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Baruch Spinoza
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Aperçu Les origines du spinozisme Méthode Métaphysique
Psychologie Morale Politique et religion Influence du spinozisme

L. Brunschvicg
1894 
Métaphysique

1° La substance. La métaphysique de Spinoza est tout entière, dit-on communément, dans trois définitions : 

« Par substance, j'entends ce qui est en soi et se conçoit par soi, c.-à-d. ce dont le concept ne requiert pas, pour être formé, le concept d'une autre chose. Par attribut, j'entends ce que l'intelligence perçoit de la substance comme constituant son essence. Par modes, j'entends les affections de la substance, c.-à-d. des choses qui sont dans d'autres choses par lesquelles elles sont aussi conçues. » 
Mais il faut ajouter que ces trois définitions sont précédées, d'une définition première qui, elle, est vraiment fondamentale : 
« J'entends par cause de soi ce dont l'essence enveloppe l'existence, c.-à-d. ce dont la nature ne peut être conçue autrement qu'existante ». 
La notion de substance est subordonnée à la notion de cause de soi, et cette subordination suffit pour distinguer la métaphysique spinoziste des doctrines antérieures dont elle semble emprunter le langage. Suivant Aristote et la scolastique, de toute chose existante nous concevons uniquement des propriétés essentielles ou accidentelles, et pour la poser comme réalité il faut dépasser la sphère de l'esprit, ajouter à ce qui est idéal ou à l'essence quelque chose d'inaccessible en soi, l'être en tant qu'être ou la substance, addition purement extérieure, puisque rien dans l'essence ne permet de conclure à l'existence; la substance est alors, comme le veut la définition, une supposition d'existence. Chez Spinoza, la substance est une source d'existence; au lieu d'être ajoutée du dehors à l'essence, l'existence est la conséquence directe et interne de l'essence; c'est même là ce qui caractérise la substance que l'essence en implique l'existence. Cette conception a son origine dans Descartes, dans l'argument ontologique et, d'une façon plus précise peut-être, dans la seconde preuve de l'existence de Dieu. Descartes avait fondé cette preuve sur l'axiome suivant : le passage du non-être à l'être est un absolu, impliquant toute perfection et dépassant toute détermination finie. Par conséquent, l'humain étant imparfait, ne s'est pas créé lui-même; car il aurait disposé d'une puissance infinie et il se serait donné la perfection absolue. Or la preuve cartésienne fournit, suivant Spinoza, plus que l'existence de Dieu, elle fournit la nature même de Dieu. Puisque le passage du non-être à l'être relève de l'absolu et de l'infini, il ne peut se produire qu'une fois; car deux absolus ne pourraient coexister sans entrer en relation, ni deux infinis sans se limiter, ce qui implique contradiction. Tout ce qui existe, à quelque, titre et sous quelque forme que ce soit, participe donc à cette production unique de l'être qui enveloppe la totalité des choses et la ramène à l'unité d'un principe. La raison de la causalité universelle est la causalité de soi, qui est caractéristique de la substance. Il y a donc une substance, et il n'y en a qu'une, substance infinie et éternelle, puisque le passage de l'essence à l'existence s'y accomplit sans aucune restriction de lieu et de durée, et qui est Dieu. En un mot, la philosophie de Spinoza consiste à, justifier l'affirmation de l'existence; ce qui rend cette affirmation intelligible, c'est l'unité absolue de l'essence et de l'existence; l'intuition absolue de cette unité devient la définition initiale dont le développement suffit à constituer le monisme métaphysique de Spinoza.

2° Les attributs. En un sens cette définition fondamentale ne comporte aucune détermination nouvelle; toute détermination, ajoutant quelque relation particulière à l'affirmation primitive de l'être, en altère le caractère absolu, et le transforme en une négation partielle. Mais, sans porter atteinte à l'unité de l'acte substantiel qui pose l'existence, on peut concevoir ce qui est posé par cet acte comme existant, et alors s'introduit une détermination d'un certain genre. L'essence est encore infinie et éternelle, puisqu'une limitation est un rapport, et qu'un rapport ne peut se concevoir qu'entre termes hétérogènes mais elle est considérée dans un certain ordre d'intelligibilité. Par exemple, l'étendue constitue un ordre d'intelligibilité, parce que. les apparences mouvantes et diverses des choses ont pour raison l'unité indivisible de leur nature commune; de même la pensée - non pas l'intelligence qui pose les idées dans leur rapport avec leurs objets, comme postérieures ou comme simultanées - mais la pensée elle-même en qui ces idées s'enchaînent les unes par rapport aux autres, qui est leur origine commune et leur unité. L'étendue et la pensée sont deux déterminations distinctes auxquelles correspondent deux systèmes différents, deux essences; mais pour les poser comme existantes, il faut remonter à la substance, en, qui s'opère le passage de l'essence à l'existence, et la substance est une. C'est du même coup, en vertu de la même activité substantielle, que l'étendue et la pensée se réalisent; c'est pourquoi la distinction des essences, qui permet de les définir, est relative à l'unité fondamentale de la substance. Sans influer jamais l'une sur l'autre, parallèlement, l'étendue et la pensée manifestent au même titre l'essence de la substance, ce sont des attributs de la substance. Et ainsi dans la dualité même des attributs apparaît l'unité de Dieu.

Mais pourquoi ces deux attributs seulement, l'étendue et la pensée? L'humain se pose la question sans pouvoir y répondre directement, car son expérience personnelle ne lui fournit pas de quoi concevoir d'autres attributs. Il constate pourtant qu'il y a disproportion entre l'indétermination de l'affirmation substantielle et la détermination partielle par l'étendue et par la pensée; pour s'affranchir de la contradiction, il doit conférer à la substance une infinité d'attributs semblables et, parallèles à l'étendue et à la pensée. Dès lors il n'y a plus rien qui soit nié de la substance; il est de la nature de l'être infiniment infini, qui est Dieu, de s'exprimer par une infinité d'attributs infinis, et de développer ainsi dans tout ordre de détermination son absolue perfection.

La doctrine originale des attributs spinozistes pose devant l'esprit une alternative : ces attributs sont-ils autant d'émanations de la substance, constituant autant de réalités distinctes, ou ne sont-ils que des conceptions, créées par l'entendement pour comprendre la substance? Mais l'alternative n'existe que du point de vue de l'entendement humain, nécessairement fini. Séparés de l'infinité qui est leur raison commune, considérés les uns à part des autres, ils semblent n'exister que relativement à l'intelligence qui les a ainsi déterminés isolément. Au contraire, en tant que par leur totalité ils constituent la substance divine dont c'est le caractère que l'infinité s'y ramène à l'unité, ils ont une réalité absolue. L'opposition de l'idéalisme et du réalisme, qui existe pour l'humain, disparaît du point de vue de la substance cause de soi, parce qu'elle. est par définition l'unité de l'idée et de l'être, de l'essence et de l'existence.

3° Les modes. L'équivalence de l'unité et de l'infinité qui justifie la conception spinoziste des attributs résout les difficultés que soulève l'existence des modes. Il y a d'abord des modes infinis. Ainsi l'intelligence naît de la pensée et ne se comprend que par la pensée; mais, procédant de la pensée qui est un attribut éternel et infini, elle participe à cette éternité et à cette infinité, avec toutes les idées qui sont liées directement à l'intelligence infinie, comme l'idée de Dieu. Et de même, le mouvement qui est intelligible par sa relation avec l'étendue, constitue un mode infini, avec toutes les conséquences qui en découlent, telle que l'apparence de l'univers total.

Il y a aussi des modes finis : telle ou telle idée particulière, bornée comme l'entendement humain, tel ou tel mouvement particulier, limité comme le corps même qui se meut. Pris en eux-mêmes, en tant que finis, ces modes sont inconcevables; car le fini, comme catégorie absolue, serait le contraire de l'infini, et l'infini seul existe. Qu'est-ce donc que le fini, sinon une abstraction? le fini est un fragment d'être, en rapport avec un autre fragment; la relation de ces fragments se poursuit à l'infini, et ainsi se reconstitue l'infinité une qui permet de comprendre la dépendance des modes finis à l'égard de l'attribut, et de justifier la réalité des modes finis. L'infinité des modes finis est donc une unité, c.-à-d. que l'un est inséparable de l'autre, qu'il y a entre eux un lien de rigoureuse nécessité. Ni un corps ni une âme ne contient en soi de quoi se donner l'existence, ou rendre compte de sa détermination. Le corps existe avec des déterminations particulières, grâce à l'existence et aux déterminations d'un autre corps qui lui-même est la résultante nécessaire d'un autre corps, et ainsi à l'infini, suivant la loi éternelle dérivant de la nature de l'attribut étendue. De même, l'âme et les idées sont liées nécessairement à d'autres âmes et à d'autres idées, suivant la loi éternelle et infinie qui a sa source dans l'attribut pensée.

Une infinité de modes finis, constituant l'infinité des modes infinis, qui existent dans l'infinité des attributs infinis, lesquels expriment l'infinie infinité de la substance unique, voilà donc la nature. Elle peut-être considérée dans l'ensemble de ses effets particuliers, en tant qu'ils subissent du dehors, comme une contrainte à laquelle il est impossible de résister, la loi de nécessité, en tant qu'ils sont passifs, et elle est la «-nature naturée ». Mais elle peut être aussi considérée dans l'unité originelle qui est la raison de la loi, et alors elle est la substance, c.-à-d., pour Spinoza, l'activité radicale, la « nature naturante-» ou Dieu. Dieu et la nature sont donc opposés, si par nature on entend la multiplicité indéfinie des choses partielles, l'apparence des corps ou des êtres finis; mais ils sont identiques si la nature est comprise dans la réalité de son principe un, si on voit en elle l'activité qui lui donne l'existence et qui maintient partout la cohérence et la solidarité. Dieu est cause de tout ce qui existe, cause première des essences et des existences; en même temps, il est cause immanente, il agit à l'intérieur du monde, et, en vertu de la nécessité qui définit son être, suivant un ordre qui ne; peut être autre, il produit éternellement l'infinité des choses.

Tel est le panthéisme de Spinoza : Dieu est l'unité, et il est la totalité; car il est l'être au delà de toute limite, et exclusif de toute limite, dans l'infinité et dans l'éternité. Il est libre, et il est parfait. La liberté appartient à l'être infini, puisque rien n'est en dehors de l'infini qui puisse exercer sur lui quelque contrainte, mais elle n'est nullement incompatible avec la nécessité qui préside à l'existence de Dieu et au développement de la nature; au contraire, la contingence est la négation de la liberté divine, car en séparant l'un de l'autre les êtres ou les actes, en supprimant la relation intelligible qui en rétablit l'unité profonde, elle brise l'infinité de Dieu. De même, la perfection est la conséquence de l'infinité qui enlève toute condition ou toute restriction à la réalisation de l'essence; mais perfection signifie réalité, et non finalité, ou beauté ou bien, ou harmonie, ou providence; ces notions d'ordre qualitatif supposent qu'en Dieu existent d'un côté des conceptions et des désirs, de l'autre des actes effectifs, une intelligence qui voit tout le possible et une volonté impuissante à l'épuiser, elles établissent au-dessus de lui un idéal qui juge sa conduite et mesure la valeur de son oeuvre, elles nient l'unité éternelle et la divinité même de Dieu. Dans le spinozisme, en un mot, la liberté et la perfection sont les caractères essentiels de l'être, et ils sont affirmés de Dieu absolument, c.-à-d. avec exclusion de tout ce qui peut les restreindre. (Léon Brunschvicg, 1894.).

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