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Pour des maisons avec des courbes |
Christian Roux, 2008 Christian Roux est | Quelles formes utiliser en architecture? Peut-on choisir entre les angles droits et les courbes? Poser cette question, c’est provoquer un débat qui aboutit — pas seulement parmi les professionnels — à des prises de position souvent tranchées et à des condamnations croisées pour «-formalisme-». Précisons que la question sur la forme ne concerne pas seulement l’aspect extérieur de la construction (on connaît le «-façadisme-» et actuellement la recherche de «-l’effet d’image-»), mais aussi et surtout l’aspect intérieur et son fonctionnement. Employer ce dernier mot rend suspect d’un autre motif d’accusation, le «-fonctionnalisme-», dont la signification n’est pas moins ambiguë. Nous pensons néanmoins, avec beaucoup d’autres que la forme doit être adaptée à l’usage. Souvenirs d’enfance. On sait que les connaissances acquises durant l’enfance et l’adolescence déterminent en grande partie notre vie à l’âge adulte. Encore bambin, j’ai été émerveillé par l’architecture des églises. Leurs voûtes, arcades et coupoles me plongeaient dans une rêverie sur les formes architecturales. Plus tard, à 13 ans, chez mes parents, assis à la table de la cuisine j’observais ma mère s’affairer à la préparation d’un repas avec un équipement et des meubles pas toujours pratiques; j’avais plaisir à imaginer d’autres équipements et d’autres aménagements. Je n’ai en revanche pas d’émotion particulère au souvenir de l’enchaînement des boîtes à angles droits qui constituaient l’appartement: ce n’était qu’un espace de circulation et de jeux. Ces expériences que chacun a pu faire nous ont révèlé la diversité des formes possibles, en dehors des « boîtes » et la nécessité d’une adaptation précise aux usages de la vie quotidienne. Quand j’ai découvert les premières habitations en voile de béton présentées dans les magazines, j’ai soudain pris conscience qu’elles offraient de nouvelles solutions, une meilleure synthèse des formes et des usages. Ce n’était plus la succession de courbes à l’intérieur des églises en pierre, dont les formes répétées et symétriques suggéraient, à travers leurs merveilles, la fixité éternelle. Les courbes multiples de ces nouvelles constructions s’affranchissaient de la symétrie et des ornements pour mieux s’adapter à l’environnement et à l’usage. Les coques autoportantes en béton (ou en d’autres matériaux composites) se succédaient librement, semblait-il, sans les contraintes de la pierre dont l’équilibre nécessaire à l’assemblage générait l’impression de statisme que j’avais ressentie. C’était la souplesse et le dynamisme qui étaient suggérés par ces nouvelles habitations. Certains pensent que ces créations des années 1960 et 1970 n’ont été qu’un phénomène de mode ou bien qu’elles n’auraient été qu’une réaction de circonstance après les ratés de l’orthogonalité des grands ensembles de l’après-guerre. C’est à notre avis une erreur de perspective, compréhensible il y a quelques années, quand on n’avait pas suffisamment de recul. Maintenant, on peut expliquer pourquoi ce sont les premières manifestations d’un changement que l’on peut qualifier de fondamental. Intermède orthogonal? Jusqu’au XIXe siècle, les matériaux principaux de la construction sont la pierre, la chaux et le bois. L’architecture évolue avec leurs techniques et tend presque partout, dans les grandes constructions (avec des différences selon les époques), vers l’emploi des courbes : voûtes, coupoles, arcades et linteaux cintrés. Ce ne sont parfois que des artifices décoratifs, mais ils révèlent bien une fascination pour ces formes. Seule la difficulté d’exécution freine le recours aux courbes et aux ornements. Ces caractéristiques se retrouvent dans quelques habitations. A partir du XIXe siècle, la croissance industrielle permet la production des matériaux en grande quantité. Les métaux, le béton armé et le verre deviennent les composants principaux de la construction. Les architectes, en perfectionnant leur utilisation, intègrent progressivement la logique industrielle dans la conception des formes : place aux lignes et aux angles droits, suppression des ornements, soumission accrue aux règles comptables et utilitaires. La création se réfugie dans une savante alternance des pleins et des vides. Le mur-rideau et les façades en verre apparaissent pour réduire l’impression d’enfermement dans une boîte. Cette adaptation aux changements apportés par l’industrie et le développement économique se retrouvent presque chez tous les architectes. L’une des phases les plus significatives en Allemagne est évidemment celle qui correspond au Bauhaus (1919-1932). Le passage de l’activité de l’artisan-compagnon, au début de l’école, à la collaboration avec l’industrie, sera l’une des causes de sa disparition à travers des implications politiques, après l’émigration entraînée par l’arrivée du nazisme. On produit généralement des volumes bons à tout, mais adaptés à rien. Leur fonctionnalité est médiocre, jamais complètement adéquate. Ils génèrent une impression d’inconfort, comme un vêtement mal coupé. Certains usagers n’en ont pas conscience, car ils sont habitués à ce type quasi unique de construction. Une certaine expression artistique, par de savantes combinaisons des volumes architecturaux et par la décoration, tente de faire oublier l’inadéquation engendrée par l’orthogonalité systématique. « Dans une phase euclidienne, nous avons des espaces rigoureusement à angles droits, car l’homme est subjugué par la découverte des trois axes de référence (vertical, avant-arrière, gauche-droite). Les surfaces et parois planes imposent partout leur présence, car l’industrie a figé cette conception mentale des espaces. Nous venons de passer par une phase super-euclidienne de l’architecture. L’homme actuel recherchant la sécurité n’y trouve pas son compte.» (Jean Cousin, Espace vivant, Ed. du Moniteur, 1980)Les formes à angles droits ont des raisons pratiques évidentes. Il est simple de découper ou de former des éléments droits. Leur assemblage et leur prolongement se font sans difficulté de conformité. Dans un ensemble orthogonal, tout peut être juxtaposé et fixé aisément. Le stockage d’éléments orthogonaux dans un contenant orthogonal se fait avec des pertes de place minimales. Mais le modèle de l’entrepôt doit-il pour autant se généraliser? Peut-on se contenter d’une architecture de formes purement utilitaires? Le choix « du bon à tout, adapté à rien » peut-il être satisfaisant pour une habitation, alors qu’un haut niveau de qualité pourrait apporter le plaisir des formes et l’adaptation à l’usage? Premières habitations en courbes. La première maison en voile de béton est réalisé en 1959 par Pascal Haüsermann (né en 1936). Mais déjà, en 1924, en pleine période de ce que Frédérick Kiesler (1896-1966) appelle « le cube prison, panacée universelle », celui-ci avait conçu en maquette deux maisons sphéroïdales et développé le principe de sa « Maison sans fin-». Ce type de constructions diffère radicalement de la plupart des constructions en pierre qui utilisent les courbes : le plan n’est plus orthogonal et échappe aux règles de la symétrie.
Durant les décennies 1950 à 1970, une multitude — marginale par rapport au reste de la construction — de projets d’habitations en courbes, conçus par de nombreux architectes, verront le jour en France, mais aussi un peu partout en Europe et en Amérique. Beaucoup ne dépasseront pas le stade des plans et des dessins. Certaines maisons seront réalisées parfois dans des conditions techniques médiocres et ne contribueront pas toujours à la réputation de cette forme de construction. Mais depuis les années 1980, on peut estimer que la qualité d’exécution est au rendez-vous. La diversité des formes rendue plus facile va permettre de faire progresser aussi la conception même des espaces habitables courbes. Les constructions en pierre avec voûtes, coupoles et profusion d’ornements manifestaient le symbolisme de la voûte céleste et l’omniprésence de la religion dans la société. La liberté moderne de ces formes se justifie d’abord par le plaisir des courbes et par l’adaptation à l’usage. «-Toutes les formes courbes sont belles-», disent certains. Peut-être. A l’origine de leur choix, il y a presque toujours le désir de retrouver le plaisir ressenti à la contemplation des courbes des constructions anciennes ou celles que l’on trouve dans la nature. En y intégrant l’adaptation à l’usage, on leur apporte la rationalité, la justification logique sans laquelle la satisfaction sensorielle est incomplète. C’est aussi une manière de concilier harmonieusement les formes et les fonctions. Réminiscence de l’espace foetal. « L'englobement est la situation initiale du vivant humain. Celui-ci prend son départ dans une matrice, qui, soit par elle-même, soit par l'intermédiaire du liquide amniotique, établit un contact continu et fermé autour du foetus. Paradis perdu, la matrice offre au désir son terme permanent. Sans doute, la maturation et l'éducation entraîneront des ouvertures et des distances, mais Hegel et Freud nous ont convaincus que celles-ci ne sauraient briser le lien premier. « La naissance est un arrachement à l’unité. L’enfant est si bien au sein de sa mère qu’il ne souhaite en rien en sortir, et, qu’à peine sorti, il la recherche désespérément. » (Olivier Marc, Psychanalyse de la maison, Le Seuil, 1972)Les visiteurs des maisons bulles éprouvent d’emblée un sentiment de bien-être. Les courbes multiples — voûtes, coupoles, ouvertures rondes ou ovales — expliquent sans doute cette impression. Leurs rondeurs expriment par leurs ressemblances biologiques une douceur absente de nos maisons traditionnelles. « Une sphère ne nous enferme pas comme un cube, elle matérialise notre bulle, notre moi; tandis que le cube formé de plans faisant opposition à nos axes dynamiques, nous limite, nous enferme réellement. Il s’agit donc de deux espaces différents: l’un visuel (orthogonal) produit par une civilisation qui privilégie le sens de la vue, l’autre plus tactile (courbe). » (Jean Cousin).Pour Marshal Mc Luhan, il y a eu des périodes où le visuel n’était pas détaché des autres sens : à l’époque médiévale et encore de nos jours chez certains, le visuel est relié à l’acoustique et au tactique. -
Hyper-résistantes, antisismiques et aérodynamiques. Parmi les exemples de formes étonnamment résistantes que l’on trouve dans la nature: « l'oeuf, la fleur, le crustacé, le coquillage, la bulle de savon, la toile d'araignée. » (Michel Ragon, Histoire mondiale de l'architecture et de l'urbanisme moderne, Casterman, rééd. Le Seuil, 1991).L’exemple le plus souvent cité est bien sûr celui de l’oeuf dont la coquille est d’une très grande solidité malgré sa minceur. Les habitations en coque illustrent elles aussi cette prodigieuses résistance dûe aux formes. C’est une justification supplémentaire d’emploi des courbes. Leurs performances mécaniques permettent de réduire la quantité de matière sans nuire à la résistance de la construction. En outre, leurs formes autostables leur confèrent une résistance sans égale aux secousses sismiques. Les formes extérieures d’une coque offrent moins de prise au vent. Un volume cubique ou parallélépipèdique subit de fortes pressions à cause des formes, alors qu’il est moins résistant. Aux Etats-Unis, certains recommandent les constructions courbes en voile de béton dans les zones soumis aux passage des ouragans. A l’intérieur d’une habitation en portion de sphère, le chauffage est plus efficace. L’absence de recoin facilite la répartition de l’air chaud. En outre, le volume réduit en partie haute diminue le volume à chauffer. Les ouvertures (portes, fenêtres, passage entre coques) sont maintenant circulaires ou ovales. Ce n’est pas seulement pour l’harmonie des formes, mais pour une raison technique. Une coque à double ou simple courbure ne réagit pas comme une paroi plane dont les variation dimensionnelles sont linéaires. La coque se dilate en suivant les lignes de courbure, comme un ballon dans le cas d’une forme sphérique. Un élément droit que l’on y intègre s’allonge dans un sens différent et peut se désolidariser de la forme courbe. Il est donc recommandé d’éviter l’association des droites et des courbes, surtout en cas de matériaux à réaction très différente, en particulier à l’extérieur ou les variations de température sont les plus importantes. Le scellement des encadrements d’ouverture se fera de préférence, pour le voile de béton, en utilisant des fils de fer de 4 mm de section, soudé sur le cadre et entouré autour du ferraillage de la coque, toujours pour éviter les variations dimensionnelles dûes aux changements thermiques et les micro-fissures qui en sont la conséquence. Les ouvertures carrées ou rectangulaires ne sont donc pas recommandées. Adaptation à l’usage. « Notre corps est constitué de courbes. Nos gestes et nos déplacements tracent des courbes. Quand on marche, au niveau des pieds, on a besoin de peu d’espace au sol. C’est à hauteur des bras qu’on a besoin de plus d’espace. Moins au dessus des épaules. L’usage détermine la forme pour de nombreux ustensiles : assiettes, bols, verres, bouteilles, tonneaux, etc… Pourquoi pas pour nos habitations? » (Antti Lovag, dans un article de la revue Nest, Etats-Unis).Dans des courbes bien adaptées, il y a, par conséquent, une meilleure économie des gestes et des déplacements. Le tracé de circulation des habitants à l’intérieur d’une maison, qu’elle soit de formes courbes ou orthogonales, est sans ambiguité, on n’y discerne que des courbes. Les volumes anguleux, outre le risque de se heurter aux angles saillants, entraînent des détours. Pour concevoir un habitat, la première démarche va consister en une recherche méthodique de l’ensemble des données de l’environnement et des nécessités des habitants afin de tirer parti des avantages des formes réalisables. Un habitation en portion de sphère permet d’orienter les ouvertures (portes et fenêtres) dans la plupart des directions. On ne subit plus la contrainte des murs plats qui imposent certaines directions. On peut orienter la fenêtre en fonction de l'ensoleillement, selon les saisons et selon l'usage de la pièce (cuisine, chambre, bureau, etc…), en fonction aussi de l'agrément de vue vers l'extérieur et des souhaits de ventilation. (Antti Lovag). Il convient de tenir compte de l’avantage d’une ouverture vers le ciel (skydome) qui laisse passer «-seize fois plus de lumière-». Elle doit cependant être ouvrable afin d’évacuer l’effet de serre pendant les fortes chaleurs. Elle offre aussi l’avantage de ventiler une pièce beaucoup plus rapidement et plus complètement qu’une ouverture basse. Son équipement d’un volet ou d’un disque rideau permettra de supprimer l’entrée du soleil ou de la lumière pour une chambre. Le choix du mobilier et des espaces de circulation, en fonction du nombre d'habitants et des usages souhaités déterminera les dimensions et le nombre de bulles, leur assemblage et leur implantation sur le terrain. Mobilier fonctionnel La logique des formes conduit à rechercher les meubles les plus adaptés à la fonction. Une longue table rectangulaire (outre l’inconvénient évident des angles) ne favorise pas la conversation au delà de quelques convives. Une table ronde équipée d’un plateau central tournant, analogue à ceux que l’on trouve en Chine, facilite la convivialité et le service de chacun dans les plats de nourriture. Dans un salon, la disposition des fauteuils en cercle permet les échanges de groupe. L’éloignement des personnes ne doit pas dépasser environ trois mètres afin d’éviter d’avoir à élever la voix pour se faire entendre (Antti Lovag). Caractéristiques psychosensorielles méconnues. Des volumes courbes ont des propriétés très particulières : • Les perspectives intérieures curvilignes sont dépourvues des repères habituels à angles droits, de dimensions et d’orientation, ce qui crée une impression d’ampleur indéfinissable. Elles suscitent une sensation permanente d’espace. Lors des premières visites, une perte d’orientation est ressentie en circulant à l’intérieur.Ces diverses particularités créent une ambiance extrêmement différente de celle d’un volume orthogonal. C’est en particulier le cas lorsque l’habitation est constituée de plusieurs portions de sphère communicant entre elles par des ouvertures. Un simple visite ne permet généralement pas d’en prendre conscience autrement que d’une manière confuse. Il s’agit là pourtant des caractéristiques qui expliquent pour une large part l’attachement des habitants à ces maisons. Architecture de l’écologie. Les solutions écologiques ne devraient passer que rarement par un retour aux formes et aux matériaux du passé. Il n’y a pas de marche arrière dans l’évolution des sciences. Mais des choix sont possibles, en dehors des sciences fondamentales dont l’orientation doit rester libre. Dans l’application des technologies, les changements de direction sont nécessaires. Cela passe par une réorientation de l’industrie et de nouveaux développements. Le pouvoir politique, sous l’influence des citoyens, doit avoir un rôle d’incitation forte, car les mécanismes économiques ne prennent pas suffisamment en compte ce type de changements. Utopie ou réalité. L’innovation doit néanmoins se poursuivre dans les domaines techniques, en particulier en ce qui concerne les matériaux et les procédés de mise en oeuvre. Les outils informatiques déjà présents n’ont pas encore produit tous les changements dont ils sont porteurs. L’habitat de demain sera bien différent de celui que nous connaissons couramment aujourd’hui. On sait que l’avenir échappe presque toujours aux prévisions. Il est néanmoins en germe dans le présent. (© Christian Roux, 2008).
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