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Edouard Rod

Edouard Rod est un écrivain suisse, né à Nyon (Vaud) le 31 mars 1857 et mort à Grasse le 29 janvier 1910. Ses études littéraires furent commencées à Lausanne, et il les poursuivit à Berlin. En septembre 1878, il arrivait à Paris avec un drame en prose dans sa poche. Voir pour cette époque de sa vie les souvenirs publiés en 1889 et 1890 dans l'Illustration nationale suisse sous ce titre : Mes débuts dans les lettres. Une brochure, A propos de l'Assommoir, où , il se montre fervent disciple d'Émile Zola, un livre, les Allemands à Paris attirèrent l'attention des cénacles réalistes. Il publia dans cette manière plusieurs romans : Palmyre Veulard, la Chute de miss Topsy, l'Autopsie du docteur Z., la Femme de Henri Vanneau, Tatiana Leïlof.

Mais bientôt Rod se dégagea d'une école qui lui répugnait également par son esthétique et sa philosophie. Dans la Course à la mort (1885), plus connu, Névrosée (1588) et le Sens de la vie (1889), une autre de ses oeuvres les plus lues, il opposait à l'étude des tempéraments celle de l'âme et à la méthode physiologique ce que lui-même appelle l'intuitivisme. Puis, au lieu de regarder en soi-même, il regarda autour de soi. Dans : la Sacrifiée (1892), la Vie privée de Michel Teissier (1893), et la Seconde vie de Michel Teissier (1894), les Roches blanches (1895), Dernier Refuge (1896), il met en scène des personnages bien observés et vigoureusement représentés, qui symbolisent la lutte du devoir et de la passion

A cette époque, le jeune rédacteur de la Revue contemporaine fut appelé à Genève à l'Université comme successeur de Marc Monnier à la chaire de littérature comparée. Après quelques années d'enseignement, Rod est retourné se fixer à Paris où il collabora à la Revue des Deux Mondes, au Correspondant, etc. 

Parmi ses principaux romans, il faut encore citer : les Trois coeurs (1890), Scènes de la vie cosmopolite (1890); Nouvelles romandes (1891); le Silence (1894); Scènes de la vie Suisse (1896); Là haut (1897); Mademoiselle Annette,  le Ménage du pasteur Naudié (1898); Au milieu du chemin (1900); l'Eau courante (1902); L'Inutile Effort (1903); la Fête des Vignerons à Vevey (1905); Reflets d'Amérique (1905); l'Indocile (1905); l'Ombre s'étend sur la montagne (1907); Aloyse Valérien (1908); les Unis (1909); le Glaive et le Bandeau (1910). 

Dans le domaine littéraire, Rod a publié aussi de nombreuses études : Giacomo Leopardi (1888); les Idées morales du temps présent (1891, recueil d'essais); Dante (1891); Stendhal (1892); Lamartine (1893); Morceaux choisis choisis des littératures étrangères, Nouvelles études sur le XIXe siècle, Essais sur Goethe (1898), l'Affaire J.-J. Rousseau (1906), etc. 

D'autres romanciers sont supérieurs à Rod pour la vigueur et l'éclat, mais aucun n'applique aux choses du coeur et de la conscience une curiosité plus réfléchie. (E. Kuhne / G.-F.).
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La responsabilité de l'écrivain

[ Voici une des pages les plus caractéristiques de la pensée d'Édouard Rod. Elle est tirée de Au milieu du chemin. Le journaliste Merton raconte à l'écrivain Clarencé qu'une jeune fille s'est suicidée avec un de ses livres à son chevet. Clarencé est effrayé de sa responsabilité et explique le rôle moral de l'écrivain comme le conçoit sa noble et scrupuleuse intelligence. ]

 «  - Voici, maître. On a trouvé sur son lit même, à côté d'elle, un exemplaire de votre admirable drame, l'Amour et la Mort, avec de nombreux passages soulignés. Elle l'avait donc lu et relu, peut-être avant de mourir. C'était son livre de chevet. Sans doute, elle croyait trouver des ressemblances entre son cas banal et celui de votre poétique héroïne, et peut-être récitait-elle vos beaux vers en se figurant les penser. Vous comprenez que le fait sera révélé, maître, d'autant plus qu'on s'occupe beaucoup de vous ces temps-ci. C'est pour cela que j'ai eu l'idée de venir vous le signaler tout de suite, en vous demandant ce que vous en pensez. Mon idée a plu à mon directeur... Et je vous avoue franchement que je compte sur votre obligeance pour m'aider...

Il baissa la voix en ajoutant :

- D'autant plus que j'ai besoin de réussir!

En remarquant l'intérêt qu'éveillait son histoire, le jeune homme déposait sa timidité, se mettait à l'aise. Clarencé s'étant assis, il s'assit à son tour pour attendre la réponse. Comme elle tardait, il reprit, avec la candide férocité de son inexpérience :

- Le fait est assez curieux, n'est-ce-pas ?... Quand on y réfléchit, c'est à peu près l'histoire d'Alfred de Vigny après son Chatterton, qui déchaîna une épidémie de suicides. Une telle aventure soulève beaucoup de questions, mais, en tout cas, elle est toujours flatteuse pour un poète.

- Vous croyez? s'écria Clarencé. Ah! vraiment, vous croyez cela?

Merton compléta sa pensée :

- Elle prouve que le poète a touché juste!

Il attendait, le regard docile, le stylographe en main. Clarencé hésita une minute entre la prudence qui l'engageait à se taire et sa franche nature qui le poussait à parler.

- Ah! vous trouvez qu'une telle aventure est flatteuse pour un écrivain? répéta-t-il. Eh bien, moi, je la trouve décevante et cruelle, comprenez-vous? J'ignore ce qu'Alfred de Vigny a pensé des suicides qui ont suivi son Chatterton, mais je me refuse à croire qu'il en fut flatté. Pour moi, s'il m'était prouvé que l'Amour et la Mort est pour quelque chose dans ce malheur, j'en serais ému profondément, douloureusement. Je ne vous le cache pas, car je ne saurais m'en cacher...

Il continua, en s'animant, en s'oubliant, sans prendre garde au stylographe de Merton, qui courait à sa suite :

- ... Et je me pose à moi-même la question que vous me posez ... Dans les mêmes termes, peut-être, mais dans quel autre esprit!... Vous comprenez : pour vous, affaire de curiosité, sujet d'article; pour moi, affaire de conscience, sujet d'angoisse... Laissons de côté les généralités; je m'en méfie. Tenons-nous-en au fait particulier, au cas, pour autant que nous le connaissons à cette heure ... Il est bien certain, n'est-ce pas, qu'avant mes drames il y eut des amants qui se sont suicidés. Ce n'est pas moi qui ai inventé le réchaud : les désespérés l'ont trouvé d'instinct, sans mon aide... Mais, dans l'anecdote que vous venez de me raconter, - si tragique dans son humilité, - comment distinguer ce qui vient de la passion éternelle et ce qui vient de l'imagination excitée par les lectures? La première est une force de la nature, comme l'eau, le feu ou le vent; depuis que le monde existe, elle promène autour d'elle les mêmes ravages et pousse au même terme les couples malheureux qu'elle entraîne. On ne peut rien contre elle, pas plus qu'on ne peut arrêter l'orage ou la marée. Mais l'autre, l'imagination? Ne sommes-nous pas ses maîtres? Ne pouvons-nous pas la diriger? Ne sont-ce pas les peintures de l'amour qui l'excitent, les mensonges de la poésie qui la leur- rent? Encore une fois, comment distinguer, dans le cas de cette pauvre enfant?... Il faudrait connaître les détails, reconstituer, lire dans le coeur qui ne bat plus... C'en est trop pour notre « psychologie » approximative.

Tout en prenant ses notes, Merton s'étonnait d'entendre un maître poser en de tels termes, avec une telle émotion, un problème dont ses vingt ans dédaignaient le côté pratique et « bourgeois ». Son interlocuteur s'arrêtant, il observa :

- Je n'aurais jamais cru que vous pussiez vous émouvoir à ce point pour un malheur... très grand, c'est vrai..., mais qui ne vous touche pas directement, auquel vous êtes bien étranger.

Clarencé riposta aussitôt, comme s'il avait hâte de poursuivre son plaidoyer contre lui-même :

- Étranger?... Je vous le répète, comment le savoir? Comment remonter de l'acte à ses causes? Comment deviner ce qui s'est passé dans la tête de cette enfant, pendant que mon livre tremblait dans sa main?... Étranger! Est-ce qu'un écrivain est étranger à ses lecteurs? Est-ce qu'il a le droit d'ignorer le mal qu'il peut leur faire ou qu'il leur a fait?...

Clarencé regardait Merton de telle sorte que le jeune homme crut que les questions s'adressaient à lui, et répondit :

- Oh! le mal!... Les gens qui ne lisent jamais aiment et meurent comme les autres. Si même elle a voulu imiter votre héroïne, maître, parce qu'elle comprenait mal votre pensée... qu'y pouvez-vous?

- Je pouvais... ne pas écrire!

Ces mots, qui disaient tant de choses, jaillirent sans que Clarencé calculât leur portée. Merton ne pouvait savoir de quel lent travail intérieur ils étaient l'aveu. Aussi eut-il un haut-le-corps de surprise, puis le geste défensif et le sourire d'un homme sensé auquel on en veut faire accroire et qui n'est pas dupe.

- Voilà une opinion que personne ne partagera, maître, dit-il aimablement. Ah! j'en réponds. Songez! Qu'est-ce que la mort de cette petite fille en regard de la grande oeuvre que vous avez créée, qui n'existerait pas sans vous, qui honore votre temps, votre pays, qui vous assure l'immortalité?

Clarencé posa un moment sur le jeune homme son beau regard limpide et doux, et dit :

- Vous êtes bien jeune, mon enfant. Vous ignorez encore combien peu de chose est une oeuvre d'imagination, quelque glorieuse qu'elle soit, en regard de la plus humble vie. La durée d'un nom ou d'une pensée, qu'importe? Ce qui compte, c'est le mal qu'on a fait; c'est le bien qu'on aurait pu faire. »
 

(E. Rod,extrait de Au milieu du chemin).
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