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Le Stoïcisme

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Dans ses Eléments météorologiques, Posidonius définissait ainsi le kosmos  : 
« Le monde est le système formé du ciel et de la terre ainsi que des existences naturelles qui s'y trouvent... »
Il donnait tout aussitôt de cette formule une traduction téléologique et théologique : 
« ... ou bien le système composé des dieux et des hommes ainsi que des existences naturelles, qui les ont pour leur fin. » (Diogène, VII, 137-138).
Ce système est émané de la substance divine et il s'y résorbera pour que lui succède une autre diakosmèsis

Le monde.
Le monde est un, il est fini et sphérique : affirmation, que Posidonius et Antipater justifiaient par cette considération téléologique que la forme sphérique est la plus favorable au mouvement de l'univers. Il est entouré par l'immensité de l'espace vide. Il a été engendré; il périra et dans ses parties et dans son tout. Dire comment s'est opérée cette génération serait faire connaître de quelle manière ce monde est composé et dans quel ordre en sont disposés les éléments (Diog., VII, 442 et suiv.). 

L'élément essentiel, le grand facteur de la génération est le feu, comme le feu sera le grand agent de la destruction. On peut ainsi retracer les principales phases de notre histoire cosmique : après la consomption universelle a lieu l'affaiblissement partiel et la semi-extinction du feu; puis les éléments se détachent comme autant de dépôts laissés par l'élément primordial; ce sont l'eau et la terre; de l'eau évaporée se dégage l'air et ce dernier se raréfiant se convertit de nouveau en feu. Nouvelle phase : les éléments, grâce à leur mélange, donnent naissance aux plantes et aux animaux. Sur la durée de ces périodes cosmiques auxquelles l'Espurôsim met un terme, les théoriciens de la secte ne craignaient point de donner des précisions : plusieurs auteurs adoptèrent une évaluation pour chacune d'elle de 365 fois 18 000 années. Cette théorie de l'embrasement est, dans la physique stoïcienne, une de celles qui devaient le plus frapper les imaginations. Au dehors de la secte, elle sera citée, discutée. Les apologistes chrétiens s'y référeront volontiers, tantôt pour en faire ressortir les analogies avec leurs propres croyances, tantôt pour mettre en valeur la supériorité de ces dernières. Par contre, au sein de l'école même, elle rencontrera des contradictions : Boéthus fut de ce nombre, et l'on peut lire dans Philon la réfutation en règle qu'il lui opposa (De Incorr. M., 952, e.).

Pour comprendre quelle est, dans l'état présent de l'univers, la situation respective des éléments, il faut, avant tout, tenir compte de leurs densités respectives. Le feu et l'air sont les plus légers; la terre et l'eau sont lourds. Mais il faut tenir compte aussi de cette force universelle qui porte naturellement les corps vers le centre du monde. même que dans la génération de l'univers, dans son organisation actuelle aussi le feu est l'agent souverain : non pas peut-être le feu terrestre, d'une pureté trop imparfaite, mais à coup sûr ce feu plus éloigné, qui «comme une frange ardente, entoure le monde», c.-à-d. l'éther. Cela posé, voici comment, selon nos physiciens, les éléments se seraient distribués : la terre est au centre du kosmos. Autour de la terre est l'eau. Au-dessus de l'eau se trouve l'air. Enveloppant tout cela, tourne l'éther qui entraîne dans sa révolution les astres faits de «feu artiste», et eux-mêmes sont distribués dans des régions, différentes : les étoiles fixes au sommet; au-dessous, sur sept lignes, les planètes, entre lesquelles la Lune occupe la situation la plus proche de la Terre. Les astres sont, comme l'avait cru Platon, doués de vie et de raison, des êtres divins. Au reste, la Terre elle-même est non seulement animée, mais toute débordante d'âme, ce qui lui permet, au dire de Sénèque, d'être la grande nourricière du Soleil, des étoiles et du ciel entier.

Il ne nous est pas possible de suivre dans son détail la physique particulière et la physiologie du Portique. Elles ne se recommandent ni par l'originalité ni par l'intérêt scientifique, et elles le cèdent grandement à nos yeux, malgré ses lacunes et ses inégalités, à la cosmologie épicurienne. Nous dirons seulement que les stoïciens avaient réparti les êtres selon une classification progressive, dont les plus hauts degrés étaient ceux où se manifestait davantage l'activité ordonnatrice, en sorte que les existences s'élevaient dans cette hiérarchie à mesure qu'elles dépassaient l'aveugle condition des choses, pour se révéler des âmes. La physiologie et la biologie du Portique avaient une psychologie pour couronnement.

Si le monde est pénétré d'âme, c'est qu'il est pénétré par le divin. Il est tout divin, en effet, l'élément qui le vivifie, ce feu sidéral, par qui tout fleurit et tout mûrit, qui nourrit, préserve, apporte le sentiment et dont ne saurait donner qu'une image trompeuse, si nous en croyons Cléanthe, notre feu terrestre, bon surtout à dévorer et à consumer. Plus encore, ce feu est divin parce qu'il engendre et que ses productions, conduites non pas à l'aveugle mais avec dessein et méthode, attestent un art réfléchi. Sans doute pour Zénon, demeuré dualiste en quelque mesure, «le feu artiste qui marche à la génération» semble avoir été la définition même de la nature (Diog., VII, 156). Mais les stoïciens qui suivirent n'hésitèrent pas à identifier l'élément créateur avec, l'active pensée de Dieu (entendez, dans le contexte polythéiste des anciens : "de ce qui tient à la divinité, de ce qui appartient aux dieux"). C'est ainsi que les conceptions stoïciennes des éléments, du monde, de la nature, de la vie et de l'âme en enveloppaient une plus profonde : celle de Dieu, centre de toute énergie, siège de toute raison, principe de l'ordre, de l'harmonie, de la sollicitude et de la bonté.

Aussi l'existence de Dieu était-elle, dans l'école, l'objet de démonstrations formelles. Ces preuves étaient de bien des sortes. Les unes, indirectes, s'appuyaient sur le fait du consentement universel de l'humanité ou sur celui de l'existence des religions et des cultes, institutions inexplicables pour qui nierait la réalité de l'être vers qui montent les adorations. D'autres étaient directes : on en trouvera dans le deuxième livre du De Natura deorum de Cicéron le développement, tiré, selon toute probabilité, de Posidonius. Ces arguments, dont peut-être Cléanthe fut l'auteur, avaient pour pivot le principe de finalité : Dieu est prouvé par la divination, c.-à-d. par la science révélatrice d'un enchaînement phénoménal prédéterminé. Dieu est prouvé par les adaptations de la nature aux besoins de notre espèce, Dieu est prouvé par les grands événements du monde naturel, orages. trombes, chutes de graves, étoiles filantes, comètes, tremblements de terre, infaillibles présages de calamités prochaines. Dieu est prouvé à nos coeurs par le sentiment esthétique que fait naître l'art de la nature, particulièrement admirable dans les mouvements des corps célestes. A toute cette téléologie religieuse, Chrysippe s'efforcera de prêter une forme logique satisfaisante. Il y a dans le monde, dira-t-il, des choses que ne peuvent réaliser ni la raison ni le pouvoir de l'humain, comme sont les corps célestes et toutes les réalités «que régit un ordre éternel». C'est donc que la cause qui les produit est supérieure à l'humain. Or, que peut-il y avoir, dans le monde, de supérieur à l'humain, si ce n'est les dieux?

Destin et Providence.
Si, laissant là les problèmes relatifs à l'origine du monde, à sa composition, à sa structure, nous considérons la succession des phénomènes qui s'y produisent et que nous cherchions à déterminer les caractères et le sens de cette succession, nous pourrons, ou bien la tenir pour fortuite et contingente, accidentellement régularisée par des accommodations de rencontre, sans aucune liaison interne qui la commande; ou bien l'estimer régie par une nécessité latente, inéluctable, dont les lois du monde physique ne seraient que des traductions spéciales. Cette seconde conception est celle que le Portique adopta dès la première heure et à laquelle les maîtres de l'école surent prêter une extrême variété d'expressions et de symboles. C'est la, théorie de l'eimarmenè.

Zénon avait déjà proclamé l'universel empire de l'eimarmenè. II avait affirmé que rien arrive si ce n'est en conformité avec l'arrêt du destin. Le premier, il avait fait usage des formules que l'école devait rendre familières, en vertu desquelles «cause des êtres», «raison directrice de l'univers» sont autant de périphrases pour désigner l'eimarmenè. Mais le maître, stoïcien qui fouilla le plus profondément ce problème du destin et qui s'efforça d'en traiter avec le plus de rigueur, fut, sans contredit, Chrysippe. II avait, au dire du péripatéticien Diogénien, composé deux ouvrages à ce sujet. Les principales de ses thèses nous ont été conservées par Cicéron, dans son De Divination et son De Fato, ainsi que par Alexandre d'Aphrodise, dans son propre oeri eimarmenès, spécialement consacré à en établir la réfutation. Or, on ne peut, en les lisant, ne pas être frappé du caractère hautement scientifique que le grand dialecticien sut imprimer à cette doctrine : 

« Toutes choses, dit Cicéron, qui le résume, arrivent en vertu du destin : la raison nous force d'en convenir. Or, j'appelle destin, ce que Les Grecs appellent eimarmenè, c.-à-d. l'ordre, la série des causes, attendu que la cause rattachée à une cause engendre à son tour un effet : c'est là la vérité immuable qui coule de toute éternité. Cela étant, rien n'a eu lieu qui n'ait dû se produire et de même rien n'arrivera dont la nature ne renferme les causes propres à le réaliser. D'où il est manifeste que le destin n'est pas ce que l'on prend dans une acception superstitieuse, mais le nom dont, en langage de physicien, on désigne la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle s'est accompli ce qui a eu lieu, ce qui est présent se produit, et ce qui est à venir arrivera. » (De Divin., 1, 55, 125).
Par conséquent, le mot eimarmenè; signifie l'enchaînement causal ininterrompu qui relie à des antécédents invariables toute génération d'effets. Rien en cela d'une fatalité mystérieuse, fantôme de la crédulité, mais bien un conditionnement universel, exclusif de toute contingence comme de tout arbitraire, et qui offre une saisissante analogie avec le déterminisme des phénoménistes modernes, selon qui, tout le secret de la causalité réside dans la relation invariable, conçue comme nécessaire, grâce à une inflexible association d'idées entre le système des conséquents et celui des antécédents (Alex. Aphr., peri eim., ch. VIII, 23 et 25). Ce nexus, il est vrai, peut échapper au regard de l'humain, et alors nous déguisons notre ignorance par des fictions, telles que : le fortuit et le spontané. De ce déterminisme on entrevoit le corollaire psychologique si grave : l'extension aux actions et aux volitions humaines de cet empire sans réserves exerce par l'éternel et invariable destin.

Ce dogme de l'eimarmenè n'allait-il pas mettre en péril la croyance en l'action bienveillante des dieux et compromettre jusqu'à la certitude de leur existence, puisque notre conviction de leur sollicitude est de cette existence elle-même, somme toute, la suprême garantie? Loin de là, Chrysippe multipliait et prolongeait sans fin les sorites afin de prouver qu'une telle croyance est le fondement solide de la théologie, de la religion et de la morale (Alex. Aphr., ibid., ch. XXXVII). Il faisait plus encore : ce destin qu'il avait dit identique à la vérité éternelle, identique également à la nature, attendu que nature et destin ne font que dénommer différemment la puissance génératrice universelle, il le déclarait, par une identification plus hardie, que l'école entière accepta, ne faire qu'un et se confondre avec la prescience et avec la providence divines, la pronoia. C'est ainsi que le Portique était conduit à prendre le contrepied de la science épicurienne. Il soutenait donc - et à cette thèse de nombreux développements étaient consacrés par ses maîtres - que la nécessité à laquelle le monde est soumis et dans sa formation et dans son cours n'était nullement aveugle, mais, bien au contraire, tissée en quelque sorte par une pensée vigilante. Il avait écrit, sur ce sujet, un ouvrage considérable. Le thème fut repris, après lui, par les théoriciens de la secte, avec une remarquable persévérance : ni Posidonius ni Sénèque ne le céderont à Chrysippe pour le zèle à mettre en lumière, la tutélaire activité des dieux. On peut lire dans le De Natura deorum (II, 76 et suiv.) les arguments pressés qu'avance le stoïcien Balbus, invoquant tantôt unité organique du monde, tantôt les merveilleuses harmonies de la nature, tantôt la finalité saisissante dont l'organisation physique, intellectuelle et morale de l'humain, présente tant de signes, pour surprendre cette vaste téléologie à celles des existences qui ont la pensée et la raison, c.-à-d. pour donner comme but au monde l'humain et la divinité. En vain avait-on opposé à Chrysippe l'inévitable objection que soulève la réalité du mal dans le monde. Dans son hymne à Jupiter, Cléanthe avait effleuré la difficulté, en affirmant qu'en fin de compte le père des dieux tourne à l'ordre le désordonné, gagne à l'amour ce qui est hostile et fait partout triompher la concorde et l'unité.

Chrysippe, à son ordinaire, serrant le problème de bien plus près encore, se plaçait tour à tour au point de vue logique et au point de vue physique : du premier, il soutenait que la notion même de bien serait inintelligible sans sa contradictoire, le mal, qui lui fait antithèse; du second, il affirmait que, si dans la réalité, la souffrance, la laideur, le déclin, n'existent que trop, ce n'est pas qu'il les faille imputer à la nature, cette productrice de tout bien, comme un objet qu'elle se serait directement proposé. Ces maux, l'universelle bonté s'y est plutôt résignée qu'elle ne les a voulus : ils ont été rendus nécessaires, comme les conséquences attachées à la réalisation des oeuvres souverainement belles et utiles que l'industrie divine a composées. Bref, il y a des dépendances forcées, des contre-parties inévitables, que le cours des choses, même agencées pour le mieux, ne pouvait ne pas entraîner et qui sont comme la rançon de ce mieux; il y a de funestes «accompagnements», dont on se doit consoler en songeant que, sans eux, l'admirable plan providentiel n'aurait pu s'exécuter.

Ne croirait-on pas entendre quelque optimiste leibnizien (Leibniz)? (François Picavet).

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