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Esprits (histoire de la médecine)

Le terme d'esprit, spiritus en latin, pneuma en grec, signifie à l'origine souffle. C'est un concept qui a eu un long règne en médecine. Les esprits jouaient, dans la vieille physiologie, le même rôle que joueront plus tard, les propriétés ou les forces vitales. De là leur grande importance.

Les trois espèces d'esprits de la médecine galénique.
Galien expliquait tout par les esprits; et il en voulait de trois espèces : de naturels, de vitaux et d'animaux. Les Anciens avaient considéré que le corps humain était fait de parties solides (contenant) et parties liquides (humeurs) (contenu) auxquelles le pneuma donnait l'impulsion. Il n'y avait là qu'un esprit. 

Galien.
Galien en impose trois : l'esprit vital situé dans le coeur; l'esprit animal dans le cerveau; l'esprit naturel dans le ventre.

• Le rôle de l'esprit vital est sous la dépendance du coeur, qui répand par tout le corps la chaleur innée (emphyton); ce que l'on appellera plus tard la chaleur animale.

• Le rôle de l'esprit animal sous la dépendance du cerveau qui le produit grâce à l'esprit vital qu'il reçoit par le coeur est de commander par l'intermédiaire des nerfs considérés comme des canaux à la sensibilité et à tous les mouvements du corps; le cerveau est de plus le siège de l'âme, de la mémoire, de la pensée, de l'intelligence.

• Le rôle de l'esprit naturel est sous la dépendance des organes du ventre qui président à l'assimilation des aliments, à la nutrition, elle-même sous la dépendance des quatre facultés naturelles : attractive, rétentrice, altérante et expultrice. 

Selon la médecine galénique, la santé est maintenue par le bon fonctionnement des organes; si ce bon fonctionnement est lésé, la maladie arrive causée par le froid, la chaleur, le traumatisme, par la plénitude ou la pléthore, la putridité des humeurs, la cacochymie. La pléthore est causée par une élimination incomplète des impuretés de l'organisme avec resserrement des méats; la cacochymie par le mauvais état, la putridité des humeurs : la pléthore sera combattue par la saignée, la cacochymie par les purgatifs.

Les esprits animaux des Cartésiens.
L'Antiquité s'en tiendra là, et le Moyen âge ne fera pas mieux. A compter de la Renaissance, les trois esprits de Galien renaissent aussi et subsistent jusqu'à Descartes. 

Descartes.
Descartes s'entiche des esprits animaux et rejette les autres. Les esprits naturels et les vitaux tombent dans l'oubli, peut-être simplement parce que Descartes les avait exclus; les esprits animaux subsistaient parce que Descartes les avait adoptés. Et il en a souvent été ainsi. C'est l'écrivain qui fait la fortune des mots.

Descartes, ce puissant rénovateur des idées, mais qui pourtant prend encore beaucoup aux Anciens, combine la théorie des esprits, qu'il emprunte à Galien, avec la circulation du sang, que vient de découvrir Harvey. Il est le premier en France qui ait bien compris et bien décrit ce grand phénomène.

« Tous ceux, dit Descartes, que l'autorité des Anciens n'a pas tout à fait aveuglés, et qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l'opinion d'Harvey touchant la circulation du sang, ne doutent point que toutes les veines et les artères du corps ne soient comme des ruisseaux par où le sang coule sans cesse fort promptement, en prenant son cours de la cavité droite du coeur par la veine artérieuse, dont les branches sont éparses à tout le poumon et jointes à celles de l'artère veineuse par laquelle il passe du poumon dans le côté gauche du coeur; puis de là, il va dans la grande artère dont les branches éparses par tout le reste du corps sont jointes aux branches de la veine cave qui portent derechef le même sang à la même cavité droite du coeur. » (Les Passions de l'âme).
On ne pouvait décrire plus exactement et plus brièvement le phénomène complet de la circulation du sang : la circulation pulmonaire et la circulation générale.

Voici, d'un autre côté, comment Descartes concevait les esprits animaux, et l'idée qu'il se faisait de leur jeu dans les organes. 
« On sait, dit-il, que tous les mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets ou comme de petits tuyaux qui viennent tous du cerveau,, et contiennent, ainsi que lui, un certain air ou vent très-subtil qu'on nomme les esprits animaux [...].  Les parties du sang très subtiles composent les esprits animaux; et elles n'ont besoin de recevoir à cet effet aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu'elles y sont séparées des autres parties du sang moins subtiles; car ce que je nomme ici des esprits ne sont que des corps, et ils n'ont point d'autre propriété, sinon que ce sont des corps très petits , et qui se meuvent très vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort d'un flambeau, en sorte qu'ils ne s'arrêtent en aucun lieu, et qu'à mesure qu'il en entre quelques-uns dans les cavités du cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses facons qu'il peut être mû. » (Ibid.).
Ce que les esprits animaux avaient surtout de précieux pour Descartes, c'est qu'ils lui permettaient d'expliquer toutes les actions du corps sans le secours de l'âme, final objet de sa philosophie.
« Tous les mouvements que nous faisons, dit-il, sans que notre volonté y contribue, comme il arrive souvent que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes, ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits, excités par la chaleur du coeur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues. » (Ibid.).
Descartes se rend ainsi raison par le seul cours des esprits, de toutes les fonctions qui appartiennent au corps; et, cela fait, il arrive à cette conclusion principale : 
« Il ne reste donc rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées. »
Malebranche.
Après Descartes, le philosophe qui a le plus employé les esprits est Malebranche.
Celui-ci commence ainsi l'un de ses chapitres : 
« Tout le monde convient que les esprits animaux ne sont que les parties les plus subtiles et les plus agitées du sang, qui se subtilise et s'agite principalement par la fermentation et par le mouvement violent des muscles dont le coeur est compose, que ces esprits sont conduits avec le reste du sang par les artères jusque dans le cerveau. » (De la Recherche de la vérité).
Malebranche conduit intrépidement, comme on voit, les esprits animaux jusqu'au cerveau; mais, arrivés là, comment sont-ils séparés de cet organe? Malebranche avoue, de bonne grâce, qu'on n'en sait rien.
« Ils en sont séparés, dit-il , par quelques parties destinées à cet usage , desquelles on ne convient pas encore. » (Ibid.).
Il explique ailleurs la différence qui lui paraît être entre les esprits animaux et le cerveau-
« Il y a, dit-il, cette différence entre les esprits animaux et la substance du cerveau, que les esprits animaux sont très agités et très fluides, et que la substance du cerveau a quelque solidité et quelque consistance, de sorte que les esprits se divisent en petites parties et se dissipent en peu d'heures, en transpirant par les pores des vaisseaux qui les contiennent, et il en vient souvent d'autres en leur place qui ne leur sont point du tout semblables. » (Ibid.).
Et c'est de ce changement des esprits que nous viennent tous nos changements d'humeurs, selon les viandes et les breuvages dont on se sert, à ce que nous dit Malebranche.
« Le vin est si spiritueux, dit-il, que ce sont des esprits animaux presque tout formés, mais des esprits libertins, qui ne se soumettent pas volontiers aux ordres de la volonté, à cause de leur subtilité et de leur agitation excessive. Ainsi, dans les hommes même les plus forts et les plus vigoureux, il produit de plus grands changements dans l'imagination et dans toutes les parties du corps que les viandes et les autres breuvages. Il donne du croc en jambe, pour parler comme Plaute; et il produit dans l'esprit bien des effets qui ne sont pas si avantageux que ceux qu'Horace décrit dans ces vers : Quid non ebrietas designat? »
Bossuet.
Bossuet, dont on n'ose presque dire qu'il ait pu être l'élève de quelqu'un en quoi que ce soit, l'a pourtant été de Descartes en philosophie :
« Les esprits, dit-il , coulés dans les muscles par les nerfs répandus dans les membres, font le mouvement progressif [...]. Les esprits sont la partie la plus vive et la plus agitée du sang, et mettent en action toutes les parties [...] Dès que les esprits manquent, les ressorts cessent faute de  moteur [...]. Les passions, à les regarder seulement dans le corps, semblent n'être autre chose qu'une agitation extraordinaire des esprits, à l'occasion de certains objets qu'il faut fuir ou poursuivre. » (De la connaissance de Dieu et de soi-même).
Après les esprits, les forces vitales...
Malebranche mourut en 1715; Fontenelle en 1757; et, avec celui-ci, le dernier représentant supérieur du cartésianisme. Avec le cartésianisme tombèrent les esprits animaux.

Bordeu.
En 1742, Bordeu, à peine âgé de vingt ans, plein d'esprit, plein de feu, plein de verve, et ayant toute l'audace de la jeunesse, soutint, à l'école de Montpellier, une thèse où il prend les esprits à partie, où il les combat rudement, à outrance, et, qui pis est, car il faut tout dire, où il s'en moque.

« Un homme sans préjugé, dit-il, et qui se donnerait la peine d'examiner les choses de bien près, ne pourrait-il pas prouver que ces trois sortes d'esprits, qui furent comme le trépied, ou si l'on veut le triumvirat de l'ancienne physiologie, étaient aussi mal établies l'une que l'autre Quant à la façon dont les Modernes soutiennent les esprits, il y a d'abord lieu d'être frappé du nombre prodigieux de formes qu'ils leur donnent : les uns disent qu'ils sont de l'air; d'autres du feu, de l'eau, de la lymphe; on les a faits acides, sulfureux, actifs, passifs; on en a fait de deux ou trois espèces qui roulaient dans les mêmes nerfs; enfin on leur a donné toutes sortes de configurations, jusqu'à en faire de petits tourbillons, ou de petits ballons à ressort, selon l'expression de M. Lieutaud, qui est aussi persuadé de l'existence de ces ballons qu'il l'est de la structure qu'il suppose au cerveau [...].  Ajoutons  que ceux qui admettent les esprits sont aussi embarrassés pour expliquer les fonctions des nerfs que ceux qui ne les admettent pas [...]. En est-on plus avancé lorsqu'on a suivi les détails infinis de Boërhaave et de ses commentateurs sur cette question? Ne vaut-il pas mieux l'abandonner pour une bonne fois, et la mettre au rang de ces questions ennuyeuses par lesquelles les anciens commençaient leurs physiologies ? Ne profiterons-nous jamais des bévues de ceux qui nous ont précédés ! »
Voilà comment le jeune Bordeu traitait les esprits, et tel est le sort des plus belles fortunes philosophiques. Ces mêmes esprits, si fort révérés de l'Antiquité entière, et , dans les Temps modernes, de Descartes, de Bossuet, de Malebranche , finissent par devenir le sujet commode des plaisanteries faciles d'un écolier.

Barthez.
Après Bordeu, vint Barthez. La physiologie prenait une face toute nouvelle. Barthez, métaphysicien accompli, est le premier qui, en physiologie, se soit fait une idée philosophique des forces, entendons des forces données par les faits, ou, comme il les appelle plus justement, des causes expérimentales :
« On peut donner, dit-il , à ces causes générales (aux causes générales des phénomènes de la vie), que j'appelle expérimentales, ou qui ne sont connues que par leurs lois que donne l'expérience, les noms synonymes et pareillement indéterminés, de principe, de puissance, de force, de faculté , etc.[...] La bonne méthode de philosopher dans la science de l'homme exige, continue-t-il, qu'on rapporte à un seul principe de la vie dans le corps humain les forces vivantes qui résident dans chaque organe, et qui en produisent les fonctions, tant générales, de sensibilité, de nutrition , etc., que particulières, de digestion , de menstruation, etc. » (Nouveaux éléments de la science de l'homme).
Cependant la véritable idée de cause expérimentale, de principe, de force en physiologie, n'était pas encore complètement dégagée. Barthez appelait forces les causes de nos fonctions; il voulait rattacher toutes les forces secondaires à une première, qui aurait été la force générale de la vie; mais il avait tort de faire de cette force générale et commune de la vie un être individuel, abstrait, détaché des organes, et plus tort encore de croire avoir expliqué un phénomène particulier quelconque, quand, à propos de ce phénomène, il avait prononcé le mot de principe vital, car , évidemment, étant nécessairement impliqué dans tous, le principe vital ne peut servir d'explication propre pour aucun.

Haller
Le problème était à partir de là d'arriver à la cause particulière de chaque phénomène particulier, à la propriété, à la faculté singulière qui le produit. Et c'est là ce que les physiologistes on cherché à faire après les travaux d'Haller. Depuis que, par ses belles expériences, Haller avait localisé l'irritabilité dans le muscle et la sensibilité dans le nerf, la voie des découvertes fécondes et des progrès certains, en physiologie, était ouverte; car la physiologie tout entière semblait bien être là, pensait-on désormais : dans la localisation précise de chaque force vitale particulière dans chaque élément organique distinct.

Quant au mot esprits (car, dès que le véritable nom des causes a été trouvé, ce n'a plus été qu'un mot), exclu de la science par les railleries de Bordeu, par la métaphysique de Barthez, par les recherches positives d'Haller, il n'y a plus reparu... ou alors seulement comme un lapsus

Buffon.
Ainsi, sur la fin du XVIIIe siècle, en 1779, on le trouve encore employé, et c'est la dernière fois peut-être qu'il l'a été, dans une belle page de Buffon, mais dans un sens très général, et qui déjà ne retient presque plus rien du sens primitif, technique et d'école. Buffon dit, à propos de l'infatigable mobilité du plus petit des oiseaux

« La nourriture la plus substantielle était nécessaire pour suffire à la prodigieuse vivacité de l'oiseau-mouche, comparée avec son extrême petitesse : il faut bien des molécules organiques pour soutenir tant de forces dans de si faibles organes, et fournir à la dépense d'esprits que fait un mouvement perpétuel et rapide. » (Histoire des oiseaux-mouches).
(P. Flourens).
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Dictionnaire Idées et méthodes
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