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Le Voyage à Lilliput Première partie, chapitre quatre |
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Jonathan Swift, 1727 |
Présentation | Lilliput | Brobdingnag | Laputa | Houyhnhnms |
IV. - Description de Mildendo, capitale de Lilliput, et du palais de l'empereur. Conversation entre l'auteur et un secrétaire d'État, touchant les affaires de l'empire. Offres que l'auteur fait de servir l'empereur dans ses guerres. |
Swift
1727 |
La première
requête que je présentai, après avoir obtenu ma liberté,
fut pour avoir la permission de voir Mildendo, capitale de l'empire; ce
que l'empereur m'accorda, mais en me recommandant de ne faire aucun mal
aux habitants ni aucun tort à leurs maisons. Le peuple en fut averti
par une proclamation qui annonçait le dessein que j'avais de visiter
la ville.
La muraille qui l'environnait était haute de deux pieds et demi, et épaisse au moins de onze pouces, en sorte qu'un carrosse pouvait aller dessus et faire le tour de la ville en sûreté; elle était flanquée de fortes tours à dix pieds de distance l'une de l'autre. Je passai par-dessus la porte occidentale, et je marchai très lentement et de côté par les deux principales rues, n'ayant qu'un pourpoint, de peur d'endommager les toits et les gouttières des maisons par les pans de mon justaucorps. J'allais avec une extrême circonspection,
pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient restés
dans les rues, nonobstant les ordres précis signifiés à
tout le monde de se tenir chez soi, sans sortir aucunement durant ma marche.
Les balcons, les fenêtres des premier, deuxième, troisième
et quatrième étages, celles des greniers ou galetas et les
gouttières même étaient remplis d'une si grande foule
de spectateurs, que je jugeai que la ville devait être considérablement
peuplée. Cette ville forme un carré exact, chaque côté
de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux grandes rues qui
se croisent et la partagent en quatre quartiers égaux ont cinq pieds
de large; les petites rues, dans lesquelles je ne pus entrer, ont de largeur
depuis douze jusqu'à dix-huit pouces. La ville est capable de contenir
cinq cent mille âmes. Les maisons sont de trois ou quatre étages.
Les boutiques et les marchés sont bien fournis. Il y avait autrefois
bon opéra et bonne comédie; mais, faute d'auteurs excités
par les libéralités du prince, il n'y a plus rien qui vaille.
"Les balcons, les fenêtres [..] étaient remplis d'une [...] grande foule de spectateurs". Illustration de P.A Staynes (1912). Le palais de l'empereur, situé dans
le centre de la ville, où les deux grandes rues se rencontrent,
est entouré d'une muraille haute de vingt-trois pouces, et, à
vingt pieds de distance des bâtiments. Sa Majesté m'avait
permis d'enjamber par-dessus cette muraille, pour voir son palais de tous
les côtés. La cour extérieure est un carré de
quarante pieds et comprend deux autres cours. C'est dans la plus intérieure
que sont les appartements de Sa Majesté, que j'avais un grand désir
de voir, ce qui était pourtant bien difficile, car les plus grandes
portes n'étaient que de dix-huit pouces de haut et de sept pouces
de large. De plus, les bâtiments de la cour extérieure étaient
au moins hauts de cinq pieds, et il m'était impossible d'enjamber
par-dessus sans courir le risque de briser les ardoises des toits; car,
pour les murailles, elles étaient solidement bâties de pierres
de taille épaisses de quatre pouces. L'empereur avait néanmoins
grande envie que je visse la magnificence de son palais; mais je ne fus
en état de le faire qu'au bout de trois jours, lorsque j'eus coupé
avec mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial,
éloigné de la ville d'environ cinquante toises. De ces arbres
je fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, et assez forts pour
soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été
averti pour la seconde fois, je passai encore au travers de la ville, et
m'avançai vers le palais, tenant mes deux tabourets à la
main.
Je ne ferai point ici le détail
des curiosités renfermées dans ce palais; je les réserve
pour un plus grand ouvrage, et qui est presque prêt à être
mis sous presse, contenant une description générale de cet
empire depuis sa première fondation, l'histoire de ses empereurs
pendant une longue suite de siècles, des observations sur leurs
guerres, leur politique, leurs lois, les lettres et la religion du pays,
les plantes et animaux qui s'y trouvent, les moeurs et les coutumes des
habitants, avec, plusieurs, autres matières prodigieusement curieuses
et excessivement utiles. Mon but n'est à présent que de raconter
ce qui m'arriva pendant un séjour de neuf mois dans ce merveilleux
empire. »
" Il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation". Illustration de Jean de Bosschère. Quinze jours après que j'eus obtenu
ma liberté, Reldresal, secrétaire d'État pour le département
des affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d'un seul
domestique. Il ordonna que son carrosse l'attendît à quelque
distance, et me pria de lui donner un entretien d'une heure. Je lui offris
de me coucher, afin qu'il pût être de niveau à mon oreille;
mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation.
Il commença par me faire des compliments sur ma liberté et
me dit qu'il pouvait se flatter d'y avoir un peu contribué. Puis
il ajouta que, sans l'intérêt que la cour y avait, je ne l'eusse
pas sitôt obtenue; « car, dit-il; quelque florissant que notre
État paraisse aux étrangers, nous avons deux grands fléaux
à combattre : une faction puissante au dedans, et au dehors l'invasion
dont nous sommes menacés par un ennemi formidable. À l'égard
du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix
lunes, il y a eu deux partis opposés dans cet empire, sous les noms
de tramecksan et slamechsan, termes empruntés des hauts et bas talons
de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On prétend,
il est vrai, que les hauts talons sont les plus conformes à notre
ancienne constitution; mais, quoi qu'il en soit, Sa Majesté a résolu
de ne se servir que des bas talons dans l'administration du gouvernement
et dans toutes les charges qui sont à la disposition de la couronne.
Vous pouvez même remarquer que les talons de Sa Majesté impériale
sont plus bas au moins d'un drurr que ceux d'aucun de sa cour. »
. (Le drurr est environ la quatorzième partie d'un pouce.)
« La haine des deux partis, continua-t-il, est à un tel degré,
qu'ils ne mangent ni ne boivent ensemble et qu'ils ne se parlent point.
Nous comptons que les tramecksans ou hauts-talons nous surpassent en nombre;
mais l'autorité est entre nos mains. Hélas! nous appréhendons
que Son Altesse impériale, l'héritier présomptif de
la couronne, n'ait quelque penchant aux hauts-talons ; au moins nous pouvons
facilement voir qu'un de ses talons est plus haut que l'autre, ce qui le
fait un peu clocher dans sa démarche. Or, au milieu de ces dissensions
intestines, nous sommes menacés d'une invasion de la part de l'île
de Blefuscu, qui est l'autre grand empire de l'univers, presque aussi grand
et aussi puissant que celui-ci; car, pour ce qui est de ce que nous avons
entendu dire, qu'il y a d'autres empires, royaumes et États dans
le monde, habités par des créatures humaines aussi grosses
et aussi grandes que vous, nos philosophes en doutent beaucoup et aiment
mieux conjecturer que vous êtes tombé de la lune ou d'une
des étoiles, parce qu'il est certain qu'une centaine de mortels
de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous
les bestiaux des États de Sa Majesté.
"Tout le monde convient que la manière primitive de casser les oeufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout". Dessin de Grandville. D'ailleurs nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d'aucunes autres régions que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont, comme j'allais vous dire, été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont voici le sujet : tout le monde convient que la manière primitive de casser les oeufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout; mais l'aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu'il était enfant, sur le point de manger un oeuf, eut le malheur de se couper un des doigts; sur quoi l'empereur son père donna un arrêt pour ordonner à tous ses sujets, sous de graves peines, de casser leurs oeufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette loi, que nos historiens racontent qu'il y eut, à cette occasion, six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie et un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi de casser leurs oeufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière; mais les livres des gros-boutiens ont été défendus depuis longtemps, et tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de faire un crime en violant un précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Blundecral (ce qui est leur Coran). Cependant cela a été jugé n'être qu'une interprétation du sens du texte, dont voici les mots : Que tous les fidèles casseront leurs oeufs au bout le plus commode. On doit, à mon avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c'est à l'autorité du souverain magistrat d'en décider. Or, les gros-boutiens exilés ont trouvé tant de crédit dans la cour de l'empereur de Blefuscu, et tant de secours et d'appui dans notre pays même, qu'une guerre très sanglante a régné entre les deux empires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons perdu; quarante vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats; l'on compte que la perte de l'ennemi, n'est pas moins considérable. Quoi qu'il en soit, on arme à présent une flotte très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos côtes. Or, Sa Majesté impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m'a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard. » Je répondis au secrétaire que je le priais d'assurer l'empereur de mes très humbles respects, et de lui faire savoir que j'étais prêt à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma réponse. |
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