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Baruch Spinoza
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Aperçu Les origines du spinozisme Méthode Métaphysique
Psychologie Morale Politique et religion Influence du spinozisme

L. Brunschvicg
1894 
Influence du Spinozisme

Le retentissement du spinozisme fut considérable, et on peut dire que depuis la publication du Traité de théologie et de politique la pensée spinoziste est agrégée à la pensée de l'humanité. Ce qui est plus difficile, c'est de déterminer l'influence directe du spinozisme. Il n'y eut pas d'école spinoziste, en dehors du petit groupe qui retrouvait dans l'Éthique l'interprétation spiritualiste et libérale du christianisme. Leibniz, qui dès son voyage à Paris avait tenté d'être initié à la doctrine de Spinoza et qui lui avait rendu visite avant de retourner en Allemagne, se disculpe avec autant d'énergie que Malebranche ou Fénelon du crime imaginaire de spinozisme; pourtant quelques historiens se sont demandé si, à travers la transposition finaliste, l'essentiel du panthéisme spinoziste ne reparaissait avec l'unité et l'harmonie des monades en Dieu, avec le déterminisme universel; nul doute, en tout cas, que Leibniz n'ait emprunté directement à Spinoza quelques-unes de ses thèses caractéristiques : l'organisation de la nature à l'infini, l'existence spirituelle de tout ce qui se présente comme matière, la théorie des idées inadéquates dont il a fait les petites perceptions. C'est par l'intermédiaire de Leibniz que s'exerce de la façon la plus efficace l'influence spinoziste. Avec le Dictionnaire de Bayle, Spinoza devient l'athée de système; durant tout le XVIIIe siècle, il est célébré par les uns, injurié par les autres, toujours d'après les notes du fameux Dictionnaire. Lessing résiste le premier. 

« Si je dois me nommer d'après quelqu'un, je ne reconnais que Spinoza ». 
Grâce à Lessing, l'Allemagne connut Spinoza. Goethe lui doit quelques-unes de ses plus profondes émotions. Kant marque avec netteté la thèse par laquelle la critique (Criticisme) s'oppose au spinozisme, la thèse de l'Esthétique transcendantale. Cette thèse écartée par ses successeurs, la pensée spinoziste revit au coeur même de leur pensée; mais, tout au moins dans leur interprétation historique, ils méconnaissent le vrai caractère de la substance qu'ils représentent comme une chose inerte et morte, ils laissent échapper la vie universelle, l'activité contenue et infinie du monde spinoziste. Il en est à peu près de même au XIXe siècle de ceux qui se sont réclamés des formules spinozistes, pour rattacher l'humain à la nature, tels que Taine, par exemple; comme ils n'ont guère distingué l'ordre des causes physiologiques et l'ordre des causes morales, comme ils ne se sont pas souciés d'établir entre ces différentes fonctions une hiérarchie rationnelle et de relier le déterminisme à l'unité spirituelle de la nature, on ne peut pas dire qu'ils aient été fidèles au spinozisme, dans ce qu'il a d'original et de caractéristique.

C'est que le spinozisme qui semble être le type de la philosophie simple, puisqu'il repose sur la notion de l'unité-absolue, est au fond une des philosophies les plus complexes. Le monisme intégral enveloppe en lui une série de doctrines qui sont susceptibles d'une interprétation négative, et il les dépasse pour en manifester ce qu'elles ont de positif. Le spinozisme a été qualifié de naturalisme; tout être fini s'explique par sa solidarité, avec le reste de l'univers; mais Spinoza repousse expressément la doctrine qui conçoit la nature comme une masse étendue, regarde comme un principe l'éternité de la matière, sans faire dériver l'étendue et la matière de l'unité divine qu'elles expriment. Le spinozisme a été qualifié de rationalisme; la raison étant la faculté de l'unité totale, il n'y a en dehors d'elle que fiction, incohérence, délire volontaire; mais la raison n'exclut ni la foi ni le sentiment, elle justifie la foi, du moment qu'elle est sincère et qu'elle s'interdit la spéculation métaphysique pour se contenter de l'obéissance, elle éclaire le sentiment, elle lui communique l'infinité et l'éternité dont elle est capable, et par elle l'humain emplit son âme de l'amour éternel et infini, de l'amour intellectuel. Le spinozisme a été qualifié d'idéalisme; l'idée y est un être, doué d'activité, capable de s'affirmer, et il n'y a d'autre fondement à la vérité que cette affirmation de l'idée par elle-même; mais cet idéalisme, loin d'être la négation de la réalité, pose l'objet de l'idée comme existant au même titre que l'idée, comme formant parallèlement à elle un aspect de l'essence divine. Le spinozisme a été qualifié de panthéisme, parce qu'il considère tout être vivant comme participant du dedans à l'activité radicale, à la causalité de soi qui est Dieu; mais ce panthéisme ne transfère pas pour cela la divinité du parfait à l'imparfait; loin d'éparpiller la divinité sur la multitude des êtres finis, il la conçoit comme unité, comme supérieure à l'unité même, en tant qu'exclusive de toute catégorie numérique. L'affirmation spinoziste comprend en elle le naturalisme, le rationalisme, l'idéalisme, le panthéisme; elle est l'identité de ces quatre doctrines, comme elle est aussi le déterminisme et la liberté, l'utilitarisme et le mysticisme.

Ce contraste entre la simplicité apparente du système et la complexité des thèses qu'il renferme soulève une dernière question. On pourrait se demander si la critique n'a pas fait son oeuvre, si en approfondissant chacune des idées réunies dans la synthèse spinoziste elle n'en a pas démontré l'incompatibilité. Pour nous borner à une seule indication, le monisme intégral de Spinoza suppose l'identification perpétuelle de l'infinité et de l'unité. Or la critique a séparé infinité et unité : Kant, en particulier, a dénoncé l'antinomie des deux catégories. L'esprit ne peut comprendre comme unité achevée que le fini; ce qui ne veut point dire que la philosophie contraire du spinozisme soit vraie, que la catégorie du fini soit la condition, de toute affirmation de la réalité, car l'unité du fini est nécessairement relative et provisoire. Par delà le fini, qui a été affirmé comme, tout, se renouvelle l'oeuvre d'unification; ainsi l'infinité et l'unité se rejoignent, non plus dans un tout qui serait la réalité absolue et qu'on pourrait appeler la substance, mais dans une activité qui a en elle son principe, et qui serait notre esprit. Cette dialectique, qui résume l'oeuvre de la critique, a changé le terrain sur lequel se plaçait le rationalisme de Spinoza, elle en a modifié, l'exposition doctrinale; mais elle n'en a altéré ni l'inspiration morale, ni l'efficacité, pratique. Dépasser la sphère de l'individualité pour devenir un centre d'unification totale, pour comprendre dans sa pensée la communauté des êtres pensants et s'associer par son progrès au progrès universel, tel est l'enseignement de l'Ethique et il n'y a pas de maître dont l'enseignement soit plus vivant ou plus élevé, et nul ne conçut l'idéalisme religieux avec plus de pureté et plus de sincérité, et nul ne sut se détacher plus complètement des préjugés d'un moment ou des intérêts d'ordre inférieur pour donner son âme, et sa vie à la vérité. (Léon Brunschvicg, 1894.).

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