| Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux est né à Paris le 4 février 1688, auteur dramatique, romancier, journaliste; et l'un des rares écrivains de son temps dont l'histoire qui puisse être écrite se réduise à celle de leurs oeuvres. Il fit des romans, des comédies; il fréquenta chez Mme de Lambert, chez Mme de Tencin, chez les Helvétius; il fut de l'Académie française; et il mourut en 1763. Rien de plus simple, on le voit, ou de plus uni, comme on disait jadis; point d'aventures dans sa vie, ni surtout de scandales; et, contemporain de Voltaire et de Rousseau, ce n'est pas là sa moindre originalité, mais ce n'est pas la seule. On a de lui cinq ou six romans, dont les deux plus connus, qui offrent cette particularité d'être inachevés l'un et l'autre, sont : la Vie de Marianne, en onze parties, qui parurent de 1731 à 1744; et le Paysan parvenu, en cinq parties, de 1735 à 1736. Ce sont aussi tous les deux des récits en formes de mémoires, comme la plupart des romans de Lesage et de Prévost. Mais, tandis que les romans de Prévost sont des « romans d'aventures » et ceux de Lesage des « romans de moeurs » ou de « caractères », les romans de Marivaux sont déjà ce que nous avons depuis lors appelé des romans d'analyse. Il n'est pas non plus sans intérêt d'en noter le caractère « naturaliste » ou «-réaliste » par lequel ils ont mérité, sans que d'ailleurs on puisse rien affirmer à ce sujet, de passer pour les modèles du roman de Richardson : Paméla, Clarisse Harlowe, Grandison. Mais ils sont moins moraux; et s'il y a, dans Marianne, des scènes un peu vives, c'est la donnée même du Paysan parvenu qui est l'une des plus hardies que jamais, jusque là du moins, romancier se soit avisé de développer. Il y a bien quelque chose aussi de cette immoralité naïve dans le théâtre de Marivaux, et les laquais en général ou les intendants, comme s'il avait voulu les relever de l'humilité de leur condition, jouent dans ses pièces un rôle qui n'est plus celui que la convention jusque là leur assignait nécessairement. Rappelons-nous aussi ses chefs-d'oeuvre, le Jeu de l'amour et du hasard, où Silvia, pendant trois actes, essuie les entreprises de Dorante déguisé sous la livrée de Bourguignon, et les Fausses Confidences, où un autre Dorante, qui n'est bien réellement, lui, qu'un intendant, s'empare si habilement du coeur de sa maîtresse Araminte. Il faut bien convenir que le théâtre de Marivaux est une chose unique dans l'histoire de la littérature française; et que, si elle ne l'avait pas, elle manquerait à son répertoire. En donnant un si beau rôle aux laquais, en en faisant vraiment des « hommes » en leur donnant les passions, les sentiments, la délicatesse que se réservaient jusqu'alors les maîtres, Marivaux a-t-il voulu protester contre la manière méprisante dont les Mascarille et les Scapin sont traités dans le théâtre de Molière? N'y a-t-il pas là plutôt prétexte à renverser le jeu des apparences sociales, pour rendre les personnages à leur simple humanité? Toujours est-il que Marivaux avait bien des intentions de réformateur, et de réformateur non seulement des moeurs, mais de la société; et de plus, d'une manière générale, on caractériserait assez bien son oeuvre dramatique en disant qu'il y a semblé vouloir prendre en tout le contre-pied de celle de Molière. C'est ainsi que les femmes y jouent toujours le rôle essentiel, comme dans le théâtre de Racine, avec lequel celui de Marivaux offre d'ailleurs tant de ressemblances, jusque-là qu'après Racine, on peut dire que, de tous les écrivains dramatiques français du XVIIe et du XVIIIe siècle, il est le seul qui ait su peindre de vraies femmes. Et il n'y a rien de moins moliéresque. C'est encore ainsi que l'amour est le vrai sujet de toutes ses «-comédies » qui ne se proposent toutes, selon sa propre expression, que de le faire «-sortir des niches où il se cache », ou encore de lui enlever les prétextes sous lesquels il se déguise et se méconnaît lui-même. L'amour ici ne sert pas de « moyen » pour obliger l'avare ou le misanthrope à se montrer tels qu'ils sont, mais il est à lui-même sa « fin ». Et il n'y a rien de moins moliéresque. Enfin, c'est ainsi que Marivaux trouve son plaisir à raffiner, à subtiliser sur le sentiment, à remettre en honneur tout ce qu'un goût plus viril avait raillé, condamné, proscrit, sous le nom de« préciosité»; il est le dernier homme du monde qui « commencerait par le mariage » et, puisque c'est justement l'avis de Cathos et de Magdelon, il n'y a rien de moins moliéresque. - Marivaux (Van Loo, 1743). Le théâtre de Marivaux offre encore d'autres mérites. il n'est pas toujours de bon goût, mais il est toujours « élégant », il donne la sensation de l' « élégance »; et à cet égard on ne trouverait pas de peinture ou de miroir plus fidèle de tout un côté des moeurs du XVIIIe siècle. Marivaux est bien le contemporain de ceux qu'on a nommés les peintres des « fêtes galantes »; et, s'il y a sans douce un style Louis XV en littérature, c'est la Surprise de l'Amour, c'est le Prince travesti, c'est Arlequin posé par l'Amour. c'est le Legs, c'est l'Epreuve qui en sont les modèles. De plus, comme presque toutes ses pièces ont été composées pour le théâtre italien, - les premières du moins et les plus considérables, - les noms eux-mêmes des personnages, le décor, l'éloignement leur donnent on ne sait quel air indéfinissable d'originalité. Ce ne sont pas des satires des moeurs, ni des copies de la vie réelle, mais des « caprices », les fantaisies d'une imagination qui se joue librement, sous un ciel plus bleu, dans un air plus léger. Une pointe de sentiment s'y mêle, quelque chose d'analogue à ce que l'on retrouve dans la Zaïre de Voltaire, ou dans les romans de Prévost. « L'âme française, a dit Michelet, un peu légère, mobile et refroidie par le convenu, l'artificiel, semble à ce moment gagner un peu de chaleur. » Et tout cela joint ensemble donne au théâtre de Marivaux, dans le siècle assurément le moins poétique qu'il y ait eu, une vraie valeur de poésie. Car pourquoi, et de même qu'il y a une poésie de la réalité, n'y en aurait-il pas une aussi de l'élégance? Les autres oeuvres de Marivaux ne comptent que pour « mémoire ». Il s'est essayé dans le journalisme, tel qu'on le comprenait de son temps, comme instrument d'observation morale, et non point du tout comme moyen d'information. Il y a d'ailleurs de jolies pages dans son Spectateur français, dans son Indigent philosophe, dans son Cabinet du philosophe; et aussi des idées, des idées dont ses successeurs n'ont pas laissé de profiter, Rousseau, Diderot, Beaumarchais par exemple; il n'y a rien de suivi ni qui se rattache à une conception ou à une théorie maîtresse, et le moraliste n'existe qu'à cette condition. Le parodiste est encore moins connu; et dans l'intérêt même de la mémoire de Marivaux, on ne mentionnerait ici ni son Homère, ni son Télémaque travesti, s'il ne se rattachait par ces deux ouvrages au grand parti de ceux qu'on appelait alors les « modernes », et qui depuis Perrault livraient à l'antiquité l'assaut sous lequel elle a un moment failli succomber. C'est en effet un trait qui complète le personnage; et on ne comprendrait tout à fait, si l'on omettait de le signaler, ni quelques-uns des défauts, ni les principales qualités de son oeuvre. (F. Brunetière). | |