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Ruskin

John Ruskin, né à Londres le 6 février 1819; mort à Brantwood, près du lac Coniston en 1900, est  un des plus importants écrivains anglais du XIXesiècle. Ses ouvrages traitent surtout, dans la première partie de sa vie, d'esthétique et d'histoire de l'art, dans la seconde partie d'économie politique et de réformes sociales. C'est surtout comme critique d'art et comme écrivain que Ruskin est grand. Nul n'a senti, pénétré et célébré comme lui l'art du Moyen âge; nul enfin n'a fait usage d'une langue plus riche et plus souple, plus audacieuse et plus variée, plus éclatante d'images et de couleurs.

Le critique d'art.
Ruskin a raconté, lui-même son enfance, dans Praeterita, avec un mélange charmant de tendresse et d'humour. Il était fils unique. Ses parents, d'origine écossaise, étaient tories (Tories et Whigs) et jacobites en politique, presbytériens de religion. Sa mère, d'une foi rigide, lui donnait chaque jour une leçon de Bible. Son père, un riche marchand de sherry, admirateur enthousiaste des paysagistes anglais contemporains collectionnait leurs oeuvres, et lisait à son fils les grands poètes anglais, Wordsworth en particulier. Les Ruskin vivaient très retirés, dans une maison de campagne aux environs de Londres, et les journées de l'enfant se passaient au jardin, solitaires, dans la contemplation des plantes et des fleurs. Tous les ans, un voyage d'affaires, où son père l'emmenait, lui faisait connaître les paysages et les monuments de l'Angleterre et de l'Ecosse. Un peu plus tard, des voyages en France, en Suisse puis en Italie, lui apprirent à admirer les chefs-d'oeuvre de l'art gothique et les magnificences de la nature vierge. L'enfance et la jeunesse de John Ruskin nous aident à comprendre son caractère et ses goûts, ses impatiences ses intolérances et ses caprices d'enfant gâté, en même temps que son sérieux moral, la foi religieuse, étroite et ardente qu'il conserva longtemps, et l'horreur du libéralisme moderne, qu'il garda toujours, son profond sentiment poétique, ses préférences pour l'art gothique et pour les paysagistes anglais, enfin et surtout son amour passionné pour la nature, étudiée dans ses moindres détails.

Ruskin fit de brillantes études à Oxford et étudia la peinture sous Copley Fielding et J. D. Harding. En 1843, à vingt-quatre ans, il publiait le premier volume des Modern Painters, pour défendre contre les dédains du public anglais les paysagistes contemporains et pour exalter, par-dessus tous les autres, le plus grand, le plus original et le plus méconnu de tous, Turner; pour attaquer à la fois la peinture académique issue de la Renaissance italienne, et la peinture hollandaise; pour promulguer, avec l'assurance et l'ardeur d'un apôtre, les principes de son évangile artistique.

Quatre autres volumes suivirent, dont le dernier parut seulement en 1860. Dans I'intervalle, il était venu au secours des préraphaélites, Millais, W. Hunt, D.-G. Rossetti, que la critique tournait en dérision, et qu'il avait glorifiés, parce qu'il croyait trouver chez eux la mise en pratique de ses principes (Preraphaelisrn, 1851); il avait exposé ses idées dans des ouvrages moins étendus et dans des conférences (Lectures on Architecture and Painting, 1843; Giotto and his work, 1853-1860; Notes on the Royal Academy, 1855-1859; The Harbours of England, 1856; The Elements of Drawing, 1857; The two Paths, 1859); enfin il avait appliqué ses théories à l'architecture dans deux ouvrages considérables : The Seven Lamps of Architecture (1849), où il examine tour à tour les qualités nécessaires à l'architecte, les « lampes » dont la lumière doit le guider; et The Stones of Venice (1851-1853, 3 vol.), où il étudie l'histoire de l'architecture vénitienne pour montrer sa grandeur au Moyen âge et sa décadence à partir de la Renaissance
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John Ruskin.
John Ruskin (1819-1900).

Chacun de ces livres est un enseignement et une action : il affirme et commande, attaque et glorifie, et vise à changer le goût du public et la manière des artistes; chacun déconcerte tour à tour par sa bizarrerie, retient par sa sincérité et séduit à la fois l'esprit, l'imagination et le coeur par la précision des analyses et les rapprochements imprévus des idées, par la splendeur des descriptions, par l'ardeur du sentiment. Jamais l'auteur ne nous laisse oublier la nature en présence de l'art, l'art en présence de la nature, la vie humaine devant les oeuvres des artistes et les spectacles naturels. Tout se pénètre et se mêle, les théories s'incarnent en images; les visions plastiques ou pittoresques se résolvent en idées, et les images comme les idées sont toutes frémissantes de passion. Le ton n'est pas d'une variété moins surprenante. A la fois fantaisiste et dogmatique, il passe sans cesse du sarcasme et de l'indignation à l'enthousiasme poétique et à une solennité religieuse. Le style se déroule en périodes, où l'ampleur  et la somptuosité du rythme égalent la magnificence des images.

D'après John Ruskin,  « tout grand art est adoration »; l'oubli de soi, l'amour de la nature, plus profonde et plus belle qu'aucune oeuvre d'art, parce qu'elle est l'oeuvre de Dieu et véritablement divine dans tous ses caractères et jusqu'en ses moindres parties; voilà le sentiment qui a fait fleurir dans le passé les plus nobles écoles d'art, celles du Moyen âge; le sentiment dont l'affaiblissement ou la disparition a produit à partir du XVIe siècle  la décadence de la peinture comme de l'architecture, et dont seul le renouvellement peut faire refleurir les arts. Ce sentiment spontané, désintéressé, passionné d'admiration, nécessaire à la création artistique, comme à la jouissance esthétique, irréductible, à la curiosité de la pensée comme au plaisir égoïste, de l'appétit sensuel et de la volonté calculatrice, implique des sentiments, moraux d'abnégation et d'amour, et ces sentiments moraux à leur tour ne sauraient aller sans la foi religieuse. Le sentiment de la beauté demeure, donc, inséparable en sentiment moral et du sentiment religieux. A cet  amour de la nature se rattache toute la doctrine de Ruskin. Il faut « aller à la nature, en toute simplicité de coeur, sans rien rejeter, sans rien mépriser sans rien choisir » (1843). 

« Tout art sain est l'expression du vrai plaisir pris dans une chose réelle qui est meilleure que l'art [...]. Vous pouvez peut-être penser qu'un nid d'oiseau, peint par William Hunt, est quelque chose de plus beau qu'un réel nid d'oiseau. Et il est vrai que nous payons une grosse somme pour l'un et qu'à peine nous regardons ou nous sauvegardons l'autre. Mais il  vaudrait mieux pour nous, que tous les tableaux du Monde vinssent à périr, que si les oiseaux cessaient de bâtir des nids. » 
Le principe de toute beauté, c'est l'amour de la nature vierge, telle qu'elle est sortie des mains de Dieu, non de la nature dénaturée par l'industrie humaine; l'amour du ciel et des montagnes, des fleuves et de la mer, des nuages, des plantes et des fleurs; l'amour des visages humains et des corps humains que notre civilisation n'a pas encore déformés. Il ne faut tenter ni de choisir, ni d'idéaliser, comme l'a fait l'art académique, depuis Raphaël, Michel-Ange et Léonard de Vinci. C'est une marque d'orgueil et c'est une impiété de vouloir corriger la réalité infinie créée par Dieu pour lui substituer l'idéal factice conçu par notre misérable pensée humaine. Les vieux maîtres du XVe siècle ont rempli leurs oeuvres de portraits
« car ils étaient trop grands et trop humbles pour ne pas voir dans chaque face autour d'eux ce qui était au-dessus d'eux, et ce qu'aucune de leurs imaginations n'aurait pu égaler ni remplacer ».
Il faut copier la nature comme on la voit, et non comment on sait qu'elle est. Toute la science de l'anatomie et de la perspective que les grands artistes de la Renaissance ont étalée dans leurs tableaux, n'a fait que détruire chez eux et chez leurs imitateurs l'amour spontané de l'univers réel dans sa beauté vivante. Il faut reproduire la nature avec minutie, patiemment, humblement, amoureusement, en même temps qu'il faut rendre les traits caractéristiques de chaque objet, les lignes maîtresses qui, plus que les autres, frappent la vue et expriment l'histoire passée et l'action présente de l'objet.
« Plus l'artiste est soigneux, en assignant l'exacte espèce de mousse à son tronc favori, et l'exacte espèce de mauvaise herbe à sa pierre nécessaire, en marquant dans chaque chose ce qui est définitif et caractéristique, dans sa feuille, sa fleur, sa semence, sa fracture, sa couleur, et son anatomie intérieure, plus son oeuvre devient vraiment idéale  [...]. Le vrai artiste est celui qui, non seulement affirme bravement ce qu'il voit, mais confesse honnêtement ce qu'il ne voit pas [...]. C'est en saisissant les lignes maîtresses, lorsque nous ne pouvons les saisir toutes, que la ressemblance et l'expression sont données au portrait, et la grâce et une sorte de vérité vitale au rendu de toute forme naturelle ». 
Il faut imiter le calme de la nature, ses transformations insensibles et continues; point de mouvements violents, de lignes agitées, comme chez Michel-Ange et chez le Bernin; point de contrastes brutaux entre les ombres et les lumières, comme chez Ribera et comme chez Rembrandt ; mieux vaut cette sérénité magnifique des attitudes, des lignes et des tons qu'on rencontre chez un Bellini. Le culte de la nature enfin, amène John Ruskin au culte de la couleur. 
« Vous avez en art des provinces absolument séparées, quoique se touchant par les frontières, celles des dessinateurs, des clair-obscuristes et des coloristes. »
Le plaisir donné aux yeux peut l'être surtout par les lignes, comme chez Raphaël et chez les Académiques; surtout par des modalités de lumière et d'ombre, par les valeurs, comme chez Rembrandt et chez les Hollandais; surtout par la couleur, comme chez les primitifs italiens et chez les grands Vénitiens; il y a, suivant une expression que Ruskin emploiera plus tard, les lois de Rome, les lois d'Amsterdam et les lois de Fiesole pour quiconque regarde les choses non dans un atelier, mais en plein air, telles que la nature nous les montre. Les lignes ne sont que les limites des couleurs, comme les ombres n'en sont que les degrés. Les objets ne sont que des « mosaïques de  différentes couleurs qu'on doit imiter une à une en toute simplicité », sans s'occuper des lois prétendues du clair-obscur et de la perspective aérienne. Il faut peindre les paysages « jusqu'à la dernière touche en plein air » (1853)  et « produire les teintes mixtes par l'entre croisement des touches des diverses couleurs crues dont ces teintes mixtes sont formées » (1856). C'est à l'impressionnisme et au pointillisme que John Ruskin se trouve ainsi conduit, au moins un temps, par son amour de la réalité.

Les principes qui sont vrais de la peinture le sont aussi de l'architecture. Ce sont les mêmes qualités chez l'artiste qui font la noblesse de l'oeuvre c'est la même admiration de la nature, la même humilité devant elle, le même amour pour elle, la même patience et la même sincérité pour la reproduire. L'architecture la plus belle est l'architecture gothique, parce que, plus que toute autre, elle a couvert ses monuments, d'êtres vivants, hommes et animaux, plantes et fleurs; parce que, mieux que toute autre, elle a su dans ses lignes et dans ses formes s'inspirer des courbes infiniment délicates et infiniment variées que nous présente la nature vivante; et parce que ses édifices polychromes ont imité la nature par la richesse de leurs couleurs, autant que par la richesse de leurs formes. La Renaissance avec son pédantisme abstrait, avec sa science orgueilleuse, avec ses édifices incolores, aux lignes géométriques, et si pauvrement décorés, fut l'hiver de l'architecture, 
« l'hiver qui fut sans chaleur comme il était sans couleur [...]; ce jour-là fut consommée la condamnation du naturalisme, et avec lui de l'architecture du monde. » 
Ce sont encore ces qualités morales, cette patience et cette humilité qui nous expliquent comment les artistes gothiques ont pu créer du XIIIe au XVe siècle ces grands ensembles où concourent l'architecture, la sculpture et la peinture, au lieu que depuis le XVIe siècle la séparation des arts et la division du travail abaissent l'artiste et dégradent l'artisan. Les grands créateurs de l'âge gothique, architectes, sculpteurs et peintres tout ensemble, étaient des artisans en même temps que des artistes; c'étaient des hommes complets; ils ne se croyaient pas humiliés parce qu'ils faisaient oeuvre de leurs mains et ils avaient la patience qu'exige le travail dans des matières dures; c'est ce qui leur permettait d'imaginer et de réaliser des ensembles harmonieux et variés, portant dans l'architecture le sentiment de la forme vivante et dans la sculpture celui des lois structurales. Et les moindres artisans, de leur côté, au lieu de copier mécaniquement un modèle, restaient libres d'imiter la nature à leur fantaisie. L'orgueil aristocratique des artistes de la Renaissance, fiers de leur science, a tout perdu. Séparant l'invention de l'exécution, réservant l'une à l'artiste, abandonnant l'autre à l'ouvrier, et détruisant par là l'art populaire et l'art décoratif, il a amené du même coup la décadence de tous les arts plastiques.

Le réformateur social.
C'est à partir de 1860 qu'il se produisit dans  l'esprit de John Ruskin un changement profond et qu'il ne chercha plus seulement à réformer l'art, mais à transformer la société. Toujours ses livres avaient été des actions destinées à obtenir des résultats immédiats; toujours aussi il avait cherché à pénétrer par delà l'oeuvre d'art jusqu'à l'homme vivant qui l'avait créée; et c'est par le développement naturel de son caractère et de sa pensée qu'il se trouva conduit à ce nouvel apostolat. Il avait prêché l'amour de la nature, et la nature vierge était défigurée et souillée de plus en plus par l'industrie moderne. Il avait voulu élever le goût du public; les sentiments des artistes; la condition des artisans, il avait échoué, vaincu par un état social qui dégradait les corps et qui  avilissait les âmes. C'est  sur l'organisation sociale qu'il fut amené à  réfléchir pour comprendre l'impuissance de ses efforts : sa force d'analyse lui fit apercevoir que pour régénérer l'art, il fallait régénérer la société tout entière, et sa sensibilité fut révoltée par le cruel spectacle de misère et d'injustice que présente la société moderne. En 1863, se trouvant au milieu des Alpes, il écrivait :
« La solitude est très grande  et cependant la paix dans laquelle je vis à présent est seulement semblable à celle où je me trouverais si j'étais enterré dans une touffe d'herbe sur un champ de bataille arrosé de sang, car si peu que je relève la tête, le cri de la terre est dans mes deux oreilles. »
D'où vient en effet ce développement de l'industrie qui souille la nature, d'où vient cette distinction absolue de l'ouvrier et de l'artiste qui tue les arts plastiques, d'où vient l'abaissement moral de l'artiste et de son public et d'où vient enfin la souffrance de la classe ouvrière? C'est du machinisme, répond John Ruskin, du régime capitaliste, du libéralisme économique. 
La caractéristique de notre société, c'est « le pouvoir exercé sur ceux qui gagnent de l'argent par ceux qui le possèdent déjà et qui l'emploient uniquement pour en avoir davantage. » 
De là, la misère des uns, les ouvriers; et la richesse excessive des autres; de là, la disparition des artisans du Moyen âge, écrasés à présent sous  la puissance du capital.
« Les passants pauvres, le long des routes, souffrent autant aujourd'hui du baron du sac qu'autrefois du baron du roc. »
Et ce n'est pas chez les ouvriers et chez les pauvres seulement que le capital détruit la vie, « la vie, comprenant toute sa puissance, d'amour, de joie et d'admiration », c'est chez les riches eux-mêmes, en flétrissant autour d'eux la beauté de l'univers, et en tarissant dans leur âme, avec le désintéressement et l'amour, la source des joies les plus profondes et les plus pures. C'est chez tous que la force inhumaine du capitalisme moderne  anéantit, avec le pouvoir de produire et de goûter la beauté, la noblesse morale, la paix intérieure et le bonheur lui-même. Le problème esthétique, pour Ruskin, avait toujours été un  problème moral; et le problème moral à son tour, en même temps qu'il lui apparaissait de plus en plus comme un problème social, lui apparaissait de moins en moins comme un problème religieux : il voyait de plus en plus distinctement l'étroitesse des idées presbytériennes, la beauté du catholicisme du Moyen âge; il raillait la précision dogmatique de toutes les Eglises constituées, il combattait l'inaction du mystique qui dédaigne le  monde  réel où nous vivons, et, après des années de doute, il ne trouvait le repos que dans un christianisme très vague, fait surtout de sentiments  et d'espérances.

L'action sociale, la lutte non plus seulement contre l'art académique, mais contre l'économie politique classique, lui semblèrent désormais le plus impérieux des devoirs; l'influence de Carlyle, qui était son ami, contribua pour une grande part à cette transformation, et, comme celle de Thomas Carlyle, l'action de John Ruskin s'exerça en dehors des partis politiques constitués, parce que les questions qu'il abordait étaient plus profondes que les questions débattues entre libéraux et conservateurs, et parce que les conservateurs comme les libéraux mettaient en dehors de toute discussion le maintien des privilèges économiques de la classe possédant. Unto this Last (1860); Munera Pulveris (1862-1863); The Crown of  Wild Olive (1866); Time and Tide by weare and Tyne (1867); Fors Clavigera (en 8 vol., 1871-1884), traitent surtout d'économie politique.

Le style de Ruskin, à la même époque, se transforme comme sa pensée; il abandonne les longues périodes solennelles dans la manière du XVIIIe siècle, pour des phrases, courtes, simples, directes; son humour devient de plus en plus familier et de plus en plus âpre, maintenant qu'il ne s'indigne plus seulement contre les erreurs des artistes morts, mais contre, la cruauté et la folie des hommes vivants. Son enthousiasme est de plus en plus pénétré de tendresse et de pitié, maintenant qu'il écrit pour l'amour de l'humanité souffrante et non plus seulement pour l'amour des rochers, des nuages et des fleurs. Toute espèce de plan disparaît de ses livres et quel que soit le sujet qu'il aborde, il revient presque toujours, invinciblement, à la pensée douloureuse qui l'obsède.

« Un de mes amis me reproche le caractère décousu de ma Fors Clavigera et insiste pour que j'écrive à la place un livre ordonné, mais il aurait aussi bien fait d'insister auprès d'un bouleau croissant dans la fente d'un rocher, afin qu'il fixât d'avance la direction de ses branches. Les vents et les torrents les arrangeront selon leurs fantaisies sauvages; tout  ce que l'arbre peut faire, c'est de croître, gaiement s'il est possible, tristement si la gaieté est impossible et de laisser les dents noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son tronc là où le voudra la destinée. »
Ruskin travaille tout ensemble à la réforme artistique, à la réforme morale, à la réforme sociale. Il s'adresse à la fois aux ouvriers, dans des lettres mensuelles dont la réunion, constitue sa Fors Clavigera, et à l'élite intellectuelle de l'Angleterre, dans les cours qu'il fait de 1869 à 1882, à Oxford, comme professeur d'esthétique. Il complète et développe sa doctrine artistique; il l'applique à la sculpture (Aratra Pentelici, 1872), à la gravure (Ariadne Florentina, 1873); il en tire la condamnation de l'école réaliste et de l'école impressionniste qui se développaient à cette époque : de l'impressionnisme, parce qu'il résume à grands traits la nature au lieu de la rendre avec une minutie amoureuse; du réalisme, parce qu'au lieu de reproduire la nature intacte dans la fleur de sa beauté première, il copie une nature artificielle, déformée ou souillée par notre civilisation moderne. Mais les paroles ne lui suffisent pas il crée des musées, à Oxford, pour épurer le goût des étudiants (1872), à Sheffield pour ennoblir la vie des travailleurs du fer (1876). Il achète des maisons qu'il donne aux entreprises philanthropiques de logements ouvriers. Il dépense dans ses oeuvres sociales d'abord la fortune que son père lui avait léguée, puis le revenu annuel que lui rapportent ses livres. 

La propagande artistique, la propagande morale, la philanthropie lui semblent encore insuffisantes. John Ruskin entreprend de créer des communautés de travailleurs, où l'on ne fera pas usage du machinisme moderne, de la vapeur, et qui, échapperont à la tyrannie du grand capital; il fonde dans ce but la Saint George's Guild; il rétablit dans le Westmoreland, à Langdalo et à Keswick, le filage et le tissage de la toile à la main; dans l'île de Man, l'industrie rurale de la fabrication du drap, sans l'aide de machines à vapeur. Enfin, sentant l'impuissance et de l'action individuelle et de l'association libre, quand elles sont réduites à leurs propres forces, il réclame l'intervention de l'Etat pour supprimer les grandes fortunes, pour donner à tous du travail et pour imposer à tous le travail; ce n'est pas dans la liberté qu'on peut trouver un remède au mal social d'aujourd'hui, c'est dans une « juste obéissance ». Cette réforme de la société par l'Etat, cette suppression de la liberté du mal, est une des conditions de l'ennoblissement moral de tous et par suite de la création artistique et de la joie esthétique; la réforme morale, la réforme sociale, l'intervention de l'Etat sont inséparables et également nécessaires.

Dans cette lutte inégale contre toute la société moderne, où des rêveries sur le Moyen âge et un combat d'arrière-garde contre le machinisme s'unissaient à une critique profonde du régime capitaliste et à des vues confuses de rénovation, John Ruskin s'exaltait de plus en plus. Des désordres nerveux se déclarèrent à la fin chez lui, et les médecins, en 1889, lui prescrivirent l'abandon de toute action, de tout travail intellectuel, un repos complet. Il passa des dix dernières années de sa vie à Brantwood, au bord du lac de Coniston, en face des montagnes de l'Ecosse, dans la paix de cette nature sauvage qui avait été la première passion de son enfance et qui fut le dernier amour de sa vieillesse. (René Berthelot).



En bibliothèque. - Outre les ouvrages cités dans le cours de d'article, on doit encore à Ruskin : Sésame and Lilies (1865); The Ethics of The Dust (1866); The Queen of the Air (1869); Lectures on Art (1870); The Eagle's Nest (1872); Val d'Arno (1874); Mornings in Florence (1875-1877), sorte de guide à un certain nombre des oeuvres d'art de Florence; Proserpina (1875-1886); Deucalion (1875-1883); Guide to the principal pictures in the Academy of fine Arts at Venise (1877); Saint Mark's Rest (1877-1884) guide à un certain nombre d'oeuvres d'art de Venise; The Laws of Fesole (1877-1878); Arrows of the Chace (1880, 2 vol.); Love's Meinie (1882); The Bible of Amiens ou Our Fathers have told us (1880-1885), guide à la cathédrale d'Amiens; The Art of England (1883); The Storm Cloud of the Nineteenth Century (1884); On the Old Road (1885); Praeterita (1885-1889, 2 vol.); Dilecta (1886-1887); The Pleasures of England (1890); The Poems of John Ruskin (1891).

Les ouvrages de Ruskin ont été édités à Sunnyside, Orpington (Kent), dans une librairie qu'il a fondée lui-même et dont dont il avait confié la direction à un jeune ouvrier plein d'intelligence et de mérite, M. G. Allen, pour empêcher les libraires, de prélever, une part sur le produit de ses livres et se soustraire ainsi à l'exploitation capitaliste.

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