Condorcet
et le monde de demain
Des progrès
futurs de la société humaine
«
Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce
humaine peuvent se réduire à ces trois points importants
: la destruction de l'inégalité entre les nations, les progrès
de l'égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement
réel de l'homme.
Toutes
les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation
où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les
plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les
Français et les Anglo-Américains? Cette distance immense
qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à
des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages,
doit-elle peu à peu s'évanouir? Y a-t-il sur le globe des
contrées dont la nature ait condamné les habitants à
ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison?
Cette
différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée
jusqu'à présent, chez tous les peuples civilisés,
entre les différentes classes qui composent chacun d'eux, cette
inégalité, que les premiers progrès de la société
ont augmentée, et pout ainsi dire produite, tient-elle à
la civilisation même ou aux imperfections actuelles de l'art social
[allusion à Rousseau]?
Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité
de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets
de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister
qu'une inégalité utile à l'intérêt de
tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de
l'instruction et de l'industrie, sans entraîner ni dépendance,
ni humiliation, ni appauvrissement? En un mot, les hommes approcheront-ils
de cet état où tous auront les lumières nécessaires
pour se conduire selon leur propre raison dans les affaires communes de
la vie, et la maintenir exempte de préjugés; pour bien connaître
leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience;
où tous pourront, par le développement de leurs facultés,
obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins; où
enfin la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents,
et non l'état habituel d'une portion de la société?
Enfin,
l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles
découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence
nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de
prospérité commune, soit par des progrès dans les
principes de conduite et dans la morale pratique, soit enfin par le perfectionnement
réel des facultés intellectuelles, morales et physiques,
qui peut être également la suite ou de celui des instruments
qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés,
ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme?
En
répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience
du passé, dans l'observation des progrès que les sciences,
que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de
l'esprit humain et du développement de ses facultés, les
motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à
nos espérances. »
Progrès
futurs de le liberté
«
Si nous jetons un coup d'oeil sur l'état actuel du globe, nous verrons
d'abord que, dans l'Europe, les principes de la constitution française
sont déjà ceux de tous les hommes éclairés.
Nous les y verrons trop répandus et trop hautement professés
pour que les efforts des tyrans puissent les empêcher de pénétrer
peu à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves; et ces principes
y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde
indignation que l'habitude de l'humiliation et de la terreur ne peut étouffer
dans l'âme des opprimés.
Si
les progrès des Grecs ont été perdus pour les autres
nations, c'est le défaut de communication entre les peuples, c'est
la domination tyrannique des Romains qu'il en faut accuser. Mais quand,
des besoins mutuels ayant rapproché tous les hommes, les nations
les plus puissantes auront placé l'égalité entre les
sociétés comme entre les individus, et le respect pour l'indépendance
des États faibles, comme l'humanité pour l'ignorance et la
misère, au rang de leurs principes politiques; quand, à des
maximes qui tendent à comprimer le ressort des facultés humaines,
auront succédé celles qui en favorisent l'action et l'énergie,
sera-t-il alors permis de redouter encore qu'il reste sur le globe des
espaces inaccessibles à la lumière, ou que l'orgueil du despotisme
puisse opposer à la vérité des barrières longtemps
insurmontables?
Il
arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur
la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître plue
leur raison; où les tyrans et les esclaves n'existeront plus que
dans l'histoire et sur les théâtres; où l'on ne s'en
occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes; pour s'entretenir,
par l'horreur de leurs excès, dans une utile vigilance, pour savoir
reconnaître et étouffer sous le poids de la
raison
les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils
osaient reparaître. »
Progrès
futurs de l'égalité.
Moyen de diminuer
l'inégalité des fortunes
«
Souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît
dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle;
entre l'égalité qui est établie par les institutions
politiques et celle qui existe entre les individus; cette différence
a été une des principales causes de la destruction de la
liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les
ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à
des tyrans étrangers. Ces différences ont trois causes principales
: l'inégalité de richesse, l'inégalité d'état
entre celui dont les moyens de subsistance, assurés pour lui-même,
se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont
dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie
de sa vie où il est capable de travail; enfin l'inégalité
d'instruction.
Il
faudra donc montrer que ces trois espèces d'inégalités
réelles peuvent diminuer continuellement sans pourtant s'anéantir,
car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu'il serait
absurde et dangereux de vouloir détruire, et l'on ne pourrait même
tenter d'en faite disparaître entièrement les effets sans
ouvrir des sources d'inégalités plus fécondes, sans
porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.
Il
est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à
l'égalité, et que leur excessive disproportion, ou ne peut
exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n'établissent
pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir;
si la liberté du commerce et de l'industrie fait disparaître
l'avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à
la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions
mises à leur liberté, leur assujettissement à des
formalités gênantes, enfin l'incertitude et les dépenses
nécessaires pour en obtenir l'exécution, n'arrêtent
pas l'activité du pauvre et n'engloutissent pas ses faibles capitaux;
si l'administration publique n'ouvre point à quelques hommes des
sources abondantes d'opulence fermées au reste des citoyens; si,
enfin, par la simplicité des moeurs et la sagesse des institutions,
les richesses ne sont plus des moyens de satisfaire la vanité ou
l'ambition, sans que cependant une austérité mal entendue,
ne permettant plus d'en faire un moyen de jouissances recherchées,
force de conserver celles qui ont été une fois accumulées.
Comparons,
dans les nations éclairées de l'Europe, leur population actuelle
et l'étendue de leur territoire. Observons, dans le spectacle que
présentent leur culture et leur industrie, la distribution des travaux
et des moyens de subsistance, et nous verrons qu'il serait impossible de
conserver ces moyens dans le même degré, et, par une conséquence
nécessaire, d'entretenir la même masse de population, si un
grand nombre d'individus cessaient de n'avoir, pour subvenir presque entièrement
à leurs besoins ou à ceux de leur famille, que leur industrie
et ce qu'ils tirent des capitaux employés à l'acquérir
ou à en augmenter le produit. Or, la conservation de l'une et de
l'autre de ces ressources dépend de la vie, de la santé même
du chef de chaque famille; c'est en quelque sorte une fortune viagère
ou même plus dépendante du hasard; et il en résulte
une différence très réelle entre cette classe d'hommes
et celle dont les ressources ne sont point assujetties aux mêmes
risques, soit que; le revenu d'une terre, ou l'intérêt d'un
capital presque indépendant de leur industrie, fournisse à
leurs besoins,
Il
existe donc une cause nécessaire d'inégalité, de dépendance
et même de misère, qui menace sans cesse la classe la plus
nombreuse et la plus active de nos sociétés.
Nous
montrerons qu'on peut la détruire en grande partie en opposant le
hasard à lui-même, eu assurant à celui qui atteint
la vieillesse un secours produit par ses épargnes, mais augmenté
de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent
avant le moment d'avoir besoin d'en recueillir le fruit; en procurant,
par l'effet d'une compensation semblable, aux femmes, aux enfants, pour
le moment où ils perdent leur époux ou leur père,
une ressource égale et acquise au même prix, soit pour les
familles qu'afflige une mort prématurée, soit pour celles
qui conservent leur chef plus longtemps; enfin en préparant aux
enfants qui atteignent l'âge de travailler pour eux-mêmes et
de fonder une famille nouvelle l'avantage d'un capital nécessaire
au développement de leur industrie, et s'accroissant aux dépens
de ceux qu'une mort trop prompte empêche d'arriver à ce terme.
C'est à l'application du calcul aux probabilités de la vie,
aux placements d'argent, que l'on doit l'idée de ces moyens, déjà
employés avec succès, sans jamais l'avoir été
cependant avec cette étendue, avec cette variété de
formes qui les rendraient vraiment utiles non pas seulement à quelques
individus, mais à la masse entière de la société,
qu'ils délivreraient de cette ruine périodique d'un grand
nombre de familles, source toujours renaissante de corruption et de misère.
Nous
ferons voir que ces établissements, qui peuvent être formés
au nom de la puissance sociale et devenir un de ses plus grands bienfaits,
peuvent être aussi le résultat d'associations particulières,
qui se formeront sans aucun danger, lorsque les principes d'après
lesquels ces établissements doivent s'organiser seront devenus populaires,
et que les erreurs qui ont détruit un grand nombre de ces associations
cesseront d'être à craindre pour elles.
Nous
exposerons d'autres moyens d'assurer cette égalité, soit
en empêchant que le crédit continue d'être un privilège
si exclusivement attaché à la grande fortune, en lui donnant
cependant une base non moins solide, soit en rendant les progrès
de l'industrie et l'activité du commerce plus indépendants
de l'existence des grands capitalistes; et c'est encore à l'application
du calcul que l'on devra ces moyens. »
Moyens de diminuer
l'inégalité des intelligences
«
L'égalité d'instruction que l'on peut espérer d'atteindre,
mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance ou
force ou volontaire. Nous montrerons dans l'état actuel des connaissances
humaines les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour
ceux qui ne peuvent donner à l'étude qu'un petit nombre de
leurs premières années, et dans le reste de leur vie quelques
heures de loisir. Nous ferons voir que, par un choix heureux et des connaissances
elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire
la masse entière d'un peuple de tout ce que chaque homme a besoin
de savoir pour l'économie domestique, pour l'administration de ses
affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses
facultés, pour connaître ses droits, les défendre et
les exercer; pour être instruit de ses devoirs; pour pouvoir les
bien remplir, pour juger ses actions et celles des autres d'après
ses propres lumières, et n'être étranger à aucun
des sentiments élevés ou délicats qui honorent la
nature humaine; pour ne point dépendre aveuglément de ceux
à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou
l'exercice de ses droits; pour être en état de las
choisir
et de les surveiller; pour n'être plus la dupe de ces erreurs populaires
qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses; pour se défendre
contre les préjugés avec les seules forces de la raison.
Dès
lors, les habitants d'un même pays, n'étant plus distingués
entre eux par l'usage d'une langue plus grossière ou plus raffinée,
pouvant également se gouverner par leurs propres lumières,
n'étant plus bornés à la connaissance machinale des
procédés d'un art et de la routine d'une profession; ne dépendant
plus, ni pour les moindres affaires, ni pour se procurer la moindre instruction,
d'hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire,
il doit en résulter une égalité réelle, puisque
la différence des lumières ou des talents ne peut plus élever
une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs
idées, leur langage permettent de s'entendre; dont les uns peuvent
avoir le désir d'être instruits par les autres, mais n'ont
pas besoin d'être conduits par eux; peuvent vouloir confier aux plus
éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés
de le leur abandonner avec une aveugle confiance. »
Progrès
futurs de la philosophie et des sciences sociales
«
Comme la découverte, ou plutôt l'analyse exacte des premiers
principes de la métaphysique, de la morale, de la politique, est
encore récente, et qu'elle avait été précédée
de la connaissance d'un grand nombre de vérités de détail,
le préjugé qu'elles ont atteint par là leur dernière
limite s'est facilement établi; on a supposé qu'il n'y avait
rien à faire parce qu'il ne restait plus à détruire
d'erreurs grossières et de vérités fondamentales à
établir.
Mais
il est aisé de voir combien l'analyse des facultés intellectuelles
et morales de l'homme est encore imparfaite; combien la connaissance de
ses devoirs, qui suppose celle de l'influence de ses actions sur le bien
être de ses semblables, sur la société dont il est
membre, peut s'étendre encore par une observation plus fixe, plus
approfondie, plus précise, de cette influence; combien il reste
de questions à résoudre, de rapports sociaux à examiner,
pour connaître avec exactitude l'étendue des droits individuels
de l'homme, et de ceux que l'état social donne à tous à
l'égard de chacun. A-t-on même jusqu'ici, avec quelque précision,
posé les limites des droits, soit entre les diverses sociétés
dans les temps de guerre, soit de ces sociétés sur leurs
membres dans les temps de trouble et de division, soit enfin ceux des individus,
des réunions spontanées, dans le cas d'une formation libre
et primitive, ou d'une séparation devenue nécessaire?
Si
on passe maintenant à la théorie qui doit diriger l'application
de ces principes et servir de base à l'art social, ne voit-on pas
la nécessité d'atteindre à une précision dont
ces vérités premières ne peuvent être susceptibles
dans leur généralilé absolue? Sommes-nous parvenus
au point de donner pour base à toutes les dispositions des lois,
ou la justice ou une utilité prouvée et reconnue, et non
les vues vagues, incertaines, arbitraires, de prétendus avantages
politiques? Avons-nous fixé des règles précises pour
choisir, avec assurance, entre le nombre presque infini des combinaisons
possibles où les principes généraux de l'égalité
et des droits naturels seraient respectés, celles qui assurent davantage
la conservation de ces droits, laissent à leur exercice, à
leur jouissance, une plus grande étendue, assurent davantage le
repos, le bien-être des individus, la force, la paix, la prospérité
des nations?
L'application
du calcul des combinaisons et des probabilités à ces mêmes
sciences promet des progrès d'autant plus importants, qu'elle est
à la lois le seul moyen de donner à leurs résultats
une précision presque mathématique, et d'en apprécier
le degré de certitude ou de vraisemblance. Sans l'application du
calcul, souvent il serait impossible de choisir, avec quelque sûreté,
entre deux combinaisons formées pour obtenir le même but,
lorsque les avantages qu'elles présentent ne frappent point par
une disproportion évidente. Enfin, sans ce même secours, ces
sciences resteraient toujours grossières et bornées, faute
d'instruments assez finis pour y saisir la vérité fugitive.
Cependant
cette application, malgré les efforts heureux de quelques géomètres,
n'en est encore pour ainsi dire qu'à ses premiers éléments,
et elle doit ouvrir aux générations suivantes une source
de lumières aussi inépuisable que la science même du
calcul, que le nombril sas combinaisons, des rapports et des faits que
l'on peut y soumettre.
Il
est un autre progrès de ces sciences non moins important, c'est
le perfectionnement de la langue, si vague encore et si obscure. Or, c'est
à ce perfectionnement qu'elles peuvent devoir l'avantage de devenir
véritablement populaires, même dans leurs premiers éléments.
Le génie triomphe de ces inexactitudes des langues scientifiques
comme des autres obstacle; il reconnaît la vérité malgré
ce masque étrange qui la cache ou qui la déguise-:
mais celui qui ne peut donner à son instruction qu'un petit nombre
d'instants pourra-t-il acquérir, conserver ces notions les plus
simples, si elles sont défigurées par un langage inexact!
Moins il peut rassembler et combiner d'idées, plus il a besoin qu'elles
soient justes, qu'elles soient précises; il ne peut trouver dans
sa propre intelligence un système de vérité qui le
défendent contre l'erreur, et son esprit, qu'il n'a ni fortifié
ni raffiné par un long exercice, ne peut saisir les faibles lueurs
qui s'échappent, à, travers les obscurités, les équivoques
d'une langue imparfaite et vicieuse. »
Progrès
futurs de la moralité pratique
«
Les hommes ne pourront s'éclairer sur la nature et le développement
de leurs sentiments moraux, sur les principes de la morale, sur les motifs
naturels d'y conformer leurs actions, sur leurs intérêts,
soit comme individus, soit comme membres d'une société, sans
faire aussi dans la morale pratique des progrès non moins réels
que ceux de la science même. L'intérêt mal entendu n'est-il
pas la cause la plus fréquente des actions contraires au bien général?
La violence des passions n'est-elle pas souvent l'effet d'habitudes auxquelles
on ne s'abandonne que par un faux calcul, ou de l'ignorance des moyens
de résister à leurs premiers mouvements, de les adoucir,
d'eu détourner, d'en diriger l'action.
L'habitude
de réfléchir sur sa propre conduite, d'interroger et d'écouter
sur elle sa raison et sa conscience, et l'habitude des sentiments doux
qui confondent notre bonheur avec celui des autres, ne sont-elles pas une
suite nécessaire de l'étude et de la morale bien dirigée,
d'une plus bande égalité dans les conditions du pacte social?
Cette conscience de sa dignité qui appartient à l'homme libre,
une éducation fondée sur une connaissance approfondie de
notre constitution morale, ne doivent-elles pas rendre communs à
presque tous les hommes ces principes d'une justice rigoureuse et pure,
ces mouvements habituels d'une bienveillance active, éclairée,
d'une sensibilité délicate et généreuse, dont
la nature a placé le germe dans tous l'es coeurs, et qui n'attendent,
pour s'y développer, que la douce influence des lumières
et de la Iiberté? De même que les sciences mathématiques
et physiques servent à perfectionner les arts employés pour
nos besoins les plus simples, n'est-il pas également dans l'ordre
nécessaire de la nature que les progrès des sciences morales
et politiques exercent la même action sur les motifs qui dirigent
nos sentiments et nos actions?
Le
perfectionnement des lois, des institutions publiques, suite des progrès
de ces sciences, n'a-t-il point pour effet de rapprocher, d'identifier
l'intérêt commun de chaque homme avec l'intérêt
commun de tous? Le but de l'art social n'est-il pas de détruire
cette opposition apparente? et le pays dont la constitution et les lois
se conformeront le plus exactement au voeu de la raison et de la nature
n'est-il pas celui où la vertu sera plus facile, où les tentations
de s'en écarter seront les plus rares et les plus faibles? Quelle
est l'habitude vicieuse, l'usage contraire à la bonne foi, quel
est même le crime dont on ne puisse montrer l'origine, la cause première,
dans la législation, dans les préjugés du pays où
l'on observe cet usage, cette habitude, où ce crime s'est commis?
Enfin
le bien-être qui suit les progrès que font les arts utiles
en s'appuyant sur une saine théorie, ou ceux d'une législation
juste, qui se fonde sur les vérités des sciences politiques,
ne dispose-t-il pas les hommes à l'humanité, à la
bienfaisance, à la justice? La bonté morale de l'homme est,
comme toutes les autres facultés, susceptible d'un perfectionnement
indéfini, et la nature lie, par une chaque indissoluble, la vérité,
le bonheur et la vertu. »
Progrès
futurs dans l'organisation de la famille
«
Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importants pour le
bonheur général, nous devons compter l'entière destruction
des préjugés qui ont établi entre les deux sexes une
inégalité de droits funeste à celui même qu'elle
favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier, par les différences
de leur organisation physique, par celle qu'on voudrait trouver dans la
force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette
inégalité n'a eu d'autre origine que l'abus de la force,
et c'est vainement qu'on a essayé depuis de l'excuser par des sophismes.
Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par
ce préjugé, des lois qu'il a dictées, peut contribuer
à augmenter le bonheur des familles, à rendre communes les
vertus domestiques, premier fondement de toutes les autres, à favoriser
les progrès de l'instruction, et surtout à la rendre vraiment
générale; soit parce qu'on l'étendrait aux deux sexes
avec plus l'égalité, soit parce qu'elle ne peut devenir générale,
même pour les hommes, sans le concours des mères de famille.
»
Progrès
futurs de la paix
«
Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposez
eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à
peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste,
comme le plus grand des crimes. On verra d'abord disparaître celles
où les usurpateurs de la souveraineté des nations les entraînaient,
pour de prétendus droits héréditaires. Les peuples
sauront qu'ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté
; que des confédérations perpétuelles sont le seul
moyen de maintenir leur indépendance; qu'ils doivent chercher la
sûreté et non la puissance. Peu à peu, les préjugés
commerciaux se dissiperont; un faux intérêt mercantile perdra
l'affreux pouvoir d'ensanglanter la terre et de ruiner les nations sous
prétexte de les enrichir. Comme les peuples se rapprocheront enfin
dans les principes de la politique et de la morale, comme chacun d'eux,
pour son propre avantage, appellera les étrangers à un partage
plus égal des biens qu'il doit à la nature ou à son
industrie, toutes ces causes qui produisent, enveniment, perpétuent
les haines nationales, s'évanouiront peu à peu; elles ne
fourniront plus à la fureur belliqueuse ni aliment ni prétexte.
Des
institutions, mieux combinées que ces projets de paix perpétuelle,
qui ont occupé le loisir et consolé l'âme de quelques
philosophes, accéléreront les progrès de cette fraternité
des nations; et les guerres entre les peuples, comme les assassinats,.
seront au nombre de ces atrocités extraordinaires qui humilient
et révoltent la nature, qui impriment un long opprobre sur le pays,
sur le siècle dont les annales en ont été souillées.
»
(Condorcet,
extraits de l'Esquisse des progès de l'esprit humain).
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