, ou, comme on dit par abréviation, des ordinaires. Souvent aussi il y a des extraordinaires. Les lettres partaient de Paris pour la Provence le mercredi et le vendredi et y étaient rendues en cinq jours. Elles en mettaient dix de Provence en Bretagne. En somme, le service était assuré pour l'époque dans des conditions suffisantes de régularité, de vitesse, sinon toujours de discrétion.

L'esprit de société. 
Il était donc assez commode d'écrire. Il fallait faire savoir aux absents les nouvelles que ne leur apportaient pas, comme aujourd'hui, les médias; et les habitudes mondaines du temps donnaient le désir de continuer dans des lettres les conversations interrompues par la séparation. La lettre est à cette époque à la fois une gazette et une causerie. Elle circule de main en main; on la lit au milieu d'un cercle d'amis, demi-publicité qui invite le correspondant à surveiller sa plume sans lui interdire tout à fait l'aimable abandon de l'intimité.

Intérêt des Correspondances.
Voilà pourquoi les lettres du XVIIe et du XVIIIe siècles ont pour nous un intérêt littéraire et historique. Nous y trouvons exprimés, avec plus de sincérité que dans les mémoires, les sentiments personnels que s'interdit la littérature proprement dite, et beaucoup sont des documents : sur la politique, comme celles de Richelieu, de Louis XIV, de Condé; sur les idées, le caractère et les oeuvres des grands écrivains, comme celles de Racine et de Boileau, de La Fontaine, de Bossuet; sur la société épicurienne et libertine, comme celles de Saint-Evremond (1613-1703), qui vécut exilé en Angleterre, et qui, dans ses Réflexions sur les divers génies du peuple romain, dans sa Dissertation sur l'Alexandre de Racine, dans ses Notes sur la Tragédie ancienne et moderne, sur les Poèmes des Anciens, a émis des idées déjà modernes sur la différence des époques historiques et la relativité du goût en littérature. Mme de La Fayette, Bussy-Rabutin nous renseignent sur le grand monde; Mme de Maintenon nous fait connaître l'éducation a Saint-Cyr, et cette pédagogie fine et avisée, à la fois souple et ferme, que domine cette maxime où se reflète la personnalité de la directrice : « On doit moins songer à orner leur esprit qu'à former leur raison » (Aux Dames de Saint-Louis).

Parmi les épistoliers du XVIIe siècle, nous rencontrons d'abord Guez de Balzac et Voiture, deux des écrivains qui ont brillé à l'Hôtel de Rambouillet. Mais de toutes ces correspondances, celle qui a le plus de charme et de valeur est la correspondance de Mme de Sévigné.

Guez de Balzac.
Jean-Louis Guez de Balzac (1594-1654), né à Angoulême, en 1594, écrivit de Rome, en 1624, ses premières lettres. Il y avait accompagné le cardinal de La Valette, fils du duc d'Épernon, auquel il avait été d'abord attaché. Ces lettres furent très admirées; elles circulèrent dans la haute société parisienne; et quand Balzac revint à Paris, il se vit déjà célèbre. Mais, au lieu de se fixer dans la capitale, il se retira dans ses terres, sur les bords de la Charente, et c'est de là, de Balzac, qu'il correspondit avec ses contemporains. En 1635, il fut élu parmi les premiers membres de l'Académie française. Il ne parut que rarement à l'Hôtel de Rambouillet; mais ses lettres y étaient attendues, lues et admirées.

Lettres de Balzac. 
Ces lettres sont nombreuses; elles occupent un volume in-folio, sur deux, de l'édition de ses OEuvres complètes (1665). Elles sont adressées à tous les grands personnages du temps; mais le plus grand nombre vont à Chapelain et à Conrart, que Balzac savait gens capables d'apprécier et de faire apprécier son style. Il est question de tout, dans ces lettres, mais surtout des ouvrages nouveaux, sur lesquels Balzac aime à porter un jugement (lettre à Scudéry sur le Cid, 27 août 1637; lettre à Corneille sur Cinna, 17 janvier 1643), - de la campagne, qu'il aime et où il trouve le loisir et la solitude qui lui sont nécessaires pour travailler son style (lettre à Chapelain, 12 mai 1638), de questions religieuses et philosophiques, qu'il traite comme autant de lieux communs sur lesquels peut s'exercer son éloquence.
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Lettre au Cardinal de La Valette
qui devait se rendre à Rome
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Le 3 juin 1623.
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« ... A Rome vous marcherez sur des pierres qui ont été les Dieux de César et de Pompée : vous considérerez les ruines de ces grands ouvrages dont la vieillesse est encore belle, et vous vous promènerez tous les jours parmi les histoires et les fables. Mais ce sont les amusements d'un esprit qui se contente de peu, et non pas les occupations d'un homme qui prend plaisir de naviguer dans l'orage, et qui n'est pas venu au monde pour le laisser en oisiveté. Quand vous aurez vu le Tibre, au bord duquel les Romains ont fait l'apprentissage de leurs victoires et commencé ce long dessein qu'ils n'achevèrent qu'aux extrémités de la terre; quand vous serez monté au Capitole, où ils croyaient que Dieu était aussi présent que dans le ciel, et qu'il avait enfermé le destin de la monarchie universelle : après que vous aurez passé au travers de ce grand espace qui était dédié aux plaisirs du peuple et où le sang des martyrs a été souvent mêlé avec celui des criminels et des bêtes [le Colisée]; je ne doute point qu'après avoir encore regardé beaucoup d'autres choses, vous ne vous lassiez à la fin du repos et de la tranquillité de Rome, qui sont deux choses beaucoup plus propres à la nuit et aux cimetières qu'à la Cour et à la lumière du monde [...] Il est besoin pour une infinité de considérations importantes, que vous soyez au premier conclave et que vous vous trouviez à cette guerre, qui ne laissera pas d'être grande pour être composée de personnes désarmées et pour ne faire ni veuves ni orphelins. Je sais bien que vous avez vu ailleurs de plus dangereuses occasions et que vous avez souvent désiré des victoires plus sanglantes; néanmoins, quelque grand objet que se propose votre ambition, elle ne saurait rien concevoir de si haut, que de donner en même temps un successeur aux Consuls, aux Empereurs et aux Apôtres, et d'aller faire de votre bouche celui qui marche sur la tête des rois et qui a la conduite de toutes les âmes. »
 
. (Guez de Balzac).

Son éloquence. Ses Idées. 
Éloquence, c'est-à-dire art de bien parler, tel est en effet le mot par lequel les contemporains ont caractérisé le style de Balzac, dont les lettres ne sont, en aucune façon, des improvisations ou des épanchements. Tout y est calculé. Tout y est grave et noble. La phrase y est admirablement construite, équilibrée; le mot est toujours plein et vigoureux, et « mis en sa place ». Balzac rend donc à la prose le même service que Malherbe à la poésie. Il lui donne de la force et de la régularité. Cela ne va pas sans défauts. Balzac ne sait pas être simple, et il alourdit tout ce qu'il touche.

D'autre part, on est injuste envers lui, quand on lui refuse des idées, et quand on en fait un phraseur. Les lettres de Balzac frappent, au contraire, par la profondeur et par la beauté des idées générales. Il n'est guère de questions qu'il ne sache élever et soutenir par la philosophie, la morale et la religion. Comme critique, il a écrit d'excellentes pages; et ses dissertations à Mme de Rambouillet sur les Romains, comme sa lettre à Corneille, nous prouvent qu'il a le sens de la véritable histoire.

Il voulut, d'ailleurs, prouver qu'il était capable d'écrire des ouvrages de plus longue haleine. Il donna le Prince, éloge indirect de Louis XIII; Aristippe ou la Cour, dissertation sur la politique; et le Socrate chrétien. Si le style de ces trois ouvrages est, quand on les lit en entier, trop tendu et fatigant, les morceaux ont une singulière solidité, et ressemblent à des fragments traduits de Cicéron ou de Sénèque.

Très admiré par ses contemporains, qui l'ont surnommé le Grand Épistolier, Balzac fut vivement attaqué par le P. Goulu, supérieur général des Feuillants, qui l'accusa de plagiat et d'immoralité. Balzac se défendit avec hauteur, et l'opinion publique fut pour lui.

Voiture.
Fils d'un marchand de vin, d'Amiens, Vincent Voiture (1598-1648).occupa d'abord les fonctions de contrôleur général dans la maison de Gaston d'Orléans. Il suivit son maître à Bruxelles, en Lorraine, et fut chargé de missions en Espagne et en Italie. Il devint maître d'hôtel du roi en 1639, et fit encore de nombreux voyages en 1639, 1640 et 4652. Introduit à l'Hôtel de Rambouillet par un de ses anciens condisciples de collège, le comte d'Avaux, et par M. de Chaudebonne, son esprit suppléa à sa naissance et à sa fortune; et il y devint un personnage.

Il faut d'abord considérer en Voiture l'homme qui, pendant plus de vingt ans, anima et amusa l'Hôtel de Rambouillet. Il possédait deux qualités pour cet emploi : il avait de l'imagination, et Il avait du talent. Son imagination lui suggérait des idées pour amuser cette société, où l'on causait sans doute, mais où l'on ne dédaignait nullement les distractions mondaines les plus futiles. Voiture inventait des déguisements; il faisait paraître un jour des Suédois apportant à Julie une lettre de Gustave-Adolphe : Julie témoignait, en effet, d'une admiration sans bornes pour le héros suédois. Un autre jour, il amenait des ours jusque dans la Chambre bleue. Il organisait des parties de campagne (voir sa lettre au cardinal de La Valette, 1630), des bals masqués (voir la lettre de la carpe au brochet, 1643), etc. Les hommes de ce genre sont appréciés dans le monde; on y est à la fois pour eux très aimable et très exigeant. Voiture était inépuisable et complaisant. 

Mais, d'autre part, il avait du talent. Il n'était pas seulement « le monsieur qui sait conduire le cotillon » ou jouer à tous les jeux; il était poète, il était épistolier, il avait l'esprit de repartie et d'à-propos. Et par là il se faisait respecter, et un peu redouter. Il en arrivait même, car il ne craignait rien tant que de tomber dans le mépris qui est le juste salaire de la complaisance, à être impertinent. Condé disait de lui: « Il serait insupportable s'il était de notre monde ». Toujours est-il que Valère, comme on l'appelait, régna à l'Hôtel de Rambouillet, et que sa mort, en 1648, fut le premier signal de la dispersion.

Voiture a écrit des épîtres en vers, des sonnets, des stances, des madrigaux, des épigrammes, des rondeaux. Il fait, comme jadis Marot, de la poésie « d'actualité mondaine » , et il y est passé maître. Sa qualité essentielle est une certaine facilité de tour, qui charme encore; un art d'amener le trait ou la chute qui satisfait pleinement l'attente du lecteur; une justesse vraiment surprenante dans. l'emploi des métaphores et des figures. Il sait y ajouter la grâce parfois attendrie d'un badinage sentimental que Marot n'a pas connu. On rencontre les mêmes qualités (et les mêmes faiblesses) dans Voiture l'épistolier.
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Lettre de recommandation à un magistrat
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[... 1643]
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« A Monsieur le Président de Maisons.

Monsieur, 

Madame de Marsilly s'est imaginé que j'avais quelque crédit auprès de vous, et moi qui suis vain, je ne lui ai pas voulu dire le contraire. C'est une personne qui est aimée et estimée de toute la cour, et qui dispose de tout le Parlement. Si elle a bon succès d'une affaire dont elle vous a choisi pour juge, et qu'elle croie que j'y ai contribué quelque chose, vous ne sauriez croire l'honneur que cela me fera dans le monde, et combien j'en serai plus agréable à tous les honnêtes gens. Je ne vous propose que mes intérêts peur vous gagner; car je sais bien, Monsieur, que vous ne pouvez être touché des vôtres. Sans cela, je vous promettrais son amitié. C'est un bien par lequel les plus révérés juges se pourraient laisser corrompre, et dont un aussi honnête homme que vous doit être tenté. Vous le pouvez acquérir justement; car elle ne demande de vous que la justice. Vous m'en ferez une que vous me devez, si vous me faites l'honneur de m'aimer toujours autant que vous avez fait autrefois, et si vous croyez que je suis votre, etc. »
 

. (V. Voiture).

Les Lettres de Voiture.
Voiture n'est pas un épistolier du genre de Guez de Balzac; mais, comme Balzac, il écrit des lettres destinées à être lues dans un cercle mondain, et dont, par conséquent, le style est fort travaillé. Il adresse ses lettres soit à des personnages dont il est le protégé, soit à des amis de l'Hôtel de Rambouillet. Elles sont au nombre de deux cents et, elles furent recueillies après sa mort par son neveu Pinchêne.

Le ton en est très varié. En tête, on peut citer la célèbre lettre sur Richelieu, écrite en 1636, après la prise de Corbie, et qui est du style le plus solide et le plus historique. Voiture sait parler sérieusement des Romains et d'Alexandre à Mme de Rambouillet (lettre XXXVI). Les lettres à des grands seigneurs comme Condé, le marquis de Pisani, le comte d'Avaux, le cardinal de La Valette, offrent un piquant mélange d'éloges hyperboliques et de badinage mondain. Voiture excelle à raconter : il nous dit spirituellement comment il a été berné (lettre IX); ou comment il voyage sur le Rhône (lettres CXXVII et CXXVIII); il fait au cardinal de La Valette un récit charmant d'une fête à la campagne (lettre X). Parfois, il pousse le badinage jusqu'au mauvais goût, comme dans la trop célèbre lettre de la carpe au brochet. Mais enfin, toute cette correspondance est celle d'un homme très spirituel, qui sait fort bien sa langue, qui a des ressources infinies dans l'esprit et dans le style, - et à qui on ne peut reprocher que de vouloir trop plaire.

Mme de Sévigné

Marie de Rabutin-Chantal (1626-1696). était née à Paris. Restée orpheline de bonne heure, elle eut pour tuteur le « bon » Coulanges; pour maîtres, Chapelain et Ménage, qui l'introduisirent à l'Hôtel de Rambouillet. Elle épousa pour son malheur, en 1644, le marquis de Sévigné. Veuve en 1650 avec deux enfants, Marguerite et Charles, elle dut s'appliquer toute sa vie à sauver une fortune compromise d'abord par son mari, puis par les dépenses des Grignan et les prodigalités de son fils.

Séjours à Paris, à Livry, ou en Bretagne dans sa propriété des Rochers, voyages en Provence auprès de sa fille, telle fut son existence tout unie, où elle avait su trouver l'agrément à défaut du bonheur. Elle mourut courageusement en 1696, en laissant à ses nombreux amis le regret d'une « société, délicieuse », au témoignage même de son gendre. (Lettre de M. de Grignan à M. de Coulanges, 23 mai 1696).

Sa fille avait épousé en 1669 le comte de Grignan, gouverneur de Provence. C'est avec elle qu'elle entretint sa principale correspondance. Elle est ausi en relations suivies avec le jeune ménage Coulanges, son cousin Bussy-Rabutin auquel elle a pardonné un portrait satirique qu'il avait publié d'elle dans son Histoire amoureuse des Gaules, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, le philosophe Corbinelli, etc. Ses lettres furent publiées en 1734-1737, sous la direction de sa petite-fille Mme de Simiane.

Il y a juste assez de coquetterie et de grâces cherchées dans cette Correspondance pour qu'elle supporte difficilement une lecture prolongée et suivie. C'est son infériorité sur celle de Voltaire. Mais il n'est pas de plus riche musée de peintures colorées, vivantes et vraies. C'est en cela qu'on reconnaît la contemporaine des grands classiques, avec quelque chose de primesautier, de délicat, de libre qui était le charme de cet auteur. En entrant dans l'intimité de Mme de Sévigné par la lecture de sa correspondance on comprend qu'elle a trouvé autour d'elle tant d'affections sincères.

 
A Madame de Grignan
Séparation
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A Paris, vendredi 6 février [1671]
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« Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre; je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en allai donc à Sainte-Marie, toujours pleurant et toujours mourant : il me semblait qu'on m'arrachait le coeur et l'âme; et en effet, quelle rude séparation! Je demandai la liberté d'être seule; on me mena dans la chambre de Madame du Housset, on me fit du feu; Agnès me regardait sans me parler, c'était notre marché; j'y passai jusqu'à cinq heures sans cesser de sangloter : toutes mes pensées me faisaient mourir. J'écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton; j'allai ensuite chez Madame de La Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu'elle y prit. Elle était seule, et malade, et triste de la mort d'une soeur religieuse; elle était comme je la pouvais désirer. M. de la Rochefoucauld y vint; on ne parla que de vous, de la raison que j'avais d'être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Merlusine. Je vous réponds qu'elle sera bien relancée [...] Je revins enfin à huit heures de chez Madame de La Fayette; mais en entrant ici, bon Dieu! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré? Cette chambre où j'entrais toujours, hélas! j'en trouvai les portes ouvertes; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin, je n'étais point avancée d'un pas pour le repos de mon esprit. L'après-dînée se passa avec Madame de La Tronche à l'Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre qui me remit dans les premiers transports, et ce soir j'achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j'apprendrai des nouvelles; car pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici. Toute ma lettre serait pleine de compliments, si je voulais.-»
 
. (Mme de Sévigné).
Son coeur.
Elle était aimable d'abord parce qu'elle savait aimer.

La tendresse. 
Sans doute sa fille fut sa seule passion; en elle beauté, esprit, style, elle adore tout (voir les lettres à Mme de Grignan des 6 août 1670, 16 octobre 1689, 19 avril 1689). Le jour où elle dut la quitter fut la grande douleur de sa vie (voir lettre du 6 février 1671). Et sa tendresse se faisait à distance plus pressante, plus inquiète, au point de fatiguer mme de Grignan, qui, en lisant à des tiers les lettres de sa mère, en sautait les «-tendresses-» :

Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne, et moi je montre quelquefois à certaines gens celles que vous m'écrivez. (A Mme de Grignan, 11 mars 1671).
Mais il y avait encore dans son coeur une place de choix pour ses amis et dans des circonstances où la fidélité était une preuve de courage : pour Fouquet et Pomponne dans leur disgrâce, Pour de Retz vieillissant; et elle avait le droit d'écrire à Bussy :
Apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit Mme de Bouillon, mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des disgraciés, qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux (26 juillet 1668).
La bonté.
On l'a accusée de sécheresse pour avoir parlé sans émotion de paysans roués en Bretagne, des Dragonnades dans les Cévennes, du supplice de la Brinvilliers, célèbre empoisonneuse. (A Mme de Grignan, 17 juillet 1676). Mais pouvait-elle s'indigner de procédés courants à l'époque et faut-il, pour être sensible, s'apitoyer sur les criminels? Ce qui est certain, c'est que les métayers devaient aimer la châtelaine des Rochers, qui, même à court d'argent, se montrait libérale avec eux :
J'ai donné d'assez grosses sommes depuis mon arrivée : un matin huit cents francs; l'autre mille francs; l'autre cinq; un autre jour trois cents écus; il semble que ce soit pour rire, ce n'est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n'ont pas un unique sou pour les payer : que fait-on? il faut bien leur donner. (A Mme de Grignan, 15 juin 1680).
La bonne humeur. 
Sa nature aimante fut préservée des sentimentalités mièvres et des mélancolies rêveuses par un heureux équilibre, par un ardent amour de la vie, surtout par une gaieté naturelle qui brillait sur sa physionomie et souvent fusait en saillies spirituelles. Mme de La Fayette, en faisant le portrait de son amie, écrit : « Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos veux que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux. » (Portrait de Mme de Sévigné, par Mme de La Fayette). Bussy-Rabutin va même jusqu'à lui faire un reproche de cet enjouement qui la rendait si agréable dans le monde, et prétend qu' « on lui trouve un caractère un peu trop badin pour une femme de qualité ». (Histoire amoureuse des Gaules).

La philosophie. 
Sa gaieté, pourtant, n'était pas frivole. Elle songe volontiers aux plus graves questions, sans pédanterie du reste. La mort de Louvois éveille en elle toutes sortes de réflexions chrétiennes (A M. de Coulanges, 26 juillet 1691). Ailleurs, elle se demande et explique pourquoi nous pouvons supporter la vieillesse (Au président de Moulceau, 27 janvier 1687). Il lui arrive même de se poser sous une forme familière et plaisante le problème du mal :

Je voudrais bien me plaindre au P. Malebranche des souris qui mangent tout ici : cela est-il dans l'ordre? quoi? de bon sucre, du fruit, des compotes! Et l'année passée, était-il dans l'ordre que de vilaines chenilles dévorassent toutes les feuilles de notre forêt et de nos ,jardins, et tous les fruits de la terre? (A Mme de Grignan, 4 août 1680).
Elle se trouvait merveilleusement disposée pour assister au spectacle de la vie, assez sensible pour s'en émouvoir, assez gaie pour s'en amuser, assez philosophe pour le comprendre.
 
A Mme de Grignan
Les bois du Buron
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De Nantes, lundi au soir, 7 mai [1680]
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« Je vous écris ce soir, parce que, Dieu merci, je m'en vais demain dès le grand matin, et même je n'attendrai pas vos lettres : je laisse un homme qui me les apportera à la dînée, et je laisse ici cette lettre qui partira ce soir, afin qu'autant que je le puis il n'y ait rien de déréglé dans notre commerce. J'écris aujourd'hui comme Arlequin, qui répond avant que d'avoir reçu la lettre.

Je fus hier au Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre : il y avait les plus vieux bois du monde; mon fils, dans son dernier voyage, lui a donné les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté; tout cela est pitoyable : il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu'il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris. Il trouve l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre; c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset qui fond l'argent. Ma bonne, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes; tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le coeur; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point parlé, comme celui où était Clorinde? Ce lieu était un luogo d'incanto, s'il en fut jamais : j'en revins donc toute triste; le souper que me donna le premier président ne fut point capable de me réjouir [...]
.
J'ai été dire adieu à mes pauvres soeurs, que je laisse avec un très bon livre. J'ai pris congé de la belle prairie; mon Agnès pleure quasi mon départ; moi, ma bonne, je ne pleure point et suis ravie de m'en aller dans mes bois; j'en trouverai au moins aux Rochers qui ne seront point abattus. »
 

. (Mme de Sévigné).
La vie du récit.
Le récit se retrouve dans sa Correspondance aussi animé que dans la réalité. Ses lettres sont d'une grande valeur documentaire, parce qu'elles contiennent des détails sur certains événements historiques (procès de Fouquet, disgrace de Pomponne, mort de Turenne, etc.), sur la vie de cour et de société, sur la province, sur le succès des prédicateurs et des écrivains; elles sont la gazette du temps. Mais elles doivent leur intérêt littéraire à ce que Mme de Sévigné a fait mieux que de renseigner sa fille, elle lui a mis les scènes tontes vivantes sous les yeux.

Les croquis.
Elle ne fait pas le portrait patiemment dessiné, mais le croquis rapide : M. le Prince en costume de noce (17 janvier 1680), elle-même en malade :

Au reste, si vous m'aviez vu faire la malade et la délicate dans ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se coiffait en toupet, qui mettait son busc entre sa chair et sa chemise, et qui ne s'asseyait que sur la pointe des sièges pliants. (A Mme de Grignan, 22 mars 1676).
 Voici une forge :
Nous allâmes dans un véritable enfer, ce sont des forges de Vulcain : nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes forgeant non pas les armes d'Enée, mais des ancres pour les vaisseaux; jamais vous n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence [...]. De temps en temps ces démons venaient autour de nous, tout fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs. (A Mme de Grignan, 1er octobre 1677).
On pourra voir encore la noce de Mme de Louvois avec « embarras de carrosses, cris dans la rue [...], pieds entortillés dans les queues » (29 novembre 1679), le jeu à la Cour (29 juillet 1676), les États de Bretagne (19 août 1671), un groupe de faneuses (22 juillet 1671), une procession, « le parlement en robes rouges et toutes les compagnies supérieures suivent cette châsse qui est brillante de pierreries » (19 juillet 1675), Vichy (20 mai 1676), etc.

Le pathétique
Cette vérité de rendu se retrouve dans les grandes scènes dramatiques. Mme de Sévigné sent bien que toute recherche d'art ne vaudrait pas la simplicité toute nue des faits. Cette angoisse de Mme de Longueville s'enquérant de son fils est la nature même :

« Ah! Mademoiselle! comme se porte Monsieur mon frère? » Sa pensée n'osa aller plus loin. « Madame il se porte bien de sa blessure. - Il y a eu combat. Et mon fils? » On ne lui répondit rien. « Ah? Mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi : Est-il mort? - Madame, je n'ai point de paroles pour vous répondre. - Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? N'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu! quel sacrifice! » Et là-dessus elle tombe sur son lit... (A Mme de Grignan, 20 juin 1672).
Il y a de la grandeur et pourtant nul apprêt dans le récit bien connu de la mort de Turenne. (A Mme de Grignan, 9 août 1675).

Le comique.
Elle n'a pas d'autre secret que celui de s'effacer derrière ses personnages. Par caractère, elle aime les anecdotes divertissantes. Elle y réussit parce qu'elle garde à merveille la vérité du dialogue et le trait de caractère : c'est le maréchal de Grammont, vieux courtisan qui vient de trouver mauvais un madrigal et s'écrie quand le roi lui apprend qu'il est de lui :

Ah! Sire, quelle trahison! que votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement (1er décembre 1664).
C'est Boileau, nommant enfin à un jésuite l'écrivain qui, à son gré, surpassait les anciens et les modernes :
Enfin Despréaux le prend par le bras, et le serrant bien fort lui dit : « Mon père, vous le voulez; hé bien! morbleu, c'est Pascal ». (A Mme de Grignan, 15 janvier 1690).
A l'occasion son récit part d'un train d'enfer quand il s'agit de montrer l'archevêque de Reims revenant à toute allure de Saint-Germain et renversant un passant. (A Mme de Grignan, 5 février 1674).

La nature. 
Ainsi tout vit chez elle, et jusqu'à la nature. Elle a cette originalité pour l'époque d'admirer les beaux paysages (à Mme de Grignan, Marseille, mercredi... 1672) et d'aimer la campagne, surtout son parc des Rochers :

J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires, tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits et beaux en perfection; ils sont élagués et font une ombre agréable : ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur : il y a un petit air d'amour maternel dans ce détail; songez que je les ai tous plantés et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver. (A Mme de Grignan, 29 septembre 1675).
Et les beaux arbres ne sont pas seulement un décor à ses yeux. Ils sont des êtres, nous les voyons pousser :
Que pensez-vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours? Vous allez dire du vert. Point du tout, c'est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge; et puis ils poussent tous une petite feuille, et comme c'est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. (A Mme de Grignan, 19 avril 1690).
Le style. 
Mme de Sévigné admirait beaucoup La Fontaine dont elle trouvait les Fables «-divines-» (au comte de Bussy, 20 juillet 1679). Elle se rapproche de lui par son goût de la nature et son art si vivant.

Le pittoresque. 
Elle cherche, il est vrai, à faire à ses correspondants les honneurs de son esprit :

Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire. (A Mme de Grignan, 1er décembre 1675).
Mais elle écrit le plus souvent très vite (Au comte de Bussy, 20 juillet 1679). Elle rencontre l'expression imagée et vive, presque toujours charmante, quelquefois profonde. Elle a surnommé sa petite-fille Pauline, ses petites entrailles; elle écrit à Mme de Grignan : La bise de Grignan me fait mal à votre poitrine (29 décembre 1688); elle voudrait faire de Nicoleun bouillon et l'avaler (4 novembre 1671); elle trouve en parlant du boulet qui a tué Turenne : Je vois ce canon chargé de toute éternité (6 août 1675); en parlant de Jacques II en fuite : Il mangea, ce roi, comme s'il n'y avait point de prince d'Orange dans le monde (11 mars 1689).

La préciosité.
Pourtant il reste en elle des traces de préciosité. On le voit bien à son admiration fidèle pour Corneille (10 mars 1672), pour les romans, pour le « clinquant du Tasse ».

Elle se souvient de son passage à l'Hôtel de Rambouillet quand elle accumule les épithètes dans la lettre sur le mariage de Lauzun (15 décembre 1670), ou quand elle propose des énigmes :

Devinez ce que c'est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le plus vite et qui s'en va le plus lentement; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence et qui vous en retire le plus loin, etc... C'est un rhumatisme. (A Mme de Grignan, 3 février 1676).
Ou bien encore quand elle risque un médiocre calembour :
Ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux Contes de La Fontaine. (A Mme de Grignan, 31 mai 1671).
Au total c'est un style complexe. Il fait songer souvent à La Fontaine, plus d'une fois à La Bruyère, et par moments à Voiture.

La Bruyère

La Bruyère était né à Paris de famille bourgeoise. Il commença par faire des études de droit et fit même un stage d'avocat à Paris. Il ne tarda pas à renoncer à cette profession, et grâce à un héritage put acheter la charge (le trésorier des finances à Caen. Sur la recommandation de Bossuet, il entra dans la maison de Condé en 1684 pour enseigner l'histoire au duc de Bourbon, et y resta jusqu'à sa mort, malgré l'humeur désagréable du grand Condé, auquel manquaient les « moindres vertus », (portrait d'AEmile, chapitre du Mérite personnel) et le caractère difficile de son fils, M. le Duc (voir ce qu'il dit des enfants dans le chapitre de l'Homme).

Il fit paraître en 1688 les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. L'ouvrage eut de son vivant neuf éditions. A partir de la quatrième (1689), Théophraste fut relégué à la fin du volume, et le livre s'enrichit régulièrement de caractères inédits et d'attaques de plus en plus vives contre la société contemporaine. - La huitième (1694) comprenait en outre le Discours de Réception à l'Académie française, où La Bruyère avait été reçu en 1693, et la préface qui l'accompagne.

La Bruyère est un témoin précieux de son temps. On peut en croire Bussy-Rabutin. «-Pour moi qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux ». (Lettre au marquis de Termes, 10 mars 1688.) La lecture des sermonnaires contemporains, l'étude des ordonnances royales ne font que confirmer ses critiques. Il faut se défier seulement du ton, que La Bruyère a tendance à forcer pour soulager son coeur ou pour préparer un effet. Et l'on aimerait ce livre des Caractères autant que l'auteur lui-même est aimable, si l'on y sentait seulement un peu moins de coquetterie.
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Le Fat

« L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence : je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'oeuvre; la garde de son épée est un onyx, il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage; et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon; je vous quitte de la personne.

Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat. »
 

(La Bruyère, Caractères, Chap. Il, Du mérite personnel).

Théories littéraires.
La Bruyère vint assez tard à la littérature, et seulement après de pénétrantes méditations sur l'art d'écrire dont les principales se retrouvent dans le chapitre des Ouvrages de l'Esprit.

L'observation. 
Il était grand admirateur de Boileau, de La Fontaine et de Racine (Le Discours de réception à l'Académie française). Il partage leurs idées. Comme eux il croit qu'il faut prendre les anciens pour modèles :

On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation. (Des Ouvrages de l'Esprit).
Mais, comme eut aussi, il se vante de peindre d'après nature tout en se défendant de faire des personnalités
  ... J'ai pris un trait d'un côté et un trait d'un autre; et, de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables. (Préface du Discours de réception à l'Académie française).
Pourtant, s'il est vrai que les nombreuses Clefs, qui parurent en nommant les prétendus originaux des principaux portraits, montrent par leur désaccord même qu'elles sont dans l'erreur, il n'est pas niable que La Bruyère n'ait visé parfois certains de ses contemporains et qu'il faut reconnaître dans AEmile (du Mérite personnel) le grand Condé; dans Ménalque (ibid.) beaucoup de traits du duc de Brancas; dans Cydias (de la Société et de la Conversation), Fontenelle; dans le H. G., le Mercure galant, etc.

La variété.
Ces allusions transparentes, qu'on aimait aussi dans les sermons de Bourdaloue, contribuèrent à faire lire les Caractères avec avidité, ainsi que la variété que La Bruyère eut soin d'y introduire :

Vous écrivez si bien, Antisthène! Continuez d'écrire [...]. Traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique et qui n'ait point de fin; et ils devraient ajouter, et nul cours. (Des Jugements).
Il savait qu'au milieu de tant de remarques, il faut à la curiosité le stimulant de l'imprévu, et que la méthode eût été l'ennui. L'ouvrage est encadré entre une profession de foi littéraire (les Ouvrages de l'Esprit) et une profession de foi religieuse (les Esprits forts). Au centre, la Ville, la Cour, les Grands, le Souverain ou la République forment une suite naturelle. Il n'en faut pas demander davantage à un album de croquis, et il n'y a pas lieu de prendre au sérieux la réponse de La Bruyère à ceux qui reprochaient à son ouvrage le manque de composition :
N'ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes, la connaissance de Dieu : qu'ainsi ils ne sont que des préparations du seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu. (Préface du Discours de Réception).
La délicatesse de l'expression. 
Il trouvait aussi que, pour plaire, une oeuvre comme la sienne devait être relevée par l'expression. Il est sur le style d'accord avec Boileau :
Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. (Des Ouvrages de l'Esprit).
Mais il ajoute au naturel la délicatesse. Une certaine hardiesse ne l'effraie pas :
L'on peut en une sorte d'écrits hasarder de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir ou à les entendre. (Ibid.).
Et si on l'accuse de trop de recherche, il s'en excuse par un madrigal :
Ce n'est que par la trop bonne opinion qu'on a de ses lecteurs. (Ibid.)
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La fausse et la vraie grandeur

« La fausse grandeur est farouche et inaccessible; comme elle sent son faible, elle se cache ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse manier et toucher; elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes
petits. »
 

(La Bruyère, Caractères, Chap. Il, Du mérite personnel).

La peinture de l'Humanité.
Il ne craint toutefois pas de leur dire leurs vérités. Il a lu Pascal, La Rochefoucauld, Malebranche; écouté les sermonnaires, et il reprend après eux les défauts de l'humanité.

Le mal dans la vie. 
Telle de ses remarques rappelle la misanthropie résignée de Philinte (Misanthrope, I, I) :

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres; ils sont ainsi faits, c'est leur nature; c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève. (De l'Homme).
Entre concitoyens, les hommes ne cherchent qu'à se duper :
Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole : honte de l'humanité! (De l'Homme).
Entre peuples, ils se battent :
De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres : et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire. (Du Souverain ou de la République).
Aussi la vie n'est-elle qu'une série d'espoirs déçus et de tristesses, et il s'écrie avec une mélancolie dont l'accent personnel n'est pas absent :
Il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. (Du Coeur).
La possibilité du bien.
Mais son pessimisme n'est pas définitif comme celui de La Rochefoucauld. Espère-t-il réellement corriger l'humanité?
Il demande des hommes un plus grand et un peu plus rare succès, que les louanges et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. (Des Ouvrages de l'Esprit).
On peut en douter. Mais il croit à l'héroïsme spontané :
Il y a de certains grands sentiments, de certaines actions nobles et élevées, que nous devons moins à la force de notre esprit qu'à la bonté de notre naturel. (Du Coeur).
Il croit à la bonté et à la charité :
Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on vient de donner (Ibid.).
La peinture des moeurs contemporaines.
La Bruyère n'a pas fait de brandes découvertes dans l'analyse morale :
Sur ce qui concerne les moeurs le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. (Des Ouvrages de l'Esprit).
Son originalité a été de peindre les moeurs de son siècle.

La façon de vivre. 
Il a vu autour de lui des avares (de l'Homme), des hypocrites comme Onuphre (de la Mode), des fats comme Théodecte (de la Société), des égoïstes comme Gnathon (de l'Homme). Ce sont là des types éternels. Mais son crayon a surtout noté les «-caractères » particuliers à son temps. Ce sont des beaux esprits, petits-fils des précieux, les diseurs de Phébus (de la Société), des nouvellistes au courant de tout (Arias, ibid.), des amateurs de tulipes (de la Mode), des Pamphile qui ne veulent être vus qu'avec de grands personnages (des Grands), etc. La Bruyère nous mène à la promenade, rendez-vous des élégances :

L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé. (De la Ville).
Il nous introduit à la cour au petit lever du roi :
N*** arrive avec grand bruit : il écarte le monde, se fait faire place; il gratte, il heurte presque; il se nomme : on respire et il n'entre qu'avec la foule. (De la Cour).
Il nous guide au milieu de toutes ces figures qui passent et parfois, d'un geste vif, leur arrache leur masque :
Il y a deux espèces de libertins : les libertins, ceux du moins qui croient l'être, et les hypocrites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas être crus libertins. (Des Esprits forts).
Les conditions sociales.
Quelquefois il n'est qu'un spectateur amusé, mais souvent il s'indigne. Il y a déjà de la satire sociale dans Molière, dans Racine (Les Plaideurs), dans La Fontaine, dans Bourdaloue et les prédicateurs. Mais La Bruyère en reprenant leurs critiques y ajoute une amertume personnelle, venue de ses rancunes ou de sa pitié.

a) Les Grands. - Il paye à Louis XIV le tribut d'éloges nécessaires (Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner, etc., du Souverain, fin), tout en l'avertissant discrètement comme Bossuet ou Bourdaloue. Mais à la noblesse il dit cruellement son fait, comme quelqu'un qui la connaît bien, mais n'a pas sa place parmi elle. Elle est vaine et inutile :

Le peuple n'a guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un
bon fonds et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? Je ne balance pas; je veux être peuple. (Des Grands).

Et tandis que la noblesse se ruine, une indigne aristocratie d'argent s'élève et prend sa place : ce sont les financiers ou partisans contre lesquels La Bruyère multiplie les attaques (des Biens de fortune).

Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle? (Des Biens de fortune).

b) Les Juges. - Il n'aime pas davantage la noblesse de robe. Non contents d'être ignorants (De quelques Usages), les magistrats sont frivoles : ils imitent les petits maîtres (De la Ville). Aussi ne faut-il pas s'étonner s'ils se trompent et quelquefois exprès :
Je dirai presque de moi : « Je ne serai pas voleur ou meurtrier ». « Je ne serai pas un jour puni comme tel », c'est parler bien hardiment. (De quelques Usages.)

Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde un procès. (Ibid.).

c) Le peuple. - Il s'attaque aussi aux abbés mondains (de quelques Usages, de la Chaire). Mais au contraire la bourgeoisie, dont il est, se trouve presque complètement épargnée, et le peuple a toute sa sympathie. Après La Fontaine, mais avant Fénelon (Lettre à Louis XIV, 1691), avant Bois-Guillebert (le Détail de la France sous le règne de Louis XIV, 1695), avant Vauban (la Dîme Royale, 1707), il a signalé avec émotion sa misère :
Il y a des misères sur la terre qui saisissent le coeur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. (Des Biens de fortune).
Les paysans

« L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent, et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre; et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semés.-»
 

(La Bruyère, Caractères, Chap. Xl, De l'homme).

L'art « d'attirer l'attention ». 
La matière des Caractères est assez riche pour offrir par elle-même une suffisante variété. Toutefois La Bruyère, on l'a vu, craint sans cesse d'ennuyer, et, selon la remarque de Taine, il s'efforce « d'attirer l'attention ».

Les portraits.
Le fond de son livre est constitué par des portraits et des maximes qui sont, La Bruyère le sait bien, les deux genres les plus aimés du public. Mais il renouvelle complètement le portrait. Au lieu de juxtaposer un portrait physique et un portrait moral, il fait des signes extérieurs : air, costume, attitudes, gestes, etc., autant d'indications du caractère. Pour l'observateur,

Un sot ni n'entre, ni ne sort, ni se s'assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes comme un homme d'esprit. (Du Mérite personnel).
Le moraliste n'a donc qu'à faire vivre le personnage sous nos yeux, en soulignant ses traits distinctifs pour nous donner le plaisir de reconnaître en lui le riche, le pauvre, l'amateur de fruits, etc. « Giton a le teint frais, le visage plein ». Phédon « a les yeux creux, le teint échauffé, etc. » (Des Biens de fortune).
Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise; il l'ouvre, vous en donne une moitié et prend l'autre : « Quelle chair, dit-il; goûtez-vous cela? cela est-il divin? Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs! » Et là dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. (De la Mode).
Même, s'il les croit nécessaires, La Bruyère ne recule pas devant les détails les plus réalistes. 
L'égoïste à table mange en goinfre comme s'il était seul Le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe... il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier; il écure ses dents, et il continue à manger. (De l'Homme. Gnathon).
Les maximes. 
Dans les portraits de La Bruyère, la diversité est dans les originaux. Mais c'est pour les maximes qu'il a redouté l'uniformité :
On pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture. (Préface).
Et en effet on trouve dans les Caractères un grand nombre de brèves sentences comme : la libéralité consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à propos (du Coeur), et au contraire des petites dissertations : ce n'est pas le besoin d'argent, etc. (de l'Homme); des comparaisons qui s'achèvent en calembour : la cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis (de la Cour); des parallèles comme celui de la jalousie et de l'émulation (de l'Homme); assez souvent des dialogues : Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli, etc. (de la Société); quelquefois des apostrophes oratoires : petits hommes hauts de six pieds, tout au plus de sept, etc. (des Jugements); il y a même des romans (Emire, des Femmes). Ce qui domine c'est un effort pour laisser le lecteur dans l'incertitude sur la conclusion vers laquelle on s'achemine (voir Ni les troubles Zénobie... des Biens de fortune) et pour terminer le morceau, portrait ou maxime, par un trait final, imprévu et piquant.
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Des ouvrages de l'esprit

« Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable, la poésie, la musique, la peinture, le discours public. Amas d'épithètes, mauvaises louanges; ce sont les faits qui louent, et la manière de les raconter.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne; on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faoible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans efforts.

Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier. »
 

(La Bruyère, Caractères, Chap. Il, Des Ouvrages de l'esprit).

Saint-Simon

Saint-Simon (1675-1755) était né à Paris. Son père l'éleva dans l'admiration de Louis XIII, auquel il devait son duché et sa pairie. Après un assez court passage à l'armée, il démissionna en 1702, parce que le grade de brigadier n'était pas venu récompenser les mérites qu'il se trouvait. Son titre de duc et pair lui donnait le droit de loger à Versailles. Il s'en fit un devoir et assista avec un esprit chagrin à la triste fin du grand règne.

L'arrivée au pouvoir de son ami le duc d'Orléans lui donna le rôle politique qu'il attendait. Il fit partie du conseil de régence et fut chargé d'aller en ambassade solennelle (1722) demander au roi d'Espagne la main de l'infante pour Louis XV. A la mort du Régent, il quitta la cour où il s'était rendu insupportable, et se retira chez lui à Paris ou à la Ferté-Vidame jusqu'à sa mort (1755), tout occupé à rédiger ses Mémoires. Il en parut un abrégé en trois volumes en 1788. La première édition complète ne fut donnée qu'en 1829-1831 par un de ses descendants, le duc de Saint-Simon.

Par son style Saint-Simon se rattache à l'époque Louis XIII et même au XVIe siècle. Par ses idées sur le rôle de la noblesse, son mépris pour les légistes, il remonte au temps de Philippe le Bel. Il semble que la destinée se soit trompée sur la date de sa naissance. Elle répara son erreur en faisant paraître ses Mémoires au bon moment, à l'époque romantique. On eut plaisir alors à y chercher l'envers du grand règne et à y trouver, avec un frisson passionné, une imagination pittoresque.

Théories littéraires. 
Spectateur plutôt qu'acteur, mais spectateur renseigné par goût et clairvoyant par jalousie, Saint-Simon devait être tenté de peindre les moeurs de son temps.

Nature de l'intérêt dans les Mémoires
L'idée lui en était venue à lire l'histoire et les Mémoires depuis François ler . Mais il savait bien que nous ne demandons pas aux Mémoires le même genre d'intérêt qu'à l'histoire. L'une raconte la pièce; les autres doivent nous faire pénétrer dans les coulisses :

On voudrait y voir les princes avec leurs maîtresses, et les ministres dans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connaîtrait bien mieux les moeurs du temps et le génie des monarques. (VIII).
Il sait aussi qu'il ne nous déplaît pas d'y retrouver les sentiments de l'auteur :
Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne nie pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement. (XIII).
Négligence de la forme.
Du reste, en grand seigneur qu'il est, il n'a garde de vouloir passer pour un auteur. Il écrit par passion et ne daigne pas travailler ses phrases :
Dirais-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique. (XlIl).
La cour d'après Saint-Simon. 
Si plein de lui-même qu'il soit, Saint-Simon n'occupe pourtant pas la première place dans ses Mémoires comme Retz dans les siens. Il n'est qu'un témoin, mais qui veut lire derrière les masques. Il accourt dès qu'il apprend la mort de Monseigneur et observe :
Le spectacle attira toute l'attention que j'y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme [...]. Mon premier mouvement fut de m'informer et de ne croire qu'à peine au spectacle et aux paroles. (V).
Les acteurs. 
C'est par lui que nous connaissons tous les personnages de la cour à la fin du règne de Louis XIV et au début de celui de Louis XV : le duc d'Orléans (VII), le duc et la duchesse de Bourgogne (IX), Fénelon (XI, ch. 3, et VIII), etc. Pour les courtisans de moindre importance, il se contente d'une esquisse, mais elle est inoubliable, comme ce croquis de Mme de Castries, entre tant d'autres :
Mme de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise et aurait passé dans un médiocre anneau [...]. ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné; avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. (I).
Sous les physionomies il démêle les caractères avec leur complexité, sans que son analyse enlève rien à la vie de son mouvement. On peut en juger par ce portrait du cardinal Dubois :
Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens; l'impiété parfaite, son repos; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on se pare et qui n'ont de réalité dans personne, son principe. (VII).
Les scènes. 
Puis dans le décor de Versailles ou de Marly, « dont la magnificence étonne, mais dont le plus léger usage rebute » (VIII), tous ces personnages vivent devant nous. Il est des scènes plaisantes, où, sans craindre les détails scabreux, Saint-Simon nous montre que les grands de ce monde n'en sont pas moins des hommes. Il en est d'autres d'intimité comique, comme celle de Louis XIV furieux contre Louvois qui voulait ordonner l'incendie de Trèves :
Le roi fut à l'instant, et contre son naturel, si transporté de colère qu'il se jeta sur les pincettes de la cheminée, et en allait charger Louvois, sans Mme de Maintenon qui se jeta aussitôt entre eux deux en s'écriant : « Ah! sire, qu'allez-vous faire? » et lui ôta les pincettes des mains. (VIII).
Mais à côté des anecdotes et de la comédie historique, la tragédie a sa place ainsi que les vastes tableaux. Tels sont les derniers moments de Louis XIV (VIII); la visite du tsar Pierre le Grand à Paris (IX); le lit de justice qui dépouilla les bâtards de Louis XIV de leurs prérogatives (X). Et toujours Saint-Simon nous fait pénétrer dans le secret des coeurs. Voici la cour à la mort du Dauphin :
Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et avec des yeux égarés et secs louaient Monseigneur. Les plus fins d'entre eux s'inquiétaient déjà de la santé du roi [...]. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément [...]. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable [...], un je ne sais quoi de plus vif, de plus libre dans toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer, un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux, les distinguait malgré qu'ils en eussent (V).
Partout les jalousies, l'ambition, l'intérêt. Les honnêtes gens, comme Chamillart indemnisant un plaideur auquel il a fait perdre son procès par erreur, sont rares (II).
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Lit de justice du 16 août 1718

« Ce fut là, où je savourai, avec tous les délices qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes qui osent nous refuser le salut, prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis qu'assis et couverts sur les hauts sièges aux côtés du même trône, ces situations et ces postures si grandement disproportionnées plaident seules avec tout le perçant de l'évidence la cause de ceux qui véritablement et d'effet sont laterales regis, contre ce vas electum du tiers-État. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les ample replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux, vil petit gris qui voudrait contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds [...].

La remontrance finie, le garde des sceaux monta au roi, puis sans reprendre aucun avis, se remit en place, jeta les yeux sur le premier président et prononça : Le Roi veut être obéi et obéi sur-le-champ. Ce grand mot fut un coup de foudre qui atterra président et conseillers. Tous baissèrent la tête, et la plupart furent longtemps sans la relever.

Enfin le garde des sceaux ouvrit la bouche, et dès la première période il annonça la chute d'un des frères et la conservation de l'autre. L'effet de cette période sur tous les visages fut inexprimable. Le premier président perdit toute contenance, son visage si suffisant et si audacieux fut saisi d'un mouvement convulsif, l'excès seul de sa rage le préserva de l'évanouissement. Ce fut bien pis à la lecture de la déclaration. L'attention était générale, tenait chacun immobile pour n'en pas perdre un mot, et les yeux sur le greffier qui lisait. Vers le tiers de cette lecture, le premier président, grinçant le peu de dents qui lui restaient, se laissa tomber le front sur son bâton, qu'il tenait à deux mains, et, en cette singulière posture, acheva d'entendre cette lecture si accablante pour lui, si résurrective pour nous.

Moi cependant je mourais de joie; j'en étais à craindre la défaillance; mon coeur, dilaté à l'excès, ne trouvait plus d'espace à s'étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance, je jouissais du plein accomplissement des désirs les plus véhéments et les plus continus de toute ma vie. J'étais tenté de ne me plus soucier de rien, toutefois je ne laissais pas d'entendre cette vivifiante lecture dont tous les mots résonnaient sur mon coeur, comme l'archet sur un instrument, et d'examiner en même temps les impressions différentes qu'elle faisait sur chacun. Au premier mot que le garde des sceaux dit de cette afraire, les yeux des deux évêques pairs rencontrèrent les miens. Jamais je n'ai vu surprise pareille à la leur. J'avalai par les yeux un délicieux trait de leur joie, et je détournai les miens des leurs, de peur de succomber à ce surcroît, et je n'osai plus les regarder  [...].

Pendant l'enregistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et, si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m'en dédommager sur le premier président : je l'accablai donc à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L'insulte, le mépris, le dédain, le triomphe, lui furent lancés de mes yeux jusqu'en ses moëlles; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards. Une fois ou ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l'outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignois dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. Je me jouais de lui quelquefois avec mes deux voisins, le leur montrant d'un clin d'oeil, quand il pouvait s'en apercevoir; en un mot je m'espaçai sur lui sans ménagement aucun autant qu'il me fut possible. »
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(Saint-Simon, Mémoires, t. XVI, chap. 2.).

Le pittoresque de saint-Simon.
On a peine à croire, tant toutes ces scènes paraissent prises sur le vif, que Saint-Simon n'ait rédigé ses Mémoires que longtemps après les événements qu'il rapporte, en aidant ses souvenirs du Journal de la Cour de Dangeau.

La peinture des mouvements et des formes. 
Il a su bien rendre, d'abord parce qu'il a su bien voir. Visitant au palais de Madrid la prison de François Ier, il déclare :

Je considérai cette horrible cage de tous mes yeux et de toute ma plus vive attention, malgré les soins de don Gaspard Giron à m'en distraire et à me presser d'en sortir. Souvent je ne l'entendais pas, tant j'étais appliqué à ce que j'examinais; souvent aussi, en l'entendant, je ne répondais point. (XII).
Ses yeux ont une mémoire fidèle non seulement des physionomies, on en a vu
plus haut des exemples, mais des formes. Il décrit ainsi la chapelle des Jésuites à Loyola :
Les marbres les plus exquis, le jaspe, le porphyre, le lapis, les colonnes unies, torses, cannelées, avec leurs chapiteaux et leurs ornements de bronze doré, un rang de balcons, entre chaque autel, et de petits degrés de marbre pour y monter et les cages incrustées... etc. (XVII).
Dans la séance du lit de justice au Parlement il note les lignes, les couleurs, les mouvements. (V).

L'expression imagée. 
Il a su bien rendre ensuite, parce qu'au souvenir des événements qu'il évoque, sa passion se réveille et qu' « emporté par la matière » il trouve naturellement l'expression imagée. Le vocabulaire des honnêtes gens ne lui suffit pas. Expressions archaïques (oncques pour jamais, bâter mal pour aller mal, ballot pour bonne affaire, privance pour privauté, etc.), triviales comme crever de joie, animaux mitrés, rôtir le halai, tenir le robinet de son esprit, etc; hardies et vigoureuses comme : leur sublime s'amalgama (en parlant de Fénelon et Mme Guyon); la douleur pénétra jusque dans ses plus intimes moelles; une fumée de fausseté qui sortait de tous ses pores; de la viande vivante; expressions créées, peu correctes, mais significatives, comme une physionomie sortante; cela lui rompait les jours; s'incliner à pour saluer; s'exhaler pour s'épancher, etc.; il y a de tout dans le style de Saint-Simon.

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Madame de Montchevreuil

« Montchevreuil était un fort honnête homme, modeste, brave mais des plus épais. Sa femme qui était Boucher-d'Orsay, était une grande créature, maigre, jaune, qui riait niais, et montrait de longues et vilaines dents, dévote à outrance, d'un maintien composé, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. Sans aucun esprit, elle avait tellement captivé madame de Maintenon qu'elle ne voyait que par ses yeux, et ses yeux ne voyaient jamais que des apparences et la laissaient la dupe de tout. Elle était pourtant la surveillante de toutes les femmes de la cour, et de son témoignage dépendaient les distinctions ou les dégoûts et souvent par enchaînement les fortunes. Tout, jusqu'aux ministres, jusqu'aux filles du roi, tremblait devant elle; on ne l'approchait que difficilement, un sourire d'elle était une faveur qui se comptait pour beaucoup. Le roi avait pour elle une considération la plus marquée. Elle était de tous les mariages et toujours avec madame de Maintenon. »
 

(Sain-Simon, Mémoires, tome I, chap. IV).

La phrase désarticulée. 
Sa phrase suit la pensée comme elle peut, sans qu'il s'inquiète de la terminer comme elle est commencée, de l'articuler ou de surveiller l'emploi des relatifs. On peut en avoir une idée par ces lignes du portrait de Pierre le Grand dont les dernières ne manquent même pas d'obscurité :

Ce monarque se fit admirer par son extrême curiosité toujours tendante à des vues de gouvernement...; et cette curiosité atteignit à tout et ne dédaigna rien, dont les moindres traits avaient une utilité suivie, marquée, savante, qui n'estima que ce qui méritait l'être, en qui brilla l'intelligence, la justesse, la vive appréciation de son esprit.... Sa table souvent peu décente, beaucoup moins ce qui la suivait [souvent aussi avec un découvert d'audace et d'un roi partout chez soi], ce qu'il se proposait de voir ou de faire toujours dans l'entière indépendance des moyens qu'il fallait forcer à son plaisir et à son mot. (XIV).
  (E. Abry / Ch.-M. Des Granges).
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