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Les Fondements de
la métaphysique des moeurs
de Kant
Les Fondements de la métaphysique des moeurs sont un ouvrage de Kant, publié en 1783, cinq ans avant la Critique de la raison pratique. Il en est à la fois l'introduction et le résumé. On ytrouve l'esquisse de la morale kantienne, faite avec autant de clarté que de profondeur et de précision, puisqu elle est écrite par lui-même. Nous allons en présenter, d'après l'original et d'après le commentaire de J. Barni, une analyse très succincte.

Après avoir expliqué, dans la préface, ce qu'il entend par une métaphysique des moeurs ou science des principes pratiques rationnels a priori, science qui étudiera, par conséquent, non pas l'humain et ses lois, mais l'idée et les principes d'une volonté pure a priori, Kant annonce qu'il va donner, dans cet opuscule, seulement les fondements de cette science, c'est-à-dire une étude sur le principe suprême de la moralité.

Ce petit traité se divise en trois sections :

1° passage de la connaissance morale ordinaire à la connaissance philosophique;

2° passage de la philosophie élémentaire à la métaphysique des moeurs; 

3° passage de la métaphysique des moeurs à la critique de la raison pure pratique.

Première section

De tout ce qui est, de tout ce qu'on peut concevoir, une seule chose est souverainement bonne, et bonne par soi seule : c'est la droite volonté. Une volonté bonne tire sa bonté d'elle-même, et est parfaitement indépendante de tout le reste. L'idée d'intérêt ou d'utilité qu'on y veut joindre quelquefois peut, tout au plus, servir de cadre au tableau, mais n'est pour rien dans la beauté intrinsèque du tableau. D'après quoi jugeons-nous une action bonne? D'après la raison.

La raison est dite pratique en ce qu'elle nous rend capables, non pas seulement du bonheur, pour lequel l'instinct eût été un guide plus sûr, mais du bien absolu, de la faculté d'acquérir une valeur propre, celle de la bonne volonté ou celle du devoir. L'idée du devoir nous montre, dans toute sa pureté, la volonté droite et bonne par soi. Seulement, il faut bien distinguer l'action conforme au devoir et l'action faite par devoir. Une conduite peut être extérieurement correcte, irréprochable, sans avoir pourtant la valeur morale absolue, si elle n'est pas exclusivement motivée et dirigée par le devoir. Une action n'a toute sa valeur morale que quand elle est inspirée par l'unique motif de l'obéissance au devoir, quel que soit, du reste, son résultat ultérieur. Il faut donc définir le devoir comme la nécessité de faire une action uniquement par respect pour la loi. Mais que faut-il entendre par ce respect de la loi? Est-ce un sentiment que nous éprouvons envers la loi, et qui est le mobile de nos actes? Nullement. Ce sentiment, bien loin d'être la cause, est l'effet de notre soumission à la loi. C'est la loi elle-même qui le produit en nous, qui nous l'impose. 

Il reste à chercher quelle est cette loi, dont l'idée détermine par elle seule notre volonté. Le seul principe qui dirige ainsi la volonté, c'est évidemment cette simple conformité de l'action à une volonté universelle, et le devoir s'exprime tout naturellement dans la formule suivante :

« Je dois toujours agir de telle sorte, que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. »
Exemple : J'ai fait une promesse, je peux la violer. Mais le dois-je? Pour le savoir, je n'ai qu'à me demander : Pourrais-je vouloir que tout le monde violât aussi ses promesses? Evidemment, ériger le mensonge en loi universelle, ce serait anéantir la promesse elle-même. Je dis donc : il n'est pas permis, par la raison, de manquer à la promesse donnée.
 
 La loi de la bonne volonté
doit faire une maxime universelle

« Mais quelle peut être enfin cette loi dont la représentation doit déterminer la volonté par elle seule et indépendamment de la considération de l'effet attendu, pour que la volonté puisse être appelée bonne absolument et sans restriction? - Puisque j'ai écarté de la volonté toutes les impulsions qu'elle pourrait trouver dans l'espérance de ce que promettrait l'exécution d'une loi, il ne reste plus que la légitimité universelle des actions en général qui puisse lui servir de principe, c'est-à-dire que je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. Le seul principe qui dirige ici et doive diriger la volonté, si le devoir n'est pas un concept chimérique et un mot vide de sens, c'est donc cette simple conformité de l'action à une loi universelle (et non à une loi particulière applicable à certaines actions). Le sens commun se montre parfaitement d'accord avec nous sur ce point dans ses jugements pratiques, et il a toujours ce principe devant les yeux.

Soit par exemple la question de savoir si je puis, pour me tirer d'embarras, faire une promesse que je n'ai pas l'intention de tenir. le distingue ici aisément les deux sens que peut avoir la question : Est-il prudent [dans le sens d'habile, d'utile], ou est-il légitime de faire une fausse promesse? Cela peut sans doute être prudent quelquefois. A la vérité, je vois bien que ce n'est pas assez de me tirer, au moyen de ce subterfuge, d'un embarras actuel, mais que je dois examiner si je ne me prépare point, par ce mensonge, des embarras beaucoup plus grands; et comme, malgré toute la pénétration que je m'attribue, les conséquences ne sont pas si faciles à prévoir qu'une confiance mal placée ne puisse me devenir beaucoup plus funeste que tout le mal que je veux éviter maintenant, il faudrait examiner s'il n'est pas plus prudent de s'imposer ici une maxime générale et de se faire une habitude de ne rien promettre qu'avec l'intention de tenir sa promesse. Mais je m'aperçois bientôt qu'une pareille maxime est fondée uniquement sur la crainte des conséquences. Or autre chose est d'être de bonne foi par devoir, autre chose de l'être par crainte des conséquences fâcheuses. Dans le premier cas, le concept de l'action renferme déjà pour moi celui d'une loi; dans le second, il faut que je cherche dans les suites de l'action quelles conséquences en pourront résulter pour moi. Si je m'écarte du principe du devoir, je ferai très certainement une mauvaise action; si j'abandonne ma maxime de prudence, il se peut que cela me soit avantageux, quoiqu'il soit plus sûr de la suivre. 

Maintenant, pour arriver le plus vite et le plus sûrement possible à la solution de la question de savoir s'il est légitime de faire une promesse trompeuse, je me demande si je verrais avec satisfaction ma maxime (de me tirer d'embarras par un fausse promesse) érigée en une loi universelle (pour moi comme pour les autres), et si je pourrais admettre ce principe  «-Chacun peut faire une fausse promesse, quand il se trouve dans un embarras d'où il ne peut se tirer autrement? » Je reconnais aussitôt que je puis bien vouloir le mensonge, mais que je ne puis vouloir en faire une loi universelle. En effet, avec une telle loi, il n'y aurait plus proprement de promesse; car à quoi me servirait-il d'annoncer mes intentions pour l'avenir à des hommes qui ne croiraient plus à ma parole, ou qui, s'ils y ajoutaient foi légèrement, pourraient me payer de la même monnaie? Ainsi ma maxime ne peut devenir une loi générale sans se détruire elle-même. »
 

(Kant, extrait des Fondements de la métaphysique des moeurs).

Deuxième section

Élevons-nous maintenant de cette philosophie populaire à une règle des moeurs fondée sur la raison pure et supérieure à l'expérience. Tout être est soumis à des lois; l'humain seul est soumis à des lois dont il a conscience; l'humain seul se détermine par sa propre raison, qui devient alors raison pratique. Mais la volonté, l'activité dont l'humain est doué n'est pas nécessairement tenue de suivre les lois de la raison. La raison commande, mais ne contraint pas; elle donne des ordres qui ne sont que des préceptes ou des impératifs. Mais il y a différentes espèces d'impératifs. En voici, d'après notre auteur, le tableau complet et méthodique :

Impératifs 
(ordonnant une action)

Hypothétiques
(comme moyen)
Catégoriques
(comme but)
Problématiques
(en vue d'un but possible)
Assertoriques
(en vue d'un but réel)
Apodictiques
(pour et par elle-même)
Techniques
(se rapportant à l'art)
Pragmatiques
(se rapportant au bonheur)
Moraux
(se rapportant à la libéerté et aux moeurs)
Formulant des règles de l'habileté Formulant des conseil de la prudence Formulant des lois de la moralité
Engendrant des principes matériels
(fins subjectives)
Engendrant des principes pratiques formels
(fins objectives)

On voit, par ce tableau, qu'il n'y a qu'un seul impératif qui soit catégorique, absolu, universel, indépendant de toutes les autres données de l'expérience ou de la raison : c'est celui que Kant résume dans la formule suivante :

"Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en une loi universelle de la nature."
Cette règle permet, du premier coup, de distinguer le devoir parfait ou strict du devoir imparfait. Quand il serait absolument possible à la raison de se représenter une nature où régnerait la maxime mauvaise, cette maxime est contraire au devoir strict ou élémentaire. Si l'on peut, à la rigueur, supposer l'existence d'une nature ou elle régnerait, elle n'est contraire qu'au devoir imparfait en histoire. Kant explique et justifie sa formule par des exemples correspondant aux trois grands chapitres de la morale : morale individuelle, morale sociale négative (justice) et morale sociale positive (charité). Il montre ainsi qu'en chaque occasion où nous transgressons notre devoir, nous ne le faisons qu'à titre d'exception apportée, en notre faveur, à la loi commune. Par conséquent, pour nous maintenir dans le devoir, il suffit de considérer la loi commune comme inviolable, aussi bien par nous que par autrui

Mais est-ce bien une loi nécessaire, également nécessaire pour tous les êtres raisonnables, d'agir toujours d'après des maximes susceptibles d'être érigées en lois universelles? Pour qu'un impératif catégorique soit possible, ou, en d'autres termes, pour que notre raison puisse nous imposer comme une loi absolument indépendante de toutes les circonstances telle ou telle conduite, il faut qu'il y ait quelque chose dont l'existence en soi ait une valeur absolue, comme fin en soi. Kant établit qu'en effet l'humain, en tant que créature raisonnable, est une fin en soi, et ne peut être considéré comme moyen subordonné à tel ou tel autre objet. Au-dessus du règne des choses, où toute valeur est conditionnelle et relative, existe le règne des personnes, dont le propre est que chacune est une fin en soi

De là cette nouvelle expression de l'impératif catégorique :

"Agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen. "
C'est de cette formule que dérive tout naturellement le respect de soi-même : par exemple, le devoir de s'interdire tout ce qui amoindrirait en nous l'humanité. C'est là ce qu'on nomme le principe de la dignité personnelle
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 La volonté a sa fin en elle-même, et l'homme doit être considéré comme une fin, non comme un moyen.
Formule de l'impératif catégorique

« Je dis que l'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l'usage arbitraire de telle ou telle volonté, et que dans toutes ses actions, soit qu'elles ne regardent que lui-même, soit qu'elles regardent aussi d'autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré comme fin. Tous les objets des inclinations n'ont qu'une valeur conditionnelle; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n'existaient pas, ces objets seraient sans valeur. Mais les inclinations mêmes, ou les sources de nos besoins, ont si peu une valeur absolue et méritent si peu d'être désirées pour elles-mêmes, que tous les êtres raisonnables doivent souhaiter d'en être entièrement délivrés. Ainsi la valeur de tous les objets, que nous pouvons nous procurer par nos actions, est toujours conditionnelle.

Les êtres dont l'existence ne dépend pas de notre volonté, mais de la nature, n'ont aussi, si ce sont des êtres privés de raison, qu'une valeur relative, celle de moyens, et c'est pourquoi on les appelle des choses, tandis qu'au contraire on donne le nom de personnes aux êtres raisonnables, parce que leur nature même en fait des fins en soi, c'est-à-dire quelque chose qui ne doit pas être employé comme moyen, et qui, par conséquent, restreint d'autant la liberté de chacun (et lui est un objet de respect). Les êtres raisonnables ne sont pas, en effet, simplement des fins subjectives, dont l'existence a une valeur pour nous, comme effet de notre action, mais ce sont des fins objectives, C'est-à-dire des choses dont l'existence est par elle-même une fin, et une fin qu'on ne peut subordonner à aucune autre, par rapport à laquelle elle ne serait qu'un moyen. Autrement rien n'aurait une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et, par conséquent, contingente, il n'y aurait plus pour la raison de principe pratique suprême.

Si donc il y a un principe pratique suprême, ou si, pour considérer ce principe dans son application à la volonté humaine, il y a un impératif catégorique [une loi absolue, qui commande catégoriquement], il doit être fondé sur la représentation de ce qui, étant une fin en soi, l'est aussi nécessairement pour chacun, car c'est là ce qui en peut faire un principe objectif de la volonté, et, par conséquent, une loi pratique universelle. 

La nature raisonnable existe comme fin en soi, voilà le fondement de ce principe. L'homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence, et, en ce sens, ce principe est sans doute pour lui un principe subjectif d'action. Mais tout autre être raisonnable se représente aussi son existence de la même manière que moi, et, par conséquent, ce principe est en même temps un principe objectif, d'où l'on doit pouvoir déduire, comme d'un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L'impératif pratique se traduira donc ainsi : Agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen. »

L'homme est son propre législateur. 
Autonomie de la volonté

« Il n'est plus étonnant que toutes les tentatives faites jus qu'ici pour découvrir le principe de la moralité aient échoué. On voyait l'homme lié par son devoir à des lois; mais on ne voyait pas qu'il n'est soumis qu'à une législation qui lui est propre, mais qui est en même temps universelle, et qu'il n'est obligé d'obéir qu'à sa propre volonté, mais à sa volonté constituant une législation universelle, conformément à sa destination naturelle. En effet, si l'on se bornait à concevoir l'homme soumis à une loi (quelle qu'elle fût), il faudrait admettre en même temps un attrait ou une contrainte extérieure, en un mot un intérêt, qui l'attachât à l'exécution de cette loi, puisque, ne dérivant pas comme loi de sa volonté, elle aurait besoin de quelque autre chose pour le forcer à agir d'une certaine manière. C'est cette conséquence nécessaire qui rendait absolument vaine toute recherche d'un principe suprême du devoir. Car on ne trouvait jamais le devoir, mais seulement la nécessité d'agir dans un certain intérêt. Que cet intérêt fût personnel ou étranger, l'impératif était toujours conditionnel et ne pouvait avoir la valeur d'un principe moral. J'appellerai donc ce dernier le principe de l'autonomie de la volonté, pour le distinguer de tous les autres, que je rapporte à l'hétéronomie. »
 

(Kant, extraits des Fondements de la métaphysique des moeurs).

Une troisième et dernière formule dérive des précédentes; car pourquoi faut-il se considérer et se traiter toujours comme fin, jamais comme moyen? C'est pour faire régner sa volonté, sa propre liberté. Pourquoi encore faut-il agir de façon à pouvoir ériger ses maximes en règle universelle? C'est encore pour que la volonté règne absolument et sans restriction du dehors. Tirons de là ce précepte :

"Agis de telle sorte que ta liberté n'obéisse jamais qu'à elle-même."
C'est ce principe que plus tard a répété Fichte en réduisant la morale à cette prescription : 
"Réalise ta liberté."
C'est la théorie même des stoïciens grecs et romains : le sage seul est libre et maître de soi, parce qu'il agit toujours volontairement en harmonie avec sa nature, c'est-à-dire d'après sa raison. C'est ce que Kant appelle d'un mot très juste et devenu classique : l'autonomie de la volonté. La volonté n'étant pas autre chose que la raison pratique, elle s'obéit à elle-même quand elle obéit à la raison. Arrivé ainsi au dernier mot de cette synthèse morale, Kant combat de ce point de vue, tous les systèmes qui donnent à la moralité un autre principe que celui-là :
"Sois libre et n'obéis qu'à ta raison. "
Tous les autres systèmes rentrent dans ce qu'il nomme l'hétéronomie de la volonté, c'est-à-dire qu'ils font dépendre la détermination morale d'un autre motif que le respect pour la loi morale elle-même, et alors, pour décider la volonté, il faut invoquer un attrait secondaire, étranger au devoir, un intérêt d'un ordre quelconque. Tantôt on fait intervenir le sentiment, et on ôte à la morale sa majesté en la ramenant à n'être que la satisfaction d'une sentimentalité sans fondement; tantôt on fait appel à une sanction extérieure, qu'on érige à tort en principe moral, par exemple, la volonté de Dieu ou le désir de la perfection; tantôt on retombe jusqu'à des causes tout à fait intéressées et subalternes pour expliquer la moralité, en l'attribuant à la crainte des punitions ici-bas ou dans un autre monde, à l'habitude, à l'éducation, etc. Tous ces principes sont hétéronomes, c'est-à-dire déterminent la raison d'après autre chose que la raison elle-même. Kant en dresse le tableau de la manière suivante. D'après lui, les principes pratiques matériels de détermination qu'on peut donner comme fondement à la moralité sont :

Principes
(fondant la moralité)

Subjectifs Objectifs
Internes
Externes
Internes
Externes
L'éducation
 
La constitution civile Le sentiment physique Le sentiment moral La perfection La volonté de Dieu
Suivant : Montaigne Mandeville Epicure Hutcheson Wolf et les Stoïciens Crusius et d'autres.

Troisième section 

La liberté est la propriété d'un être raisonnable, dont la causalité (volonté) peut agir indépendamment de toute action étrangère. Mais cette liberté, comme toutes les forces qui existent, n'agit pas au hasard : ou elle est un non-sens, ou elle obéit à certaines lois. Ces lois sont tirées de la volonté même, et c'est en ce sens que la liberté est dite autonome. Volonté autonome ou volonté exclusivement soumise à la loi morale, ces deux expressions sont parfaitement synonymes. Mais, maintenant que nous venons d'étudier le concept et d'analyser les caractères d'une telle liberté, demandons-nous si réellement elle existe quelque part. Kant répond :
" D'abord, la liberté est, chez l'homme, une notion nécessaire. " 
Mais comment expliquer l'existence réelle de cette liberté pour l'homme, puisque, dans le monde où il vit, tout est soumis à la loi de la causalité, c'est-à-dire à la nécessité? On sait comment Kant tranche le débat : il met l'humain à la fois dans le monde sensible, comme phénomène, sous la domination de la loi de causalité, et, en même temps, comme noumène dans le monde suprasensible; il suppose le même humain libre et n'obéissant qu'à la raison. Ainsi, comme êtres sensibles, nous appartenons au monde de la nécessité; comme êtres raisonnables, nous sommes d'un autre monde, où la loi morale règne seule. Hétéronomie dans l'un, autonomie dans l'autre : telle est notre condition. Si nous étions uniquement confinés dans le monde sensible, nous serions condamnés à vivre en une perpétuelle hétéronomie; si nous étions citoyens du monde idéal seulement, nous n'aurions pas de chaînes. 
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La société des êtres libres et raisonnables, 
ou la république des fins

« Le concept d'après lequel tout être raisonnable doit se considérer comme constituant, par toutes les maximes de sa volonté, une législation universelle, pour se juger lui-même et juger ses actions de ce point de vue, ce concept conduit à un autre qui s'y rattache et qui est très fécond, à savoir au concept d'une république des fins.

J'entends ici par république la liaison systématique de divers êtres raisonnables réunis par des lois communes.

[...]

Tous les êtres raisonnables sont soumis à cette loi de ne jamais se traiter, eux-mêmes ou les uns les autres, comme de simples moyens, mais de se toujours respecter comme des fins en soi. De là résulte une liaison systématique d'êtres raisonnables réunis par des lois objectives communes, c'est-à-dire, un règne (qui n'est à la vérité qu'un idéal), qu'on peut appeler règne des fins puisque ces lois ont précisément pour but d'établir entre ces êtres un rapport réciproque de fins et moyens.

Un être raisonnable appartient comme membre au règne des
fins, lorsque, tout en y donnant des lois universelles, il est lui-même soumis à ses lois. Il y appartient comme chef lorsqu'il n'est soumis, comme législateur, à aucune volonté étrangère.

L'être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins rendu possible par la liberté de sa volonté, qu'il y soit membre ou chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent pas pour lui donner le droit de revendiquer ce dernier rang; il faut pour cela qu'il soit parfaitement indépendant, exempt de tout besoin, et que son pouvoir soit, sans aucune restriction, adéquat à sa volonté.

La moralité consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule peut rendre possible un règne des fins. Cette législation doit se trouver en tout être raisonnable, et émaner de sa volonté, dont le principe est d'agir toujours d'après une maxime qu'on puisse regarder sans contradiction comme une loi universelle, c'est-à-dire de telle sorte que la volonté puisse se considérer elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles.

La nécessité pratique d'agir conformément à ce principe, c'est-à-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments, des penchants et des inclinations, mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, en tant que la volonté de chacun d'eux doit être considérée comme législatrice, ce qui seul permet de les considérer comme des fins en soi. La raison étend donc toutes les maximes de la volonté, considérée comme législatrice universelle, à toutes les autres volontés, ainsi qu'à toutes les actions envers soi-même, et elle ne se fonde pas pour cela sur quelque motif pratique étranger ou sur l'espoir de quelque avantage, mais seulement sur l'idée de la dignité d'un être raisonnable, qui n'obéit à d'autre loi que celle qu'il se donne lui-même. »
 

(Kant, extrait des Fondements de la métaphysique des moeurs).

Dans notre situation intermédiaire, nous avons à subir une double loi : notre volonté est au-dessous de l'une, au-dessus de l'autre. De là vient que le devoir et le vouloir ne sont pas identiques chez nous, ce qui revient à dire que nous ne sommes pas des êtres purement raisonnables. Si tel est notre état, comment l'impératif catégorique peut-il s'expliquer autrement que comme une loi de la raison pure s'imposant à une raison qui n'est pas pure, et s'imposant, dès lors, comme ordre absolu, impérieux, sans réplique, auquel il faut que les inclinations inférieures plient et se sacrifient. Ces explications données, il resterait une question suprême à résoudre. Kant, qui l'a posée dès le début et longtemps ajournée, l'aborde enfin pour avouer qu'elle ne reçoit pas de réponse rationnelle satisfaisante. Cette question est la suivante :

"Comment une simple idée, une pure notion de la raison peut-elle avoir la puissance d'agir sur notre volonté, de déterminer nos actes, de régir et d'étouffer même nos passions? "
Ne faut-il pas à la morale une force de plus, un Dieu, une sanction, une base prise ou dans l'intérêt ou dans quelqu'une de nos facultés, autre que la raison pratique? Non, répond tout simplement notre philosophe : c'est un fait que le devoir parle, commande et se fait obéir par sa seule autorité. Non seulement il ordonne, mais il provoque des plaisirs, des joies, des remords, des sentiments de toute nature. Comment? On ne peut l'expliquer; mais c'est le propre de la raison d'arriver à l'incompréhensible, comme terme dernier, d'expliquer tout par un suprême et inexplicable principe que tout présuppose et qui lui-même ne suppose plus rien. 
"Et ainsi, dit-il en terminant, si nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l'impératif moral, nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c'est tout ce qu'on peut exiger raisonnablement d'une philosophie qui cherche à pousser les principes jusqu'aux limites de la raison humaine."
 

(PL).
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Dictionnaire Le monde des textes
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