.
-

Molière
Valeur l'ittéraire. Portée philosophique 
et morale du théâtre de Molière
Aperçu La vie de Molière Les pièces La portée de l'oeuvre Le jugement  de la postérité
L'Oeuvre de Molière est singulièrement variée, puisqu'elle comprend tous les genres de comédie, depuis la farce jusqu'à la comédie de caractère presque sublime. Par conséquent, ses pièces n'ont pas toutes la même valeur, et l'on ne saurait les juger en bloc, soit en les considérant exclusivement comme des oeuvres d'art, soit en examinant leur portée philosophique et morale. Il faut de toute nécessité, après avoir fait l'histoire de son théâtre, revenir un peu en arrière, laisser résolument de côté l'homme proprement dit, l'acteur et le chef de troupe, et dégager, grâce aux procédés de la méthode analytique, les éléments divers qui permettront de ne plus voir en lui que l'homme de lettres et le moraliste; tel est l'objet de cette page.

La composition des pièces.
Les comédies de Molière sont avant tout des oeuvres littéraires et elles appartiennent à des genres définis dont les règles ont été fixées de temps immémorial. Ces règles, Molière les avait « lues autant qu'un autre », il l'a dit en termes formels; est-il vrai, comme on le répète aujourd'hui volontiers, que par la force de son talent il se soit élevé au-dessus d'elles et qu'il ait appliqué ce principe énoncé par Dorante, c.-à-d. par lui-même dans la Critique de l'Ecole des Femmes

« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin? » 
S'il en était ainsi, Molière serait le poète fantaisiste par excellence, et il n'aurait pas écrit pour les Lyonnais en 1655 comme pour les Parisiens en 1659, pour les commis de boutique de la rue Saint-Denis comme pour le roi, car les uns et les autres ne pouvaient se plaire aux mêmes choses; et à ce compte, Tabarin ou Bruscambille vaudraient Molière. Mais il faut distinguer; l'auteur de la Critique soutient que le poète doit chercher à plaire; ainsi l'ont dit comme lui tous les maîtres de l'art, sans en excepter Corneille et Racine. Mais à qui donc ces grands hommes voulaient-ils plaire, sinon aux esprits délicats, aux gens de goût, aux connaisseurs qui n'admireront jamais une sottise? Aussi ont-ils tous ajouté que le poète doit plaire en suivant les règles de son art, et le fameux adage de Molière est précédé, dans la Critique, de ce petit mot significatif que l'on devrait bien citer aussi : 
« Les règles sont des observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes ». 
Partant de ce principe, Molière s'est fait une poétique en partie double à laquelle il est constamment demeuré fidèle. Toutes les fois qu'il a dû composer une grande pièce en cinq actes, et particulièrement une comédie de caractère, il a respecté les règles dites aristotéliciennes, l'unité d'action, cela va sans dire, et aussi les unités réputées secondaires de lieu et de temps. L'Ecole des Femmes, le Misanthrope, Tartuffe, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme et les Femmes savantes sont d'une régularité parfaite; et l'on ne voit pas que Molière ait été plus gêné que Racine, même par les prétendues entraves des unités de salon et de cadran, comme on les a dénommées dédaigneusement. Agir de la sorte, c'était à ses yeux donner aux pièces qu'il composait l'attrait de la vraisemblance, c'était surtout éviter au spectateur une fatigue inutile. En revanche, il prenait des libertés grandes avec ces mêmes règles quand il faisait des pièces de fantaisie et surtout des farces. Dans le Malade irnaginaire où, à la rigueur, l'unité de lieu est respectée, l'unité de temps ne l'est pas; dans le Médecin malgré lui, le théâtre représente une forêt, puis une chambre de la maison de Géronte, et enfin un lieu voisin de cette même maison. C'est la même chose, à plus forte raison, dans les comédies-ballets et dans les pièces à grand spectacle comme Psyché; dans le Festin de Pierre, il n'y a plus d'unités du tout, et jamais personne n'a songé à en faire un crime à Molière, parce que la grande règle, quand il s'agit de pièces d'ordre inférieur ou extraordinaires, c'est précisément de ne pas s'assujettir aux règles.

Molière, auteur de grandes comédies, est donc un classique dans toute la force du terme, et il sait conduire une intrigue avec habileté, de manière à bien ménager « la
protase, l'épitase et la péripétie », c.-à-d. l'exposition, le noeud, le dénouement, parties essentielles de toute oeuvre dramatique. Tantôt l'exposition exige seulement quelques scènes et le dénouement quelques vers ou quelques lignes; tantôt, au contraire, le premier acte ne suffit pas à montrer au juste de qui et de quoi il s'agit, c.-à-d. à terminer l'exposition. Les Femmes savantesetTartuffe sont dans ce cas, et le dénouement de Tarluffe commence dès la fin du quatrième acte, au fameux : 

« C'est à vous d'en sortir! »
Ce dénouement, célèbre entre tous, est même à vrai dire un épilogue, une petite pièce complémentaire ayant, elle aussi, son exposition, son noeud et son dénouement. Considérées à ce point de vue, certaines comédies de Molière sont des modèles achevés; mais on lui reproche de ne pas faire assez connaître le passé de ses personnages et de recourir trop volontiers pour dénouer une intrigue à ce que les anciens appelaient le dous ex machina. Le second de ces reproches surtout est fondé; les dénouements sont la partie faible du théâtre de Molière. Les reconnaissances invraisemblables du théâtre italien n'auraient pas dû être si souvent la ressource suprême d'un dramaturge si habile et l'intervention du roi lui-même pour amener la punition de Tartuffe est véritablement choquante. La faute, il est vrai, n'en est pas toujours au poète, qui se voyait obligé de terminer sa comédie par un mariage alors même que la logique des faits exigeait une conclusion toute différente. Tartuffe a si bien enlacé dans ses filets le malheureux Orgon que celui-ci ne devrait pas pouvoir lui échapper; le véritable dénouement d'un Tartuffe idéal, ce serait la ruine d'Orgon et de tous les siens, l'entrée triomphale du scélérat dans la maison qui lui « appartient ». Mais alors Molière cessait d'être un poète comique, il composait une tragédie bourgeoise, un drame en vers, et ce genre de poème n'avait pas encore été imaginé. Sachons-lui gré même d'avoir osé terminer le Misanthrope par une rupture éclatante d'Alceste et de Célimène, d'avoir donné pour conclusion à George Dandin la confusion du mari et d'avoir dénoué les Femmes savantes de la manière la plus heureuse, grâce aux fausses nouvelles apportées par Ariste. En somme, la composition des pièces de Molière laisse bien peu de place à la critique et l'on doit admirer sans réserve la manière dont il a su présenter ses personnages au spectateur avant de les introduire sur la scène, comme Tartuffe et Trissotin qui apparaissent seulement au troisième acte. On doit admirer de même l'art merveilleux avec lequel il a su ménager les entrées et les sorties, régler tous les mouvements des acteurs, agencer le dialogue, sauvegarder la vraisemblance et enfin donner à toutes ses fictions l'illusion de la vie.

L'admiration devient plus vive encore si l'on songe à l'infinie variété des caractères que Molière a dû peindre dans ses comédies. On y trouve, sauf de bien rares exceptions, tout ce qui peut jouer un rôle dans la famille ou dans la société, maris, femmes, pères, mères, beaux-pères et belles-mères, tuteurs, fils et filles, frères et soeurs, valets et servantes, créanciers, fournisseurs, précepteurs et professeurs, médecins et apothicaires, notaires et exempts, marquis, bourgeois, paysans, mendiants même; il n'y manque guère, chose curieuse, que les juges, les avocats et les plaideurs. Et chacun des personnages qu'il introduit sur la scène est peint de manière à ne jamais ressembler au voisin, chacun d'eux a sa marque distinctive, son cachet particulier, en un mot, son caractère. C'est M. Jourdain, c'est Harpagon, Chrysale, Orgon, Argan ou Géronte; c'est Mme Pernelle, Philaminte, Henriette ou Angélique; c'est M. Dimanche, Sganarelle, Scapin, Dorine, Martine, Nicole ou Toinette; nous connaissons tous ces gens-là comme si nous avions vécu avec eux. Même quand il s'agit de personnages qui ne font que passer, comme le pauvre de Don Juan, ils sont vraiment en chair et en os; ce ne sont jamais des fantômes ou des marionnettes comme on n'en voit que trop dans la comédie moderne. Cependant Molière n'a pas diversifié ces caractères à l'infini; rarement chez lui les pères ou les maris sont dignes d'estime ou de respect. Il y a bien peu de mères sur son théâtre; combien en compterait-on en dehors de Mme Jourdain, de Philaminte et de Mme de Sottenville? Ce sont les jeunes belles-mères, Elmire et Béline, qui les remplacent, et la raison de ce fait est fort simple : il faut à la comédie des jeunes filles amoureuses. Dans ces conditions, la présence d'une mère est gênante pour les amants et plus encore pour le poète. Les jeunes premiers et les ingénues abondent au contraire, et Molière, qui avait un tour d'esprit très romanesque, s'est complu à leur prêter de grands discours remplis de tendresse, à multiplier les brouilleries suivies de raccommodements. Enfin la nécessité inéluctable des confidents l'a conduit à mettre sur la scène, et en nombre très considérable, des valets de toute sorte et des servantes dont quelques-unes sont assez délurées. 

Beaucoup de ces caractères semblent avoir été poussés au noir, et l'on ferait une liste bien longue si l'on voulait énumérer tous les personnages méprisables, odieux ou à tout le moins antipathiques, que l'on trouve dans le théâtre de Molière. Mais il faut bien qu'il en soit ainsi : le peintre de l'humanité, s'il veut que ses portraits ressemblent, a rarement le bonheur de rencontrer de beaux modèles. La comédie peint les vices, les travers et les ridicules; elle nous offre donc une sorte de musée, où sont représentées toutes les difformités de la pauvre nature humaine. Mais alors comment peut-elle provoquer le rire, et non les larmes ou le dégoût? Nous touchons ici à l'une des questions les plus délicates que soulève l'étude attentive du théâtre de Molière. En effet, il a généralement peint les hommes en laid, et si l'on peut admirer dans son théâtre quelques personnages sensés, pleins de droiture et de générosité, comme Eliante dans le Misanthrope, Ariste et Henriette dans les Femmes savantes et don Louis dans le Festin de Pierre, c'est par exception et pour mieux faire ressortir les contrastes. Et non seulement Molière a peint à la douzaine des hommes peu dignes d'estime, mais il paraît avoir pris à tâche de montrer combien ces gens-là font souffrir leur entourage. Son théâtre tout entier est comme enveloppé dans une atmosphère de tristesse; les ménages sont désunis; les pères avares, vaniteux, égoïstes, martyrisent leurs enfants; les fils en viennent à désirer la mort de leurs pères, ou ils leur manquent de respect, ou enfin ils les volent. Les filles mêmes, comme Elise, Marianne, Henriette et Angélique, semblent n'avoir plus de refuge que le couvent, à moins qu'elles ne se fassent enlever par leurs amants, et bien souvent c'est la valetaille qui gouverne au logis, qui s'arroge la tutelle des enfants. 

Tout cela, si l'on y regarde de près est profondément triste, et néanmoins les comédies de Molière, dont la lecture laisse une impression de mélancolie, soulèvent à la représentation le rire le plus franc; elles sont, malgré tout, d'un comique irrésistible. D'où vient cela? C'est que Molière, avec un art merveilleux, a caché la tristesse du fond sous l'exubérante gaîté de la forme. Pour y parvenir, il a employé simultanément ou à tour de rôle ce qu'on appelle, en termes du métier, le comique de situation et le comique de mots. Non content de charmer les badauds en leur montrant Géronte enfermé dans un sac et battu par Scapin, ou Pourceaugnac traqué par les apothicaires, il a su nous représenter Don Juan chapitré par Sganarelle, Tartuffe interpellé par Dorine, Chrysale parlant à sa soeur et non pas à sa femme, Harpagon hésitant entre sa fille et sa cassette, Argon honni successivement par son apothicaire et par son médecin, Alceste le misanthrope épris d'une coquette et Harpagon contraint de régaler Marianne. Quant au comique de mots, il tient surtout à ce fait que Molière, homme d'infiniment d'esprit, a donné à ses personnages l'esprit d'à-propos, celui qui consiste à bien observer les nuances d'une idée, à saisir les contrastes, à faire des rapprochements inattendus. Les saillies au gros sel sont chez lui l'exception et la plupart de ses plaisanteries sont au contraire d'une extrême délicatesse. Le comique de Molière, ce n'est pas assurément la bruyante gaieté de Plaute, ce n'est pas davantage le fin sourire de Térence, c'est mieux encore, ou plutôt c'est un heureux mélange de l'un et de l'autre, et La Fontaine était bon juge quand il consacrait à son ami cette épitaphe célèbre :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence, 
Et cependant le seul Molière y gît.
La langue et le style.
Que dire enfin de la langue et du style de Molière? Alors même que ses pièces laisseraient à désirer, ce qui n'est pas, au point de vue de la composition générale et particulière, que l'auteur ne mériterait pas d'être appelé par excellence le peintre de la nature humaine et que ses comédies ne seraient pas des chefs-d'oeuvre de comique, elles n'en devraient pas moins être considérées comme un des plus beaux monuments de l'admirable langue du XVIIe siècle. Ce qui distingue Molière écrivain, c'est la fermeté, la vigueur du style associées à la suprême élégance et à la distinction véritable; il dit toujours tout ce qu'il veut et de la façon qu'il veut le dire, car il rencontre toujours le mot propre, et en cela il est le digne émule des plus grands maîtres, de Pascal, de Bossuet, de Corneille, de Racine et enfin de La Fontaine. Et pourtant Molière écrivain s'est trouvé en butte aux attaques très vives de quelques-uns de ses contemporains. La Bruyère et Fénelon lui ont reproché de n'avoir pas su éviter le jargon, le barbarisme, le galimatias; ils l'ont accusé de parler mal alors même qu'il pensait le mieux. L'auteur de la Lettre à l'Académie est allé jusqu'à prétendre que Molière écrit moins mal en prose qu'en vers! 
« La versification française l'a gêné, dit Fénelon, et il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais, en général, il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions. » 
Voilà sans doute des accusations graves, et elles contrastent fort avec la louange si délicate que Boileau adressait cinquante ans auparavant au poète qui trouvait si bien la rime, qui savait si parfaitement « à quel coin se marquent les bons vers ». Si ces accusations étaient fondées, les éloges décernés à Molière écrivain n'auraient plus aucune portée, mais elles sont injustes. Ses vers dénotent en général une habileté merveilleuse, une facilité qui tient du prodige, et il est impossible de trouver, même dans Polyeucte ou dans Athalie, des tirades mieux versifiées que certains couplets de l'Ecole des Femmes, du Misanthrope, de Tartuffe et des Femmes savantes; ces beaux vers-là, si pleins, si sonores, sont dans toutes les mémoires. L'auteur d'Amphitryon est un écrivain qui connaît tous les secrets de sa langue, un versificateur qui se joue de toutes les difficultés, et sa comédie, justement admirée par Fénelon, pourrait être proposée comme le modèle le plus parfait de l'art d'écrire en vers. Il faut convenir pourtant que la nécessité de travailler vite a pu empêcher Molière d'être à lui-même « le sévère critique » dont a parlé Boileau; aussi est-il parfois obscur, guindé, forcé de recourir aux circonlocutions et surtout aux hémistiches de remplissage :
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on nous somme
Le renom qu'à la cour vous avez d'honnête homme, 
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur
Celui de ridicule et misérable auteur... 
Et sa morale, faite à mépriser le bien
Sur l'ardeur de sa bile opère comme rien.
Mais ces défaillances sont bien rares chez Molière, et pour être juste envers lui on doit tenir compte de sa situation vraiment exceptionnelle. Outre qu'il était toujours pressé par le temps et hors d'état de polir et de repolir son ouvrage, il n'avait pas, ce poète chef de troupe, la possibilité de se corriger d'une édition à l'autre. Corneille et Racine ont pu améliorer à loisir les oeuvres qu'ils avaient déjà publiées; Corneille a transformé complètement ses premières pièces, et les modifications qu'il y a introduites après avoir lu Vaugelas se comptent par milliers. Molière n'avait pas la même liberté; ses camarades, qui savaient leurs rôles par coeur, ne se seraient pas prêtés aux changements que pouvaient y apporter ses scrupules académiques : il était condamné à l'immobilité. L'inconvénient d'une telle situatien était évidemment moindre quand il s'agissait de comédies en prose, et il est certain que ces dernières sont encore mieux écrites que les comédies en vers. L'Avare, le Médecin malgré lui, Don Juan, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire sont d'une langue admirable et ce sont des chefs-d'oeuvre de style.

Et ce qui distingue le style de Molière, en poésie comme en prose, c'est avant tout son extrême variété. Obligé de se dissimuler toujours derrière ses personnages, de prêter à chacun d'eux le langage qui lui convenait, et par conséquent de faire parler successivement des grands seigneurs, des marquis et des marquises de la plus exquise politesse, des hommes du commun et même des paysans et des filles de cuisine, des gens de la plus haute intelligence, des lettrés délicats et aussi des sots de toute condition, des pédants ou des femmes façonnières, le poète comique a trouvé le moyen, sans jamais tomber dans l'exagération et sans verser dans la grossièreté, de donner à chacun de ses héros un vocabulaire, une syntaxe et une rhétorique qui lui fussent propres. Que de styles différents dans les Femmes savantes, puisque nous entendons successivement les trois pédantes, et Henriette et Martine; puisque Clitendre, Ariste et Chrysale ne parlent pas absolument la même langue, et que nous entendons discourir Trissotin et Vadius! Néanmoins ces oppositions ne sont nullement choquantes; il n'y a pas la moindre disparate. Bien avant Buffon, Molière avait observé que le style « est de l'homme même », et c'est pourquoi, sans choquer le moins du monde le lecteur le plus exigeant, il a su avoir autant de styles que de personnages. C'est une difficulté analogue à celle que rencontre le musicien quand il associe dans une même symphonie les instruments les plus divers; le violon, la flûte, le cor, la grosse caisse et les cymbales. C'est en cela surtout que, selon le voeu de Molière-Dorante dans la Critique de l'Ecole des Femmes, on peut juger la comédie un peu plus difficile à faire que la tragédie, parce que la tragédie classique ne comporte jamais une aussi grande variété et des oppositions si tranchées. Boileau n'avait donc pas tort de dire à Louis XIV que le plus grand écrivain, sinon le plus grand homme de lettres de son siècle, c'était Molière.

Ce n'est pas à dire pourtant que Molière écrivain soit absolument sans défauts; la perfection n'étant pas de ce monde, on a pu lui reprocher, et le fait est digne de remarque chez le frondeur des précieuses, une certaine tendance à la mièvrerie, à la préciosité. Ses amoureux parlent quelquefois le langage des ruelles, et quelques-unes de ses scènes de jalousie ou de raccommodement annoncent déjà Marivaux. Enfin, ce qui paraît manquer le plus à Molière, bien qu'il soit au premier rang des poètes, c'est la poésie proprement dite, et en particulier l'intelligence des beautés de la nature, ce sentiment qui donnera aux oeuvres de J.-J. Rousseau une saveur si exquise. Chose étonnante, un auteur qui a tant voyagé, le seul peut-être des grands écrivains français du  XVIIe siècle qui ait pu contempler les vagues de l'Océan et les flots bleus de la Méditerranée, le seul qui ait vu de près les monts d'Auvergne, les Alpes et les Pyrénées, n'a jamais décrit un paysage ou fait une idylle, alors même que son Don Juan échappait à la tempête, que Sganarelle coupait du bois dans une forêt, et qu'il y avait sur la scène des bergers, des bergères, et des enfants de la nature comme Charlotte et Pierrot. C'est lui qui n'a pas hésité à donner, au début du Malade imaginaire, l'indication suivante : 

« Le théâtre représente un lieu champêtre, - et néanmoins fort agréable ! » 
Molière, le contemplateur, ne voyait que l'homme; c'est aux peintures morales qu'il s'attachait exclusivement, et il l'a fait avec une telle acuité qu'après l'avoir jugé comme écrivain, la critique est obligée de le considérer sous un autre aspect, de voir en lui le philosophe et le moraliste.
-
Molière.
Molière, d'après N. Coypel.
(Gravure de Lépicié).

La philosophie et la morale.
Philosophe, Molière ne l'est évidemment pas au même titre que Descartes ou Malebranche, et nul ne saurait dire au juste à quelle école il appartient. Mais si peu que l'on étudie son oeuvre, on voit qu'il avait des notions précises sur les divers enseignements de la philosophie, qu'il connaissait d'Aristote des chapitres autres que celui des chapeaux, que la scolastique ne lui était nullement étrangère, qu'il savait construire des syllogismes en barbara et qu'il pouvait aussi bien que son ami La Fontaine exposer et discuter les grandes théories cartésiennes. La philosophie qu'il avait étudiée jadis, soit chez les jésuites du collège de Clermont, soit, comme on l'a prétendu, sous la direction de l'illustre Gassendi, il la comprenait à merveille, et il était capable de faire tour à tour des réfutations d'une bien grande malice, comme dans le Mariage forcé, ou des expositions d'une clarté parfaite, comme certaines parties de l'admirable leçon du maître de philosophie à M. Jourdain. En outre, grâce à son sens aiguisé de l'observation, il a fait sur le vif des études psychologiques de la plus haute valeur; il a décrit des phénomènes psychiques avec une précision étonnante, et les philosophes de profession trouvent une infinité de faits à recueillir, même dans ses comédies les moins sérieuses. Je n'en veux pour preuve que la fameuse scène du Médecin malgré lui où l'excellent M. Robert est battu à la fois par Sganarelle et par Martine parce qu'il a pris la défense de Martine battue par Sganarelle, ou la scène du pauvre au troisième acte de Don Juan, scène si mal comprise d'ordinaire. Nous y voyons un grand seigneur réduit par le sentiment de sa dignité à l'impossibilité de remettre dans sa bourse un louis qu'il en a une fois tiré; et par suite il le jette « pour l'amour de l'humanité » à celui qui a refusé de jurer pour le mériter. Par cela seul qu'il a décrit si exactement les ridicules de la vanité, de la jalousie et tant d'autres vices, Molière pourrait d'ailleurs être considéré comme un grand philosophe.

Mais, entre toutes les parties de l'ancienne philosophie dont le maître de M. Jourdain proposait l'étude à son élève, celle que Molière cultive de préférence, c'est la morale.

« Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale? - Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et... » 
M. Jourdain ayant ici interrompu son professeur, la définition n'est pas complète; elle suffit néanmoins à nous montrer ce que Molière entendait par là; il croyait avec les anciens que la morale apprend aux hommes à trouver le bonheur dans la modération. Et ce rôle de moraliste, le poète comique prétendait bien se le réserver, puisqu'il a donné lui-même, à deux reprises, une définition de la comédie qui ne permet pas, semble-t-il, de se méprendre sur ses intentions. 
« C'est, dit-il, un poème ingénieux qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes. - L'emploi de la comédie est de corriger les défauts des hommes. » 
Voilà qui est clair, trop clair même, car c'est une simple traduction de la fameuse devise attribuée à Santeuil : Castigat ridendo mores. S'il en était ainsi, Molière devrait donc être considéré avant tout comme un professeur de morale, et nous pourrions être amenés à juger sévèrement certaines parties de son enseignement. Mais ne nous laissons pas prendre aux apparences; le Molière qui s'exprime ainsi dans la préface de Tartuffe est le même qui a fait parler M. Josse dans l'Amour médecin; il n'a jamais eu, il n'a jamais pu avoir sérieusement une semblable prétention et des visées si hautes. Les poètes dramatiques ne sont nullement chargés d'enseigner la morale, et comme l'a si bien dit le judicieux Joubert :
« Les théâtres doivent divertir noblement, mais ils ne doivent que divertir. Vouloir en faire une école de morale, c'est corrompre à la fois la morale et l'art ». 
Le jour ou Racine auteur de Phèdre a prétendu ramener la tragédie à son objet véritable et faire du théâtre une « école de vertu », il était bien près de renoncer pour jamais à la poésie dramatique. Ce qui est vrai de la tragédie même l'est à plus forte raison de la comédie. Enseigner une morale aux humains en les faisant rire aux éclats est une entreprise par trop singulière; ce n'est pas ainsi qu'on peut faire entrer dans les esprits les principes d'abnégation et le sentiment du devoir, par exemple. A chacun son rôle en ce monde : les moralistes ne doivent pas divertir leur auditoire; les poètes comiques n'ont pas le droit de prêcher. N'allons donc pas demander à Molière ce qu'il ne pouvait pas donner; mais hâtons-nous de reconnaître qu'il lui appartenait d'instruire ses contemporains et qu'il a bien fait de leur présenter, sous une forme agréable, une suite de leçons très variées. Et d'abord son théâtre est une école de savoir-vivre qui vaut bien la Civilité puérile et honnête, et l'auteur du Siècle de Louis XIV avait raison de saluer en lui « un législateur des bienséances du monde ». Molière apprendrait au besoin l'art de se présenter dans un salon, et la demande en mariage que Cléonte adresse à M. Jourdain est peut-être le modèle du genre. De tous les ouvrages publiés au XVIIe siècle, les comédies de Molière sont assurément celui qui contribue le plus à former ce qu'on appelait alors un honnête homme, c.-à-d. un homme instruit et sachant vivre. Mais n'allons pas borner là son rôle d'éducateur, autrement on ne manquerait pas de lui appliquer dans toute sa sévérité ce jugement de Bonald
« La comédie corrige les manières, et le théâtre corrompt les moeurs ».
Les pièces de Molière qui peignent si bien d'après nature la vie de tous les jours, n'ont-elles pas le grand avantage de nous apprendre à connaître les humains, à ne pas compter sur eux, à ne pas nous laisser tromper par leurs grimaces intéressées? Bien comprendre son théâtre, c'est avoir acquis à peu de frais des trésors d'expérience. On y voit en effet, pour prendre seulement deux ou trois exemples, les fâcheuses conséquences de la fatuité chez un brave homme qui se met à hanter la noblesse, et l'on se dit qu'il est plus sage de ne pas chercher ainsi à s'élever au-dessus de sa condition. On comprend que la vertu véritable consiste à se montrer sévère pour soi-même et indulgent pour autrui, et ainsi du reste. 

On reconnaît que la pédanterie enlève aux femmes le sentiment de leurs devoirs d'épouses et de mères, et l'on se promet bien, si l'on a jamais une fille, d'en faire une Henriette et non pas une Armande. Sans doute, considéra-t-on aujourd'hui passablement réactionnaire une telle conception. Mais on doit juger Molière à l'aune de son époque, et bien saisir son propos. Il n'y est pas question de principes fondamentaux, et encore moins d'illustrer une morale du bien et du mal. Tout au plus a-t-on affaire à une morale du convenable, de ce qu'il convient de faire ou simplement de discerner au vu des circonstances. En somme, ce sont des leçons de morale pratique que donne Molière, comparables à celles que nous offrent les fables de La Fontaine, et en effet il y a bien des analogies entre le poète comique et l'auteur des Fables, cette comédie à cent actes divers. Tous deux pourraient avoir une même devise-:
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire.
Tous deux mettent en beaux vers ou en prose admirable et illustrent par des exemples variés les vérités d'expérience qui ont donné naissance aux proverbes; tous deux nous apprennent à nous conduire dans la vie, et c'est à quoi se réduit ordinairement leur rôle. On pourrait donner pour épigraphes aux comédies de Molière bien des vers de La Fontaine, ceux-ci par exemple :
Ne nous associons qu'avec nos égaux.
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Plus fait douceur que violence.
Ils conviendraient à merveille au Bourgeois gentilhomme ou à Georges Dandin, au Misanthrope, à Tartuffe, à l'Ecole des maris ou à l'Ecole des femmes. Mais il y a cette différence essentielle entre La Fontaine et Molière que le fabuliste, poète dramatique si jamais il en fut, est rarement poète comique, alors que Molière l'est partout et toujours, même dans Tartuffe. Si La Fontaine cherche à combattre les vices, ce n'est pas ordinairement en montrant qu'ils font de nous un objet de risée; le Loup et l'agneau, les Animaux malades, l'Aigle, la laie et la chatte sont de véritables tragédies, et l'on ne rit guère aux dépens du lion, du loup, de la chatte et enfin de ce méchant animal qui a nom l'humain. Au contraire, la peur du ridicule est la seule arme dont Molière puisse se servir pour combattre ces mêmes vices; il n'a même pas le droit de faire appel de temps à autre à nos sentiments les plus élevés, de nous montrer par exemple que la mort ne surprend pas le sage, qu'il se faut entraider, ou qu'un ami véritable est une douce chose; tout cela lui est interdit; s'il ne fait pas rire, il endort. Mais la peur du ridicule n'a-t-elle pas l'orgueil pour principe? et dès lors comment pourra-t-elle contribuer à nous rendre meilleurs? On ne veut pas faire rire à ses dépens, et par conséquent on se corrigera de tel ou tel travers; mais on tient à ses vices, que les sermons les plus éloquents ne sont pas encore parvenus à déraciner, et il est bien à craindre que le spectateur de Molière n'apprenne au théâtre, comme l'a très bien observé J.-J. Rousseau, l'art de demeurer profondément vicieux en évitant d'être ridicule. Un harpagon qui a vu jouer l'Avare se dira qu'il ne faut pas être amoureux, parce que l'amour induit en dépense; il vendra son carrosse et ses chevaux, il ne donnera plus à dîner, et quand il fera l'usure, il prendra ses renseignements de manière à ne pas prêter sur gages à son propre fils; en un mot il trouvera moyen de devenir plus avare encore sans qu'on puisse se moquer de lui. On n'a pas cité jusqu'à ce jour un seul exemple de conversion morale opérée par la comédie, même par la comédie de Molière, la plus noble, la plus parfaite sans comparaison; mais en revanche, s'il fallait en croire les moralistes chrétiens comme Bossuet, ou les apôtres d'une morale indépendante comme Rousseau et Mercier, le théâtre de Molière serait une école de dépravation. Bossuet sans doute l'avait fort peu lu; mais ce qu'il en connaissait peut servir, avouons-le, à justifier son indignation. Il est certain que l'auteur d'Amphitryon n'a jamais rien fait pour corriger Louis XIV du moindre vice, du moindre défaut, du moindre travers, et ce n'est pas Molière qui lui a ôté le ridicule de danser sur le théâtre. Loin de là, il l'encourageait à donner à la France le spectacle de ses amours adultères. Aussi le prêtre qui du haut de la chaire donnait parfois des leçons de morale si fortes devait souffrir en songeant que son royal auditeur allait an sortir de là en écouter de toutes contraires. On comprend donc que Bossuet ait eu Molière en horreur; l'acharnement avec lequel Rousseau et Mercier l'attaquent dans la Lettre sur les spectacles et dans le Traité du Théâtre est plus difficile à comprendre. 
« Le théâtre de Molière, dit Jean-Jacques Rousseau, est une école de vices et de mauvaises moeurs plus dangereuse que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner; » et Mercier, plus violent encore, l'accuse « de rendre la friponnerie agréable et réjouissante [...], de tourner l'honnêteté pure et simple en ridicule..., de réduire l'adultère en art [...], d'avoir été impie pour faire rire le parterre... » 
L'amour du paradoxe a certainement entraîné trop loin les auteurs qui s'expriment ainsi, mais on ne saurait nier qu'il y a dans leurs déclamations mêmes une part de vérité, surtout si l'on persiste à faire de la comédie un art d'enseigner la vertu. Mais si l'on veut bien assigner au poète comique un rôle plus modeste, si l'on voit en lui, d'une part, un peintre à la façon de Teniers, un caricaturiste même, et si, d'autre part, on lui reconnaît le droit de donner à l'occasion des leçons de bienséance et de morale utilitaire, la plupart des objections que l'on fait, au nom de la morale, aux comédies de Molière tombent d'elles-mêmes. Il n'écrivait pas pour l'enfance, et ses oeuvres, qu'il ne dédiait pas comme La Fontaine à Mgr le Dauphin, n'étaient pas dans sa pensée ce qu'on appellera plus tard des berquinades. Il ne songeait nullement à devenir un auteur classique au même titre que Térence, et ne prévoyait pas qu'il serait un jour expliqué dans les collèges, voire même - quelle audace! - dans les lycées de jeunes filles. Il s'adressait exclusivement aux gens du monde qui ont la passion du théâtre, à ceux qui le fréquentent sans tenir compte des anathèmes prononcés par l'Eglise. Pour tout dire en un mot, il travaillait à la façon des peintres et des sculpteurs dont les ouvrages ne sont pas destinés à prendre place dans le salon de la prude Arsinoé ou dans un jardin public. Dans ces conditions, qui oserait accuser Molière de pouvoir dépraver les hommes faits, les femmes mariées, les jeunes filles élevées à la façon d'Henriette qui assistent à ses représentations? Il ne leur enseigne nullement, comme on le répète après Rousseau, à se tromper les uns les autres ou à tirer vengeance de leurs jalousies mutuelles; il ne dit pas aux jeunes gens qu'il faut manquer de respect à la vieillesse et échapper par tous les moyens possibles à la surveillance de parents fâcheux; il n'instruit pas les valets à friponner leurs maîtres et les servantes à gouverner la maison; il se contente de montrer que les choses se passent souvent ainsi; enfin il met sous les yeux des spectateurs un coin du grand tableau de la vie. Molière ne saurait donc être considéré, sans injustice, comme un auteur immoral, puisqu'il se contente de peindre les humains tels qu'ils sont en réalité; ce n'est pas sa faute si la fidélité de ses peintures, la profondeur de ses vues et finalement la perfection de son style ont amené la postérité à faire de lui, ce que ses contemporains ne faisaient pas, un des maîtres de la jeunesse. (A. Gazier).
.


Dictionnaire biographique
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2008. - Reproduction interdite.