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Les constructions sociales

Les normes, les valeurs, les croyances, les identitĂ©s, les rĂ´les et d'autres Ă©lĂ©ments de la sociĂ©tĂ© ne sont pas des rĂ©alitĂ©s absolues ou naturelles, mais sont plutĂ´t façonnĂ©s par les interactions sociales, les institutions, les langages, les cultures et d'autres influences collectives. On donne le nom de construction sociale au processus par lequel ces diffĂ©rents aspects sont crĂ©Ă©s, partagĂ©s, appris et intĂ©riorisĂ©s par les individus au sein d'un groupe social donnĂ©. 

La construction sociale, comme les normes sur lesquelles elle s'appuie, sont historiques et culturelles. Elles Ă©voluent avec le temps en rĂ©ponse aux changements culturels, aux mouvements sociaux, aux avancĂ©es technologiques, aux dĂ©couvertes scientifiques et aux diverses influences externes. La construction sociale est Ă©troitement liĂ©e aux interactions et aux relations entre les individus au sein d'une sociĂ©tĂ©. Les perceptions et les significations des choses Ă©voluent Ă  travers ces interactions et sont influencĂ©es par les normes et les attentes sociales. 

Les normes sociales, qui sont des règles implicites ou explicites régissant le comportement des individus dans une société donnée, jouent un rôle essentiel dans ce processus. Même chose pour la famille, l'éducation, la religion, le gouvernement, les médias et les autres institutions sociales, qui diffusent et renforcent les normes, les valeurs et les croyances qui contribuent à la création de la réalité sociale. Le langage et les systèmes de communication jouent ici un rôle particulier car ils permettent de partager et de transmettre des idées, des croyances et des normes au sein de la société. Le langage influence la perception et la compréhension du monde qui nous entoure.

Histoire du concept.
Le concept de construction sociale trouve ses racines dans plusieurs traditions intellectuelles, notamment la sociologie, la philosophie et l'anthropologie.

Dans ses travaux, Émile Durkheim, l'initiateur de la sociologie des faits sociaux, insiste sur le fait que les normes, valeurs et catĂ©gories de pensĂ©e sont des produits collectifs de la sociĂ©tĂ©. Karl Marx, dans son analyse de l'idĂ©ologie, Ă©tudie comment les idĂ©es dominantes d'une Ă©poque sont façonnĂ©es par les structures Ă©conomiques et les relations de pouvoir. Max Weber, enfin, met en lumière le rĂ´le de l'interprĂ©tation humaine et des croyances dans la formation de la rĂ©alitĂ© sociale. 

Des figures de l'interactionnisme symbolique comme George Herbert Mead (1863 -1931) et Erving Goffman (1922-1982) soulignent l'importance des interactions quotidiennes et des symboles dans la formation de la rĂ©alitĂ© sociale. Peter L. Berger (1929-2017) et Thomas Luckmann (1927-2016)  publient en 1966 La Construction sociale de la rĂ©alitĂ© (The Social Construction of Reality. A treatise in the sociology of knowledge),  un ouvrage central dans la formalisation du concept. Les auteurs y expliquent comment la rĂ©alitĂ© est crĂ©Ă©e et maintenue par des processus sociaux tels que la communication et l'institutionnalisation.

Simone de Beauvoir, en son temps, avait déjà mis l'accent sur la construction sociale du genre :

"On ne naĂ®t pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, Ă©conomique ne dĂ©finit la figure que revĂŞt au sein de la sociĂ©tĂ© la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui Ă©labore ce  produit intermĂ©diaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de fĂ©minin. Seule la mĂ©diation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement diffĂ©renciĂ©." (Le Deuxième sexe, t. 2: L'expĂ©rience vĂ©cue , 1949).
Après elle, Judith Butler, et dans leur sillage le fĂ©minisme et les Ă©tudes de genre, dĂ©veloppent l'idĂ©e de la construction sociale du genre, affirmant que celui-ci est performatif et non biologique. Michel Foucault et d'autres thĂ©oriciens postmodernes analysent comment les discours et les institutions produisent des vĂ©ritĂ©s qui façonnent nos rĂ©alitĂ©s sociales. La dĂ©construction prĂ´nĂ©e par Jacque Derrida deviuent un forme d'antidote  aux effets de la construction sociale. Le concept est dĂ©sormais appliquĂ© Ă  la sexualitĂ©, Ă  la santĂ© mentale, aux normes scientifiques, et Ă  bien d'autres domaines, oĂą critiquer et repenser les catĂ©gories Ă©tablies apparaĂ®t nĂ©cessaire.

Construction sociale des individus et des sociétés

Création (ou invention) sociale.
L'émergence des catégories et des concepts.
Des idées, des catégories, des concepts et des significations ne préexistent pas naturellement. Ils sont créés à travers les interactions sociales, le langage, les symboles et les rituels. Par exemple, la notion d'enfance, de genre, de nation, de maladie mentale, de monnaie, de beauté sont toutes des constructions sociales. Elles n'ont pas toujours existé sous leur forme actuelle et varient selon les cultures et les époques.

Processus d'étiquetage et de catégorisation.
Les groupes sociaux définissent et étiquettent les choses, les personnes et les événements. Ces étiquettes créent des catégories qui influencent notre perception et notre interaction avec le monde. Par exemple, étiqueter un comportement comme "déviant" est une construction sociale qui définit ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.

Construction du sens.
Les significations ne sont pas inhérentes aux objets ou aux événements. Elles sont attribuées et partagées socialement. Un morceau de papier devient de l'argent grâce à une convention sociale et une confiance partagée.

Maintien (ou institutionnalisation) sociale.
Habitudes et routines.
Une fois qu'une construction sociale est établie, elle est maintenue à travers des habitudes, des routines et des pratiques sociales répétées. Ces pratiques renforcent la perception que la construction est naturelle ou inévitable.

Institutionnalisation.
Les constructions sociales peuvent devenir institutionnalisées, c'est-à-dire qu'elles sont intégrées dans les institutions sociales (famille, école, gouvernement, religion, droit, etc.). Les lois, les politiques, les normes et les organisations reflètent et renforcent ces constructions. Par exemple, les lois sur le mariage définissent socialement l'union légitime.

Socialisation.
Les individus intériorisent les constructions sociales à travers le processus de socialisation. Dès l'enfance, nous apprenons les catégories sociales, les normes et les valeurs de notre société, ce qui nous amène à percevoir ces constructions comme naturelles.

Langage et discours.
Le langage joue un rôle central dans le maintien des constructions sociales. Les mots et les expressions que nous utilisons reflètent et renforcent les catégories et les significations socialement construites. Les discours dominants légitiment certaines constructions et en marginalisent d'autres.

Transformation (ou déconstruction) sociale.
Changements sociaux.
Les constructions sociales ne sont pas statiques. Elles peuvent être remises en question et transformées au fil du temps en raison de changements sociaux, de conflits, de nouvelles idées, de mouvements sociaux, etc.

Remise en question des normes.
Lorsque les normes et les significations établies sont contestées, les constructions sociales peuvent être déstabilisées. Par exemple, les mouvements féministes ont remis en question les constructions sociales traditionnelles du genre.

Emergence de nouvelles constructions.
La déconstruction d'anciennes constructions sociales peut mener à l'émergence de nouvelles. Par exemple, la reconnaissance du mariage homosexuel est une nouvelle construction sociale qui remplace une conception plus traditionnelle du mariage.

RĂ´le des acteurs sociaux.
Les individus et les groupes sociaux jouent un rôle actif dans la transformation des constructions sociales, que ce soit en proposant de nouvelles idées, en militant pour le changement ou en adoptant de nouvelles pratiques.

En montrant des modèles alternatifs et diversifiés, les médias peuvent contribuer à remodeler les représentations sociales. L'école est un espace clé pour enseigner la diversité et lutter contre les stéréotypes dès le plus jeune âge. Les mouvements féministes, antiracistes ou LGBTQ+ travaillent à déconstruire les normes sociales oppressives et à transformer les perceptions collectives.

Formation des identités.
La construction sociale des identités, qu'elles soient individuelles ou collectives, repose sur l'idée que nos identités ne sont pas innées mais façonnées par des interactions sociales, des institutions, des discours culturels et historiques. Ce processus souligne l'influence des normes sociales, des rôles et des représentations collectives dans la manière dont nous nous percevons et dont les autres nous perçoivent. Nos identités individuelles et collectives sont fortement influencées par les constructions sociales liées au genre, à la classe sociale, à la nationalité, etc.

Identité Individuelle.
L'identité individuelle se forme à travers des processus d'interaction avec l'environnement social. Loin d'être fixe, elle est en constante évolution en réponse aux expériences, aux relations et aux contextes culturels. Mécanismes de construction :

• Socialisation primaire et secondaire :
 + Primaire. - L'identitĂ© initiale se dĂ©veloppe durant l'enfance par l'intermĂ©diaire de la famille, de l'Ă©cole et des premières expĂ©riences sociales.

+ Secondaire. - Plus tard, les institutions (travail, médias, groupes sociaux) modifient et renforcent cette identité.

• Rôle du regard des autres (Charles H. Cooley). - L'individu se construit en fonction de l'image qu'il pense que les autres ont de lui. Ce phénomène renforce l'idée que l'identité est un reflet des attentes et des jugements sociaux.

• Performativité (Judith Butler). - L'identité de genre, par exemple, est une performance répétée qui s'inscrit dans des normes culturelles, renforçant ou remettant en question les identités acceptées.

Identité collective.
Les identités collectives concernent les groupes et communautés qui partagent des caractéristiques, des valeurs ou des expériences communes. Elles émergent de processus de différenciation et d'appartenance. Mécanismes de construction :
• Création de frontières symboliques. - Les groupes définissent leur identité par rapport aux autres, souvent en opposant un « nous » à un « eux ». Cette dynamique peut renforcer la cohésion interne.

• Mythes fondateurs et rĂ©cits communs. -  Les sociĂ©tĂ©s construisent des rĂ©cits collectifs ("romans nationaux", rĂ©cits familiaux, traditions) qui structurent l'identitĂ© collective (Jean-François Lyotard).

• Institutions et politiques. - L'État, l'éducation, les médias et les religions jouent un rôle central dans la définition et la transmission d'identités collectives (par exemple, en créant de toute pièce la notion d'identité nationale).

• Mouvement social et identité collective. - Les luttes collectives (féminisme, mouvements LGBTQ+, antiracisme) participent à la construction d'identités nouvelles et à la redéfinition des rapports de pouvoir.

Articulation entre identité individuelle et collective.
L'identité individuelle peut êtret influencée par l'appartenance à des groupes sociaux (nation, genre, classe, ethnie). L'individu navigue entre plusieurs identités collectives et peut les mobiliser ou les rejeter selon les contextes. Défis et perspectives :
• L'intersectionnalité (Kimberlé Crenshaw). - Les identités sont multiples et imbriquées (genre, couleur de peau, classe sociale, etc.), créant des expériences spécifiques d'oppression ou de privilège.

• La mobilité identitaire. - L'identité n'est pas figée; elle évolue avec le temps, en fonction des expériences et des contextes sociaux.

Conséquences (ou impact) de la construction sociale.
Les constructions sociales ont un impact profond sur les inégalités, les politiques publiques et les comportements, car elles façonnent la manière dont nous percevons et organisons la société. Elles influencent les normes, les valeurs et les hiérarchies, souvent de manière implicite, ce qui contribue à reproduire ou à contester des systèmes d'inégalités.

Inégalités sociales.
De nombreuses inégalités sociales sont basées sur des constructions sociales, comme le racisme, le sexisme et la discrimination de classe. Ces constructions attribuent une valeur différente à certains groupes et justifient des traitements inégaux.

• La construction de catégories basées sur la couleur de la peau (les élucubrations nocives autour de l'idée de race) a historiquement justifié la ségrégation, la colonisation et des discriminations systémiques. Aujourd'hui encore, les stéréotypes et préjugés perpétuent ces inégalités.

• Les rôles genrés créent des attentes différenciées pour les hommes et les femmes, limitant l'accès aux mêmes opportunités professionnelles (plafond de verre), économiques (écarts salariaux) et politiques.

• Les représentations de la méritocratie tendent à masquer les inégalités économiques structurelles, faisant passer la pauvreté pour une responsabilité individuelle plutôt que le résultat de processus sociaux.

Ces constructions ont pour conséquence de faire penser que ce qui est construit socialement est naturel, rendant difficile la remise en question des rapports de pouvoir. Autre conséquence : les individus appartenant à des groupes marginalisés peuvent intérioriser des discours sociaux qui dévalorisent leur identité, réduisant leur estime de soi ou leur capacité à agir.

Politiques publiques et actions sociales.
Les constructions sociales façonnent les politiques publiques et les actions sociales. La manière dont est dĂ©fini et identifiĂ© un problème social (par exemple, la pauvretĂ©, la criminalitĂ©) influence les solutions qui sont  proposĂ©es. ainsi : 

• Les politiques migratoires sont souvent influencées par des discours opportunistes et mensongers qui associent certaines populations à des menaces ou des problèmes sociaux.

• Les politiques de congé parental, de garde d'enfants ou de lutte contre les violences conjugales reflètent des conceptions du rôle des femmes et des hommes dans la société.

• Les débats autour de l'aide sociale sont influencés par des représentations des bénéficiaires comme « assistés », ce qui peut limiter l'ampleur des réformes redistributives.

Certaines politiques, dites de discrimination positive, cherchent à corriger les effets des inégalités sociales (quotas de genre, programmes de diversité), reconnaissant que ces inégalités ne sont pas naturelles mais socialement construites. Mais une discrimination, serait-elle positive, reste une discrimination. Les réformes scolaires ou les campagnes de sensibilisation visent à déconstruire des stéréotypes (égalité filles-garçons, antiracisme).

Comportements et interactions sociales.
Les constructions sociales guident nos comportements et nos interactions avec les autres. Nous agissons en fonction des significations et des attentes socialement construites. Le langage influence la perception et la compréhension du monde qui nous entoure.

• Les normes sociales dictent comment les hommes et les femmes doivent se comporter (ex : force et leadership pour les hommes, douceur, empathie et instinct maternel pour les femmes (Elisabeth Badinter)).

• Les comportements discriminatoires (micro-agressions, discrimination à l'embauche en fonction du lieu de résidence) sont le produit de stéréotypes ancrés socialement.

• Les constructions sociales peuvent limiter la prise de parole ou les possibilités d'avancement pour certaines catégories de personnes (femmes dans des secteurs masculins, minorités ethniques).

La peur du jugement ou de l'exclusion pousse souvent les individus à se conformer aux attentes sociales. Le langage véhicule des représentations sociales qui influencent les interactions. Par exemple, l'usage du masculin comme « neutre » invisibilise les femmes dans l'espace public.

Construction sociale du réel et de la connaissance

Le façonnement de la réalité.
Les constructions sociales influencent notre perception de la réalité et notre manière d'interagir avec le monde. Ce que nous considérons comme "réel" est en grande partie le produit de ces constructions. Dans leur ouvrage fondateur, La Construction sociale de la réalité, Peter L. Berger et Thomas Luckmann soutiennent que ce que nous percevons comme « réel » est façonné par des processus sociaux. Les institutions, les traditions, et les conventions sont des créations humaines qui finissent par sembler naturelles ou évidentes. La construction de la réalité, expliquent-ils, suit plusieurs étapes :
• L'externalisation. - Les individus créent des pratiques, des croyances et des normes pour organiser leur vie quotidienne.

• L'objectivation. - Ces pratiques prennent une existence indépendante, deviennent des faits objectifs et sont perçues comme des éléments naturels du monde.

• L'internalisation. - Les générations suivantes adoptent ces pratiques comme des réalités évidentes, sans remettre en question leur origine sociale.

• L'institutionnalisation. - Les interactions répétées donnent naissance à des institutions sociales. Par exemple, le système éducatif ou le mariage sont des réalités créées socialement et maintenues par des structures institutionnelles.

A chaque étape, le langage joue un rôle central. Il permet de nommer, catégoriser et transmettre des concepts abstraits qui forment la base de notre compréhension du monde.

L'idée de la construction sociale de la réalité a révolutionné la sociologie et les sciences humaines en général. Elle a inspiré des travaux dans des domaines tels que les études de genre (Judith Butler), les études postcoloniales, et la sociologie des sciences (Bruno Latour).

Quine et la construction sociale et linguistique de la connaissance.
Willard Van Orman Quine soutient une vision de la connaissance qui remet en question l'idée selon laquelle elle repose sur une réalité objective accessible de manière directe. Pour Quine, la connaissance est une construction sociale et linguistique, façonnée par les systèmes de croyances, les langages et les pratiques humaines. Nos croyances forment un tout cohérent qui s'adapte face à l'expérience, mais cet ajustement se fait selon des critères internes à notre système de pensée et non par confrontation directe avec une réalité brute. La science et la philosophie ne sont pas exemptes de cette dépendance aux structures sociales et linguistiques.

Rejet du dualisme analytique-synthétique.
Quine critique la distinction traditionnelle entre les énoncés analytiques (vrais par définition) et synthétiques (vrais par expérience). Dans son texte fondamental Les deux dogmes de l'empirisme, il montre que cette distinction est artificielle. Selon lui il n'existe pas de frontière claire entre les vérités logiques (analytique) et les vérités empiriques (synthétique). Toute connaissance repose sur un réseau interconnecté de croyances et d'énoncés, dont la révision est conditionnée par l'expérience et les besoins pratiques, mais aussi par les structures linguistiques et culturelles.

La thèse de l'inscrutabilité de la référence.
Quine affirme que la référence (la relation entre les mots et les choses) n'est jamais directement accessible. Il n'existe pas de correspondance unique entre un mot et un objet du monde. Par conséquent les significations sont indéterminées et dépendent des conventions sociales et linguistiques. La façon dont nous découpons la réalité (catégories, concepts) est déterminée par notre langue et notre culture, et non par une structure objective du monde.

La relativité ontologique.
Quine développe l'idée que l'ontologie (ce que nous considérons comme existant) est dépendante du langage et des théories que nous adoptons. Ainsi différentes cultures ou disciplines scientifiques peuvent avoir des ontologies distinctes. Il n'y a pas de vision du monde neutre ou absolue; tout est interprété à travers le prisme de nos systèmes de croyances et de notre langage.

Rorty et la construction sociale et linguistique de la vérité.
Se plaçant dans la perspective initiĂ©e par Quine, Richard Rorty dĂ©fend une conception antirĂ©aliste de la vĂ©ritĂ©, selon laquelle la vĂ©ritĂ© n'est pas une correspondance avec une rĂ©alitĂ© objective, mais une construction sociale et linguistique. Rorty s'inscrit dans la tradition du pragmatisme et du postmodernisme, remettant en question l'idĂ©e d'une vĂ©ritĂ© universelle et absolue. Cette perspective  insiste sur l'importance du langage, de la culture et des interactions sociales dans la formation de nos croyances. Rorty plaide pour une philosophie tournĂ©e vers l'innovation et la conversation collective plutĂ´t que vers la recherche d'absolus intemporels. Pour Rorty, la quĂŞte de vĂ©ritĂ© doit ĂŞtre remplacĂ©e par la recherche de solidaritĂ© et de progrès social. La philosophie ne doit pas viser Ă  dĂ©voiler des rĂ©alitĂ©s Ă©ternelles, mais Ă  crĂ©er des rĂ©cits qui renforcent la coopĂ©ration et la justice sociale.

Rejet de la vérité comme correspondance.
Rorty critique la conception classique de la vérité, selon laquelle celle-ci reflète fidèlement une réalité indépendante de l'esprit humain. Pour le philosophe la vérité n'est pas une « adéquation entre les pensées et les choses ». Ce que nous tendons à appeler « vrai » dépend des pratiques discursives et des contextes sociaux dans lesquels nous évoluons. Par exemple, ce qui est considéré comme vrai dans une société peut différer radicalement de ce qui est tenu pour vrai dans une autre. La vérité est donc un produit des normes culturelles et des langages spécifiques.

La vérité comme produit de la conversation.
Rorty affirme que la vérité émerge au sein des communautés humaines à travers le dialogue, la négociation et le consensus. Il considère que la connaissance et la vérité sont des outils créés pour résoudre des problèmes pratiques et s'adapter à notre environnement. La philosophie doit abandonner l'idée de « découvrir » des vérités universelles et se concentrer sur l'élargissement de la conversation et la création de nouveaux langages qui nous permettent de mieux coopérer.

La contingence du langage.
Dans Contingence, ironie et solidarité, Rorty souligne que nos descriptions du monde sont toujours contingentes, c'est-à-dire qu'elles auraient pu être autrement. Le langage que nous utilisons pour décrire la réalité n'est pas dicté par le monde lui-même, mais par des choix historiques, sociaux et culturels. Il n'existe pas de point de vue neutre ou absolu en dehors du langage.

Baudrillard et la construction médiatique du réel.
Pour Jean Baudrillard, les mĂ©dias exercent un pouvoir Ă©norme en contrĂ´lant la manière dont les individus perçoivent le monde. Les mĂ©dias ne sont pas de simples outils de transmission d'informations, mais les architectes d'une nouvelle forme de rĂ©alitĂ© : l'hyperrĂ©alitĂ©. Ils produisent des simulacres qui se substituent au rĂ©el, provoquant une implosion du sens et la disparition des catĂ©gories traditionnelles de sujet et d'objet. Un simulacre est une copie sans original. Il s'agit d'un signe qui ne renvoie Ă  aucune rĂ©alitĂ© prĂ©existante. Il ne s'agit pas d'une fausse copie d'un original, mais d'une production autonome qui prĂ©cède et dĂ©termine le "rĂ©el". La simulation est le processus par lequel les simulacres prolifèrent et finissent par remplacer le rĂ©el. On vit dans un monde oĂą les modèles prĂ©cèdent et dĂ©terminent l'expĂ©rience et les mĂ©dias sont les principaux artisans de cette simulation. 

Les stades du signe.
Baudrillard explique l'effacement de la réalité proprement dit et son remplacement par le simulacre par l'évolution des signes en quatre étapes :

• Le signe comme reflet d'une réalité profonde. - C'est le stade de la représentation fidèle. Le signe est transparent et renvoie à un référent réel. Exemple : une photographie d'un arbre.

• Le signe comme masquage et perversion d'une réalité profonde. - Le signe prétend représenter le réel, mais le déforme ou le cache. Exemple : une publicité idéalisant un produit.

• Le signe comme masquage de l'absence de réalité profonde. - Le signe prétend représenter quelque chose qui n'existe pas. Il simule une réalité absente. Exemple : un logo d'une marque qui n'a aucune correspondance tangible.

• Le simulacre pur. - Le signe n'a aucune relation avec une quelconque réalité. Il est sa propre référence. Les médias contemporains, selon Baudrillard, sont largement entrés dans ce stade. Exemple : une émission de télé-réalité où les comportements sont dictés par le format médiatique lui-même, sans ancrage dans une vie réelle préalable.

L'hyperréalité.
L'hyperrĂ©alitĂ© est l'Ă©tat oĂą la distinction entre le rĂ©el et le simulĂ© s'efface. Les simulacres deviennent tellement omniprĂ©sents et sophistiquĂ©s qu'ils finissent par paraĂ®tre plus rĂ©els que le rĂ©el lui-mĂŞme. On vit dans un monde de modèles, de simulations, de spectacles mĂ©diatiques qui crĂ©ent une "rĂ©alitĂ©" artificielle. Les mĂ©dias sont les vecteurs de l'hyperrĂ©alitĂ©. Ils produisent et diffusent en continu des simulacres qui façonnent notre perception du monde. Les informations, les images, les divertissements mĂ©diatiques construisent une rĂ©alitĂ© mĂ©diatisĂ©e qui tend Ă  se substituer Ă  l'expĂ©rience directe.  Exemples d'hyperrĂ©alitĂ© selon Baudrillard : Disneyland, les parcs d'attractions, les tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ©s, les simulations informatiques, la guerre du Golfe (perçue principalement Ă  travers les images tĂ©lĂ©visĂ©es). Ces exemples montrent comment les mĂ©dias crĂ©ent des expĂ©riences simulĂ©es qui deviennent plus "rĂ©elles" que leurs Ă©quivalents dans le monde rĂ©el.

L'implosion du sens.
La prolifération des signes et des simulacres, orchestrée par les médias, conduit à une implosion du sens. Il y a une surabondance d'informations, d'images et de messages, mais cette profusion finit par vider les signes de leur signification. On est submergé par un flot constant de stimuli médiatiques qui ne renvoient plus à rien de stable ou de fondamental. Les médias communiquent sur la communication, les images renvoient à d'autres images, sans connexion nécessaire avec une réalité extérieure. La communication devient autoréférentielle. Baudrillard voit le public moins comme un récepteur passif que comme une masse absorbante qui neutralise le sens. L'excès d'informations et de simulations les rend indifférents et imperméables au sens critique.

La disparition du sujet et de l'objet.
Dans ce monde hyperréel, la distinction entre le sujet (celui qui perçoit) et l'objet (ce qui est perçu) tend à s'effacer. Le sujet est lui-même intégré dans le système des simulacres, devenant une partie de la simulation. Il n'y a plus de distance critique possible.

La construction sociale des normes scientifiques.
La construction sociale des normes scientifiques fait référence à l'idée que les normes, les pratiques et les théories scientifiques ne sont pas uniquement déterminées par des faits objectifs ou des réalités naturelles, mais qu'elles sont aussi influencées par des facteurs sociaux, culturels, historiques et politiques. Quine, a ainsi défendu l'idée que même la science, ordinairement perçue comme une approche objective de la réalité, est une entreprise sociale. Les théories scientifiques sont modifiées et ajustées non seulement en fonction des faits, mais aussi selon des pratiques culturelles et des normes de ce qu'on convient d'appeler la communauté scientifique (en fait il exsiste beaucoup de communautés scientifiques). De la même façon, Rorty, sans dénier l'importance de la science, considère qu'elle est également une pratique sociale parmi d'autres. La science n'a pas un accès privilégié à la vérité. Pour lui, elle est simplement une façon efficace de résoudre certains problèmes. Les théories scientifiques sont évaluées en fonction de leur utilité et de leur cohérence interne, et non par rapport à une réalité ultime.

Influence des contextes sociaux.
Les scientifiques travaillent dans des contextes sociaux spécifiques qui influencent leurs questions de recherche, les méthodes qu'ils adoptent et les façons dont ils interprètent les données. Par exemple, les valeurs culturelles dominantes ou les intérêts économiques peuvent orienter certaines recherches plutôt que d'autres.

Communautés scientifiques.
Les normes scientifiques émergent à travers des discussions, des controverses et des consensus au sein de la communauté scientifique. Les théories gagnent en légitimité lorsqu'elles sont acceptées par un groupe de pairs. Thomas Kuhn, dans La Structure des révolutions scientifiques, souligne que les paradigmes scientifiques changent en fonction des dynamiques internes de la communauté scientifique, non simplement par accumulation de faits.

Pouvoir et autorité.
Certaines normes scientifiques peuvent refléter des relations de pouvoir. Par exemple, les institutions prestigieuses, les laboratoires bien financés ou les publications influentes jouent un rôle dans l'établissement des normes acceptées.

Relativisme et constructivisme.
Le constructivisme social (défendu par des penseurs comme Bruno Latour et Steve Woolgar) soutient que les faits scientifiques sont construits par des pratiques sociales et discursives. La science est vue comme un processus collectif où les résultats dépendent de l'interprétation, des négociations et des interactions humaines.

Les théories de la construction sociale et l'écueil du relativisme

Les thĂ©ories de la construction sociale peuvent conduire Ă  une forme de relativisme, en particulier parce qu'elles soulignent la variabilitĂ© des connaissances, des valeurs et des rĂ©alitĂ©s Ă  travers les cultures et les Ă©poques. Pour autant, mènent-elles  nĂ©cessairement Ă  un relativisme absolu ou paralysant?

Oui...
Les théories de la construction sociale mettent en évidence que nos conceptions du monde, nos catégories, nos connaissances et même notre compréhension de la "réalité" ne sont pas des vérités objectives et immuables, mais plutôt des produits de processus sociaux, historiques et culturels. Si la réalité est construite socialement, alors différentes sociétés ou groupes peuvent construire des réalités différentes, ce qui peut sembler mener à un relativisme où il n'y a pas de vérité universelle.

L'observation de la diversité des cultures et des époques, avec leurs systèmes de valeurs, leurs croyances et leurs pratiques différentes, est ordinairement citée comme un argument en faveur de la construction sociale et peut également sembler soutenir le relativisme. Si différentes cultures construisent des normes et des valeurs différentes, quel est le référentiel universel pour juger de leur validité?

Les approches constructivistes tendent à déconstruire les notions de fondations "naturelles" ou "objectives" de la connaissance, de la morale ou de la vérité. Si ces fondations sont socialement construites, cela peut suggérer qu'elles sont arbitraires et donc relatives.

Les théories de la construction sociale montrent comment les catégories et les définitions peuvent être le résultat de rapports de pouvoir et peuvent servir à légitimer certaines perspectives et à marginaliser d'autres. Cela peut alimenter une forme de relativisme où la "vérité" est perçue comme une construction au service de certains intérêts.

... mais non.
La construction sociale n'implique pas l'arbitraire total. Reconnaître que quelque chose est socialement construit ne signifie pas qu'il est totalement arbitraire ou sans fondement. Les processus de construction sociale sont soumis à des contraintes matérielles, biologiques, environnementales et historiques. De plus, les constructions sociales peuvent devenir très robustes et partagées au sein d'une communauté.

Il est crucial aussi de distinguer différents types de relativisme. Le relativisme épistémologique (l'idée qu'il n'y a pas de vérité objective) est plus radical que le relativisme méthodologique (l'utilisation de cadres culturels spécifiques pour comprendre les pratiques locales). Les théories de la construction sociale n'impliquent pas nécessairement un relativisme épistémologique absolu.

Même si les cadres de référence sont socialement construits, cela n'empêche pas la possibilité de trouver des terrains d'entente, des valeurs partagées ou des critères de jugement communs, au moins dans un contexte donné.

De nombreuses théories de la construction sociale ne visent pas à justifier le relativisme, mais plutôt à critiquer les catégories existantes, à révéler leur caractère construit et à ouvrir la voie à des alternatives plus justes ou plus inclusives. Par exemple, déconstruire la notion de genre ne signifie pas qu'il n'y a pas de différences biologiques, mais plutôt que les catégories sociales de genre sont construites et peuvent être oppressives.

MĂŞme si nos interprĂ©tations de la rĂ©alitĂ© sont socialement construites, la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle continue d'exister et impose des limites Ă  nos constructions. On ne peut pas construire socialement le fait de voler et espĂ©rer s'envoler. On finit toujours par se cogner au rĂ©el. 

Reconnaître que nos conceptions sont socialement construites ne signifie donc pas qu'elles sont toutes équivalentes ou qu'il n'y a pas de moyens de les évaluer. Cela signifie plutôt qu'il faut être conscient des contextes historiques, culturels et sociaux qui les ont façonnées et être ouvert à la possibilité d'autres perspectives. L'approche constructiviste peut être un outil puissant pour la critique sociale et pour une meilleure compréhension de la diversité humaine, sans nécessairement sombrer dans un relativisme radical qui nierait toute possibilité de jugement ou de vérité partagée. La clé réside dans la manière dont on interprète et utilise les outils conceptuels offerts par les théories de la construction sociale.

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