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Entéléchie

Entéléchie (du grec entélès, perfection, et ékhein, avoir) est un mot créé et fréquemment employé par Aristote, comme synonyme, à ce qu'il semble au premier abord, de kinèsis et d'énergéia, expressions par lesquelles il désigne l'acte opposé à la puissance. Cependant, entre l'acte proprement dit et l'entéléchie, il y a au moins une nuance importance. Le premier se dit de la pure opération des causes; le second, de l'union effective de la cause et de la matière, d'où résulte un être réel et déterminé. Par suite, il se dit quelquefois aussi de cet être lui-même. C'est dans ce dernier sens qu'il faut l'entendre dans la fameuse définition de l'âme : l'entéléchie de tout corps naturel qui a la vie en puissance (De l'Âme, liv. II, ch. 1). Dans l'école péripatéticienne, on nomme entéléchie toute réalité possédant en soi le principe de son action et tendant d'elle-même à sa fin; essence de l'âme, principe immatériel de la vie; force essentielle, principe actif d'un être.

On a traduit ce mot, ou plutôt on l'a imité en latin par le mot barbare perfectihabilia. La pensée qu'Aristote a voulu exprimer a paru si obscure, qu'on en a fait ce conte : Hermolao Barbaro, noble vénitien et savant philosophe, qui mourut patriarche d'Aquilée en 1439, était très désireux de parvenir à connaître la signification de ce terme aristotélique, et désolé de ne pouvoir interroger Aristote lui-même sur ce point, puisque la définition ne se trouve pas dans les livres du Stagirite, lequel était au nombre des morts, et de ces morts qu'on n'évoque pas. Il s'adressa donc à d'autres esprits, qui ne le satisfirent guère, si bien que, ne sachant plus à quel saint se vouer, il eut recours au diable. Grinitus, qui rapporte (De honesta disciplina, VI,II) ce conte fantasque, oublie de nous dire si le diable trouva le mot de l'énigme, ou si, l'ayant trouvé, il daigna en faire part au trop curieux Barbaro. Peut-être en fut-il détourné par cette idée que c'eût été nous en faire part à nous-mêmes.

Mais il n'y a pas de termes de métaphysique au sujet desquels on ne puisse faire de semblables plaisanteries. La signification qu'attache Aristote au mot qui nous occupe ressort de la manière même dont il en use. On sait qu'il explique toute existence par quatre éléments fondamentaux, quatre principes qu'il nomme causes matérielle, formelle, efficiente ou motrice, et finale, correspondant à ces quatre questions : Quelle est la matière d'un objet? quelle en est la forme ou l'essence? quel en est le moteur? quelle en est la fin? Puis il réduit ces quatre principes à deux : la matière et la forme, le possible et l'être, la puissance et l'acte. La matière est le possible, ce qui peut être, ce qui a l'être en puissance; la forme est l'être même, l'être en acte, le possible actualisé ou réalisé.

L'acte, c'est-à-dire la réalisation du possible, est immédiat ou médiat, absolu ou conditionné : le premier est l'acte par excellence, l'acte qui se suffit à lui-même dans son absolue simplicité, l'acte pur, energeia; l'autre est l'acte imparfait, celui qui, parti d'un point dans le temps et dans l'espace, n'arrive à son but qu'à travers un intermédiaire, moyennant changement, passage d'un état à un état, de ce qu'il n'était pas encore à ce qu'il est : un tel acte n'est plus energeia, mais kinesis, en tant qu'il est mouvement, et, en tant qu'il va vers un but, qu'il poursuit une fin, entelekeia, entéléchie. L'entéléchie est donc le principe du devenir d'un être; et, comme tout être est un possible qui se réalise ou qui devient, elle est ce qui réalise le possible, ce qui actualise la puissance, ce qui détermine ou informe la matière. Le principe forme, opposé à matière, est ainsi le même que la force, qui est un des deux éléments (la matière étant toujours l'autre) où plusieurs écoles ramènent toute existence, avec cette précision de plus, que la force donne à la matière la forme, et cette détermination de plus qu'elle est force finale. C'est elle qui, par la vertu de le fin, meut la matière, l'informe, et par là constitue l'essence des choses. 

Ainsi s'explique la célèbre définition de l'âme dans Aristote l'entéléchie d'un corps naturel ayant la vie en puissance. Il y a des corps vivants; leur vie, avant d'être une réalité, était une possibilité l'âme réalise ce possible ; elle est ce qui fait passer à l'acte la puissance de vivre, naturelle à une matière qu'elle informe en vue d'une fin. C'est pourquoi on la dit aussi, dans l'esprit de la même doctrine, la forme du corps : Anima forma corporis, disait la philosophie du Moyen âge. Cette expression, beaucoup plus claire en apparence que celle d'Aristote, ne doit cet avantage qu'à son vague même : tout le monde l'entend, parce que chacun entend ce qu'il y met. L'expression d'entéléchie, beaucoup plus compréhensive, résume une doctrine : de là son obscurité; de là aussi sa valeur.

Leibniz, dont la doctrine, puissamment éclectique en son originalité, n'est pas sans affinité avec celle d'Aristote, non plus (à d'autres égards) qu'avec celle de Platon, donne à ses monades le nom d'entéléchies, parce qu'elles ont, dit-il, "une certaine perfection qui les rend sources de leurs actions externes ". (Monadologie, § 18 et suiv.).( PM/ B-E.).



En bibliothèque - Bertereau, De Entelechia apud Leibnitzium, 1843.
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