 |
La
déconstruction
est une approche critique qui a été développée par Jacques
Derrida dans les années 1960. Elle est ordinairement associée au
courant post-structuraliste
et a eu une influence majeure sur la philosophie, la critique littéraire,
l'architecture et d'autres domaines. C'est une forme d'analyse du réel
qui cherche à ouvrir des espaces pour une pensée plus nuancée. La déconstruction
remet en question les idées préconçues et les certitudes.
Elle montre que les concepts que nous considérons comme stables et évidents
peuvent être plus complexes et ambigus qu'ils ne le semblent.
Points clés de
la déconstruction.
Remise
en question des oppositions binaires.
A la suite du structuralisme,
la déconstruction pointe les oppositions binaires sur lesquelles repose
la pensée occidentale, telles que : nature/culture, parole/écriture,
présence/absence, bien/mal, masculin/féminin. Derrida soutient - et c'est
la différence avec les structuralistes - que ces oppositions ne sont pas
neutres ni stables, mais qu'elles sont hiérarchiques : un terme est toujours
privilégié par rapport à l'autre. Par exemple, dans l'opposition parole/écriture,
la parole est considérée comme supérieure et plus authentique que l'écriture.
La déconstruction vise à déstabiliser ces hiérarchies en montrant que
les termes opposés sont interdépendants et que le terme subordonné est
nécessaire à la définition du terme dominant.
La
différance.
Derrida a introduit
le concept de différance (avec un "a"), qui combine les idées
de différence et de différer. La différance souligne que le sens d'un
mot n'est pas inhérent à ce mot, mais qu'il est produit par ses différences
avec d'autres mots, et que, de plus, le sens est toujours différé, c'est-à -dire
qu'il n'est jamais pleinement présent, mais qu'il est toujours en train
de se construire et de se déconstruire.
Critique
de la métaphysique de la présence.
La déconstruction
critique de ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence, qui
est la croyance en une vérité ou un sens ultime, stable et transcendant,
qui fonderait la pensée et le langage. Le philosophe soutient qu'il n'y
a pas de signifié transcendantal qui garantirait le sens des mots. Le
sens est toujours instable, contingent et dépendant du contexte.
L'importance
du langage.
La déconstruction
accorde une grande importance au langage et à son fonctionnement. Elle
montre que le langage n'est pas un simple outil transparent pour représenter
la réalité, mais qu'il façonne notre manière de penser et de percevoir
le monde.
L'ébranlement
des fondations.
La déconstruction
mène à identifier la manière dont les concepts sont construits en opposition
(homme/femme, hétéro/homo, bien/mal, raison/émotion) et dont un terme
est souvent privilégié au détriment de l'autre. En révélant l'arbitraire
de ces hiérarchies et en montrant que le terme dominant dépend de l'autre
pour sa définition, elle sape l'idée d'une vérité ou d'une valeur intrinsèque
à l'un des termes. La déconstruction souligne que le sens n'est pas fixe
ni inhérent aux mots ou aux textes. Le sens est toujours différé (il
renvoie à d'autres mots et concepts), il est multiple et susceptible d'interprétations
variées. Derrida affirmait, par ailleurs, qu'il n'y a pas de "hors-texte".
Cela signifie que tout est interprétation, qu'il n'existe pas de réalité
extérieure ou de fondation stable à laquelle se référer pour valider
un sens ou une vérité. Tout est pris dans un réseau infini de signes
et d'interprétations.
Les mises en oeuvre
de la déconstruction.
Théorie
littéraire et critique littéraire.
La déconstruction
a révolutionné la façon dont on lit et interprète les textes. Elle
éclaire les ambiguïtés, les contradictions et les tensions internes
d'un texte, en remettant en question l'idée d'une signification unique
et stable. La déconstruction suggère aussi que la signification d'un
texte n'est pas uniquement déterminée par l'intention
de l'auteur, mais est construite par le lecteur et le contexte. Elle permet,
enfin, d'identifier les hiérarchies implicites dans un texte (par exemple,
entre le bien et le mal, le masculin et le féminin) et de montrer comment
ces oppositions sont construites et non naturelles.
La
déconstruction d'un texte littéraire commence souvent par repérer les
oppositions binaires qui structurent le texte (par exemple : nature/culture,
homme/femme, présence/absence, raison/émotion). Derrida montre que ces
oppositions ne sont pas neutres : elles hiérarchisent généralement les
termes, en valorisant l'un au détriment de l'autre. Exemple : dans la
hiérarchie nature/culture, "nature" peut être valorisée comme pure et
authentique, tandis que "culture" est vue comme artificielle ou dérivée.
Une fois les oppositions binaires identifiées, la déconstruction cherche
à renverser cette hiérarchie en montrant que le terme "subordonné" est
en fait essentiel au terme dominant. Par exemple, dans une opposition comme
"parole/écriture", souvent la parole est valorisée comme plus authentique.
Derrida montre que l'écriture est en réalité constitutive de la parole
elle-même, remettant ainsi en question cette hiérarchie. La déconstruction
analyse les contradictions internes du texte, les points où il s'effondre
ou échappe à ses propres logiques. Ces moments, appelés apories, révèlent
que le texte ne peut jamais s'enfermer dans un sens unique et stable. Exemple
: Dans un texte qui valorise une idée de vérité absolue, on peut souvent
trouver des passages où cette vérité se montre contingente, fragmentaire
ou dépendante du contexte. Le concept de différance suggère que le sens
n'est jamais fixe, mais toujours différé et en mouvement. Un texte littéraire
est alors vu comme un réseau de significations qui se répondent, se croisent,
ou se contredisent, sans jamais atteindre une signification ultime. Exemple
: un mot dans un texte peut porter plusieurs sens, voire des sens contradictoires,
selon le contexte. La déconstruction met en lumière cette pluralité
de significations. La déconstruction rejette l'idée qu'un texte puisse
avoir une interprétation finale ou définitive. Elle insiste sur
le fait que le sens d'un texte est toujours ouvert, qu'il se réécrit
constamment par les lectures successives. Cela implique que tout texte
contient des significations inattendues ou inconscientes qui échappent
à l'intention de l'auteur. AnalysantLa lettre volée d'Edgar
Allan Poe, Derrida montre, par déconstruction, comment la lettre,
supposée contenir un sens fixe et précieux, devient en réalité un objet
mouvant, à la fois présent et absent, dévoilant ainsi les tensions entre
visibilité et invisibilité, communication et secret.
Philosophie.
Derrida a utilisé
la déconstruction pour critiquer les fondements de la philosophie occidentale,
en montrant comment des concepts fondamentaux comme la vérité, la présence
et le sujet sont basés sur des oppositions binaires fragiles. La déconstruction
permet de questionner des catégories de pensée apparemment claires et
distinctes, révélant leur interdépendance et leur instabilité. En déconstruisant
les cadres de pensée traditionnels, elle ouvre la voie à de nouvelles
façons de penser et de comprendre le monde.
Droit.
La déconstruction
peut être appliquée à l'analyse des lois et des systèmes juridiques
pour révéler les biais et les hiérarchies implicites dans le langage
juridique. Elle met en lumière comment le droit, présenté comme neutre
et objectif, peut en réalité refléter et renforcer des rapports de pouvoir
existants. Elle encourage une lecture des textes juridiques qui tient compte
de leur ambiguïté et de la possibilité de multiples interprétations.
Sciences
politiques et relations internationales.
Des concepts comme
la souveraineté, la nation, la démocratie peuvent être analysés pour
révéler leurs constructions historiques et les exclusions qu'ils impliquent.
La déconstruction permet d'examiner le langage utilisé dans le discours
politique pour identifier les stratégies de pouvoir et les constructions
idéologiques. Elle peut aider à déconstruire les récits dominants sur
les événements historiques et les relations internationales. Par là ,
elle peut ouvrir la voie à des perspectives alternatives.
Sociologie
et études culturelles.
La déconstruction
peut être utilisée pour analyser les normes sociales, les identités
de genre, les identités raciales et les autres catégories sociales, en
montrant comment elles sont construites et performées. Elle permet d'identifier
et de déconstruire les structures de pouvoir et les inégalités sociales
qui sont souvent décrites comme naturelles.Elle peut être appliquée
à l'analyse des discours et des représentations médiatiques pour révéler
les biais et les idéologies sous-jacentes.
Études
de genre et féminisme.
La déconstruction
a joué un rôle crucial dans la remise en question de la binarité homme/femme
et la compréhension de la fluidité du genre. Elle permet d'identifier
et de déconstruire le langage sexiste et les stéréotypes de genre qui
imprègnent la culture. Elle contribue à la critique des normes patriarcales
et à la promotion de l'égalité des genres.
Les
études de genre dépendent fréquemment de la critique des oppositions
binaires telles que : homme/femme, masculin/féminin, sexe/genre. La déconstruction
montre que ces catégories binaires sont des constructions sociales qui
se soutiennent mutuellement tout en étant instables. Par exemple, la distinction
entre "sexe" (biologique) et "genre" (culturel) repose sur des présupposés
qui peuvent eux-mêmes être déconstruits. La déconstruction révèle
que le sexe (ordinairement considéré comme une donnée biologique "naturelle")
est déjà une catégorie construite à travers un discours culturel. Judith
Butler applique cette approche dans ses
travaux, notamment dans Gender Trouble. Elle montre que le "genre"
est une performance et que le "sexe" lui-même n'est pas une base stable,
mais le résultat de pratiques discursives qui le naturalisent. La déconstruction
examine comment les discours sur le genre sont traversés par des relations
de pouvoir et des hiérarchies implicites. Par exemple, la catégorie de
la "féminité" est définie par opposition à la "masculinité", mais
la masculinité est posée comme le point de référence stable. La déconstruction
cherche à renverser cette hiérarchie en montrant que la masculinité
dépend de la féminité pour se définir. Les théories du genre ou de
la sexualité qui prétendent offrir des catégories claires ou universelles
contiennent souvent des contradictions internes. La déconstruction met
en lumière ces apories. Par exemple, les discours sur l'hétérosexualité
normative reposent sur des oppositions entre "normal" et "anormal", mais
ces catégories sont profondément interdépendantes. Ce qui est "normal"
ne peut exister sans référence implicite à ce qui est "anormal". La
déconstruction remet en cause les identités figées ou essentialistes
(exemple : "être un homme" ou "être une femme"). Elle met l'accent sur
l'idée que l'identité est relationnelle, définie par des différences
et des oppositions plutôt que par une essence fixe, et que les identités
de genre sont instables et ouvertes à des réinterprétations infinies.
Cela va dans le sens des approches intersectionnelles
qui reconnaissent que les catégories de genre interagissent avec d'autres
axes d'oppression (comme la classe sociale, l'apparence physique ou la
sexualité) pour produire des identités multiples et changeantes. La déconstruction
interroge la manière dont les normes hétérosexuelles structurent les
discours sur le genre. Par exemple, les catégories de "masculin" et "féminin"
sont alignées sur une vision normative de l'attraction sexuelle (hommes
attirés par les femmes, et vice-versa). La déconstruction révèle que
ces alignements sont contingents et culturellement produits, et non naturels.
Dans les travaux de Judith Butler, le concept de "performativité"
du genre montre que le genre n'est pas une essence, mais une série d'actes
répétitifs qui produisent l'illusion d'une identité fixe. Les normes
de "féminité" sont performées à travers des actes (habillement, comportement)
qui paraissent naturels mais sont en réalité des constructions
sociales et discursives. La déconstruction permet de voir comment
ces performances peuvent être subverties en répétant les normes
d'une manière décalée ou ironique (comme dans le drag).
Études
postcoloniales.
La déconstruction
a été un outil important pour analyser et déconstruire les discours
coloniaux et les idéologies qui ont justifié la domination coloniale
( Le
poscolonialisme). Elle permet de critiquer les hiérarchies culturelles
et les préjugés ethnocentriques qui persistent après la fin du colonialisme.
Elle ouvre la voie à la reconnaissance et à la valorisation des perspectives
des peuples colonisés et marginalisés.
Psychanalyse.
Bien que Derrida
ait eu une relation compliquée avec la psychanalyse, la déconstruction
a influencé certaines approches psychanalytiques en mettant l'accent sur
l'importance du langage et de ses ambiguïtés dans le processus thérapeutique.Elle
a remis en question de la notion d'un "moi" unifié et cohérent et contribué
à une compréhension du sujet psychique comme étant plus fluide et fragmenté.
Informatique
et intelligence artificielle.
La déconstruction
peut être appliquée pour analyser les algorithmes et identifier les biais
qu'ils peuvent reproduire, souvent inconsciemment. Elle peut aider à remettre
en question l'idée que la technologie est neutre et objective, en montrant
comment elle est toujours construite et influencée par des valeurs et
des perspectives spécifiques.
Architecture.
Il fallait bien
aussi que la dséconstruction s'applique au secteur de la construction!
En architecture, la déconstruction a inspiré des architectes à remettre
en question les notions traditionnelles de forme, de fonction et de structure.
L'architecture déconstructiviste se caractérise par des formes fragmentées,
des angles inattendus et une complexité spatiale qui encourage l'interprétation
et l'expérience multiples. Elle remet en question la stabilité et la
permanence: en interrogeant la notion de bâtiment comme entité fixe et
immuable, et en suggérant plutôt une fluidité et une adaptation.
Du bon usage de
la déconstruction.
Relativisme
et nihilisme.
La déconstruction
fragilise les grandes narrations, les systèmes de pensée unificateurs
et les autorités traditionnelles. Sans ces points de référence stables,
il peut sembler que la vérité et les valeurs deviennent purement subjectives
et relatives à l'individu ou au groupe. La déconstruction met en garde
contre les prétentions à l'universalité, soulignant que ce qui est présenté
comme universel est souvent le produit d'une perspective particulière
(historique, culturelle, sociale).
Mais alors, si tous
les sens sont construits et dépendent du contexte, et qu'il n'y a pas
de vérité absolue ou de point de vue privilégié, peut-on en déduire
que toutes les interprétations se valent? Ceci serait une forme de relativisme
niant tout critère objectif pour juger la validité d'une affirmation
ou d'une valeur. Chaque culture aurait sa propre vérité et ses propres
valeurs, sans possibilité de jugement extérieur. La déconstruction invite-t-elle
à tout relativiser? Le risque
existe que la déconstruction, en sapant les certitudes, ouvre la voie
à une absence de repères et à un déni de toute possibilité de vérité
ou de valeur partagée. Mais il y a relativité et relativité. Relativiser
peut être une bonne chose si cela débouche sur une mise en perspective.
Cela devient un suicide de l'intelligence si cela conduit à croire que
tout se vaut.
Pire. Si le sens
est instable et construit, si les hiérarchies sont arbitraires et que
les vérités objectives sont illusoires, cela peut engendrer un sentiment
de perte de sens et de valeur. Si rien n'est fondamentalement "vrai" ou
"bon", alors l'existence peut sembler dépourvue de but intrinsèque. La
déconstruction peut aussi alimenter un scepticisme profond envers toute
forme de connaissance et de vérité. Si toute affirmation est susceptible
d'être déconstruite et remise en question, il peut sembler impossible
d'atteindre une certitude quelconque. Ce scepticisme radical peut se rapprocher
du nihilisme épistémologique (l'idée qu'il n'y a pas de connaissance
possible). Si toutes les valeurs sont relatives et qu'il n'y a pas de fondement
solide pour l'action, cela peut conduire à une forme de nihilisme moral
ou existentiel. Pourquoi agir si rien n'a d'importance ou de valeur supérieure
à une autre? Pourquoi s'engager si toutes les causes se valent?
Déconstruire,
ce n'est pas détruire.
La perte de sens
n'est pas une conséquence nécessaire de la déconstruction, mais plutôt
un risque potentiel découlant de son interprétation et de son application.
On peut aussi faire un usage constructif de la déconstruction, et voir
en elle un contrat d'engagement plutôt qu'une lettre de démission. Si
Derrida avait pensé que la déconstruction signifiait que tout se vaut
et que rien n'a de sens, il n'aurait jamais pris la peine d'écrire aucun
livre et nous n'aurions jamais entendu parler de déconstruction. Derrida,
qui, il est vrai, a d'abord développé la déconstruction comme une approche
philosophique et littéraire. Ce n'est pas une méthode prescriptive ni
un programme politique direct, mais plutôt une manière de penser qui
peut éclairer et transformer notre compréhension du monde. C'est en la
"supplémentant" qu'on lui donne un usage, et qu'on peut en faire un outil
d'analyse et de réflexion pour la critique sociale et la promotion de
l'égalité et d'autres valeurs, en révélant les biais et les injustices
cachées derrière les prétendues vérités universelles.
Et si un mauvais
usage du concept peut conduire à des dérives, la déconstruction n'est
pas intrinsèquement relativiste ou nihiliste. Son but n'est pas d'abolir
toute vérité ou valeur, mais plutôt de les examiner de manière critique,
de dévoiler les mécanismes de pouvoir à l'oeuvre dans leur construction
et de favoriser une pensée plus nuancée, moins simpliste. La déconstruction
sert à questionner les présupposés et les évidences qui sous-tendent
notre compréhension du monde. Elle nous encourage à ne pas prendre les
choses pour acquises et à examiner les fondements de nos croyances et
de nos pratiques. En soulignant l'instabilité du sens et la complexité
des relations, la déconstruction promeut une attitude de prudence et d'humilité
intellectuelle, reconnaissant les limites de notre savoir et la possibilité
de perspectives alternatives. Elle implique aussi une prise de conscience
de la manière dont nos propres discours et nos propres catégories peuvent
involontairement reproduire des inégalités et des injustices.
Pour
un universalisme déconstruiviste.
Il existe de nombreux
points de tension entre déconstruction et universalisme,
de nombreuses raisons pour opposer ces deux perspectives. La déconstruction
critique et remet en question les fondements, les hiérarchies et les présupposés
des discours dominants. Or l'universalisme est souvent perçu comme un
grand récit proposant des valeurs et des normes valables pour tous; il
cherche en tout cas à s'appuyer sur des fondements stables et immuables
(la raison, la nature humaine, etc.) , est se pose donc comme une cible
privilégiée de la déconstruction, qui, justement, soulignant la nature
construite et contingente des idées et des catégories.
L'universalisme,
dans sa prétention à l'unité et à l'universalité, peut être accusé
d'homogénéiser et d'effacer les particularités, quand la déconstruction
insiste sur l'hétérogénéité, la différence, la singularité et la
multiplicité des perspectives. La déconstruction peut montrer comment
certains universalismes, en prétendant à la validité pour tous, peuvent
en réalité masquer des normes et des valeurs issues de cultures dominantes,
conduisant à une forme d'ethnocentrisme ou d'impérialisme culturel.
Cela signifie-t-il
qu'universalisme et déconstruction sont des approches incompatibles? Il
semble, plutôt, que malgré ces tensions, il existe des façons de concevoir
une articulation possible, non pas comme une fusion harmonieuse, mais plutôt
comme une relation dialectique productive et critique.
La déconstruction
peut servir d'outil critique pour analyser et remettre en question les
formes d'universalisme qui sont en réalité exclusives, oppressives ou
biaisées. Elle peut nous aider à identifier les angles morts de nos propres
prétentions universelles et à les rendre plus inclusives. En déconstruisant
les fondements apparemment neutres de l'universalisme, on peut révéler
les dynamiques de pouvoir qui le sous-tendent et travailler à une universalité
plus authentique.
On peut concevoir
un universalisme qui reconnaît sa propre contingence et ses limites, qui
est ouvert à la différence et à la critique, et qui ne cherche pas Ã
imposer une vision unique du monde. Cet universalisme, constamment en questionnement,
reconnaît la nécessité de négocier et de traduire les valeurs universelles
dans des contextes spécifiques. Il peut être dépouillé de ses oripeaux
ethnocentrés, plus réflexif, plus inclusif et plus respectueux de la
diversité humaine, hospitalier, en somme, aux voix marginalisées et aux
perspectives alternatives, sans être à aucun moment un renoncement Ã
un socle de valeurs communes, et encore moins à un usage de la raison.
Même si la déconstruction
critique les prétentions absolues de l'universalisme, elle ne rejette
pas nécessairement l'idée d'un horizon éthique commun. Quand la déconstruction
est utilisée pour identifier les sources d'injustice et d'inégalité,
par exemple, c'est bien au nom des valeurs sous-jacentes de justice et
d'égalité (la déconstruction peut elle aussi être déconstruite, après
tout!). Les idées de justice, de dignité humaine ou de respect mutuel
pourraient donc être considérées comme un objectif vers lequel tendre,
tout en reconnaissant que la réalisation concrète de ces idéaux sera
toujours imparfaite et sujette à réinterprétation. La déconstruction
peut alors aider à affiner notre compréhension de ces valeurs et à éviter
les pièges d'une universalisation simpliste.
Au final, la critique
déconstructive peut être un moyen de renforcer l'universalisme en le
purgeant de ses prétentions dogmatiques et en le rendant plus résilient
face aux critiques. En reconnaissant les limites et les biais potentiels
de l'universalisme, on peut travailler à le rendre plus inclusif et plus
juste. Cet universalisme déconstruit, et transformé en un universalisme
déconstructiviste apparaît plus nécessaire que jamais dans un monde
globalisé, et aujourd'hui de tous côtés menacé d'atomisation. Les valeurs
qui fondent ce qu'il est convenu d'appeler les droits
humains, ne sont pas une lubie d'Occidental, mais une condition de
survie pour chaque individu sur la planète.
Les philosophes
de la déconstruction.
Parmi les noms qui
ont joué un rôle clé dans le développement, la diffusion et l'application
de la philosophie de la déconstruction à des champs variés, on peut
citer les suivants :
-
•
Jacques
Derrida (1930-2004). - Il est à l'origine du terme déconstruction,
qu'il a formulé dans des oeuvres telles que De la grammatologie
(1967). Il s'est attaché à montrer les apories, ou contradictions internes,
des textes philosophiques et littéraires. Ses travaux ont transformé
la manière dont les textes sont lus, en insistant sur la pluralité des
significations.
•
Paul de Man
(1919-1983). - Il a adapté la déconstruction au champ de la critique
littéraire, en explorant les tensions entre rhétorique et signification
dans les textes. Dans Allegories of Reading (1979), il analyse la
manière dont les textes trahissent leurs propres prétentions à la clarté
ou à la vérité. Il a mis en lumière les contradictions inhérentes
aux discours littéraires et philosophiques.
•
Hélène
Cixous (née en 1937). - Elle a étendu la déconstruction au domaine
de l'écriture féminine et des études de genre. Dans Le rire de la
Méduse (1975), elle appelle les femmes à écrire pour déconstruire
les structures patriarcales du langage. Son approche a fortement influencé
les études féministes, particulièrement sur la question de la représentation
des femmes dans le langage et la littérature.
• Gayatri Chakravorty
Spivak (née en 1942). - Elle a appliqué la déconstruction |
aux
discours impérialistes et coloniaux, notamment dans Can the Subaltern
Speak? (1988). Elle interroge les structures de pouvoir qui marginalisent
les voix colonisées ou subalternes. Elle a permis de lier la déconstruction
aux préoccupations politiques et sociales globales.
•
J. Hillis
Miller (1928-2021). - Il a analysé la manière dont les textes littéraires
produisent du sens tout en le différant. Il a également promu la déconstruction
en milieu académique anglo-saxon et contribué à élargir l'accès Ã
la déconstruction au-delà des cercles philosophiques.
• Avital Ronell
(née en 1952). - Elle applique la déconstruction à des sujets contemporains
tels que les technologies, les médias et les drogues (The Telephone
Book, 1989). Son approche met en question la stabilité des discours
modernes. Elle a ouvert la déconstruction à des analyses plus vastes
et intertextuelles.
•
Geoffrey Bennington
(né en 1956). - Collaborateur de Derrida, il a écrit des travaux explicatifs
et critiques sur la déconstruction (Jacques Derrida, 1991). Il
a étudié comment la pensée de Derrida peut être interprétée et prolongée.
Il est l'un des principaux interprètes de Derrida, jouant un rôle dans
la diffusion des idées déconstructives. |
|
|