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Malherbe

François de Malherbe était un gentilhomme - il y tenait -, et un poète né à Caen en 1555, mort à Paris le 16 octobre 1628. Son père, conseiller au présidial de Caen, le destinait à lui succéder, comme son aîné, dans sa charge, et peut-être est-ce pour ce motif qu'après une éducation commencée à Caen, et continuée à Paris, il l'envoya la compléter aux universités de Bâle et d'Heidelberg. Mais la magistrature n'était point le fait du jeune homme il prétendait suivre la carrière des armes; et il n'avait guère plus de vingt et un ans, s'il les avait, qu'il abandonnait la maison paternelle pour s'attacher à la personne de Henri, duc d'Angoulême, grand prieur de France, et l'accompagner, d'abord comme secrétaire, en son gouvernement de Provence. il y faisait la conquête d'une veuve, Madeleine de Coriolis, qu'il épousait en 1581. C'est en Provence aussi qu'il écrivait ses premiers vers et entre autres son imitation des Larmes de saint Pierre, de Luigi Tansillo, le plus étendu de ses poèmes, et d'ailleurs celui qui lui ressemble à lui-même le moins. Il s'y trouve de fort mauvais vers, dont les «concetti» ne sont pas tous du Tansillo, mais il s'y en trouve quelques-uns aussi d'exquis et tels que jamais il n'en écrira de plus gracieux ni de plus élégants.
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Malherbe.
François de Malherbe.

Il était de retour à Caen en 1586, quand il y apprit la mort du grand prieur, tué en duel par Philippe Altovitti. C'était la ruine de ses espérances; et on ne sait trop, en effet, comment il vécut de 1586 à 1599. Nous voyons seulement qu'il ne réussit à se fixer ni en Normandie ni en Provence; et il y a des raisons de croire que la fortune lui fut plutôt contraire. Elle commença de lui sourire en 1600, et l'occasion en fut l'une de ses Odes les plus vantées : A la Reine, sur sa bienvenue en France, dont on a voulu faire dater une «ère nouvelle» de notre poésie, mais dont la composition et à certains égards la facture rappellent de bien près les Odes de Ronsard. La langue en est seulement plus «générale» ou plus abstraite, et l'inspiration moins haute, mais plus soutenue. Les célèbres Stances à Monsieur du Périer, sur la mort de sa fille, sont aussi du même temps; et publiées en feuille volante, comme l'Ode à la Reine, elles contribuèrent sans doute à étendre sa réputation. Elle était déjà grande, en effet, et le cardinal du Perron, poète lui-même, comme on sait, l'avait déjà recommandé au roi, quand, au mois. d'août de l'année 1605, en compagnie de ses amis Peiresc et du Vair, Malherbe se décida à venir à Paris. Henri IV, qui ne l'avait pas oublié, « l'envoya quérir, lui commanda de se tenir près de lui, l'assura qu'il lui ferait du bien » et partant pour le Limousin, où il allait tenir les grands jours, lui demanda des vers pour son retour. Le poète, plus rapide cette fois qu'il était d'ordinaire, s'acquitta promptement de la tâche, et quand le roi revint, il lui présenta ses beaux vers : 

La terreur de ton nom rendra les villes fortes,
On n'en gardera plus ni les murs ni les portes,
Les veilles cesseront au sommet de nos tours,
Le fer mieux employé cultivera la terre,
Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre,
Si ce n'est pour danser, n'orra plus les tambours.
Celle-ci est vraiment l'une de ses cinq ou six belles pièces, la plus belle peut-être, comme étant moins déclamatoire et moins chargée surtout de cette « mythologie » dont Malherbe avait aussi peu le sentiment que les poètes de la Pléiade, et particulièrement Ronsard, en avaient en l'intelligence profonde. Henri IV lui fit donner une pension de 1000 livres et le nomma « gentilhomme ordinaire de la chambre ». C'est alors que, tiré d'embarras, on vit, selon le mot de Balzac, le « pédagogue de cour-» se dégager du poète; et, ce qui est bien plus admirable, un « poète lauréat », si jamais il y en eut, trouver, dans les obligations de sa charge elle-même, la matière de sa gloire.
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Les Saints Innocents

« Que je porte d'envie à la troupe innocente 
De ceux qui, massacrés d'une main violente, 
Virent dès le matin leur beau jour accourci!
Le fer qui les tua leur donna cette grâce
Que, si de faire bien ils n'eurent pas l'espace,
Ils n'eurent pas le temps de faire mal aussi.

De ces jeunes guerriers la flotte vagabonde 
Allait courre fortune aux orages du monde,
Et déjà pour voguer abandonnait le bord, 
Quand l'aguet d'un pirate arrêta leur voyage; 
Mais leur sort fut si bon que d'un même naufrage
Ils se virent sous l'onde et se virent au port.

Ce furent de beaux lis qui, mieux que la nature
Mêlant à leur blancheur l'incarnate peinture
Que tira de leur sein le couteau criminel, 
Devant que d'un hiver la tempête et l'orage 
A leur teint délicat pussent faire dommage, 
S'en allèrent fleurir au printemps éternel.

Le peu qu'ils ont vécu leur fut grand avantage, 
Et le trop que je vis ne me fait que dommage. 
Cruelle occasion du souci qui me nuit! 
Quand j'avais de ma foi l'innocence première, 
Si la nuit de ma mort m'eût privé de lumière,
Je n'aurais pas la peur d'une immortelle nuit.

Qui voudra se vanter avec eux se compare, 
D'avoir reçu la mort par un glaive barbare, 
Et d'être allé soi-même au martyre s'offrir 
L'honneur leur appartient d'avoir ouvert la porte 
A quiconque osera, d'une âme belle et forte, 
Pour vivre dans le ciel, en la terre mourir.

O désirable fin de leurs peines passées
Leurs pieds, qui n'ont jamais les ordures pressées, 
Un superbe plancher des étoiles se font; 
Leur salaire payé les services précède; 
Premier que d'avoir mal, ils trouvent le remède, 
Et devant le combat ont les palmes au front.

Que d'applaudissements, de rumeur et de presses, 
Que de feux, que de jeux, que de traits de caresses, 
Quand là-haut en ce point on les vit arriver! 
Et quel plaisir encor, à leur courage tendre, 
Voyant Dieu devant eux en ses bras les attendre, 
Et pour leur faire honneur les anges se lever!

Et vous, femmes, trois fois, quatre fois bienheureuses, 
De ces jeunes amours les mères amoureuses; 
Que faites-vous pour eux, si vous les regrettez? 
Vous fâchez leur repos, et vous rendez coupables, 
Ou de n'estimer pas leurs trépas honorables, 
Ou de porter envie à leurs félicités.

Le soir fut avancé de leurs belles journées ;
Mais qu'eussent-ils gagné par un siècle d'années? 
Ou que leur advint-il, en ce vite départ, 
Que laisser promptement une basse demeure,
Qui n'a rien que du mal, pour avoir de bonne, heure 
Aux plaisirs éternels une éternelle part? »
 

(Malherbe).

Nous avons de lui, sans rien dire de ses OEuvres en prose, cent vingt-trois pièces en tout, dont il y en a bien la moitié qui sont assez insignifiantes, et à peine deux ou trois qui soient vraiment d'un poète : les autres, les meilleures, celles que l'on cite, sont d'un excellent versificateur. Nous en ferions probablement plus de cas, si, depuis, elles n'avaient été comme remises à leur vraie place, qui n'est ni la première ni même la seconde en français, par les chefs-d'oeuvre des Hugo, des Lamartine, des Musset, des Vigny, de quelques autres encore; et si l'un des premiers effets de cet épanouissement du lyrisme n'avait été de rendre à Ronsard et à son école quelque chose de leur ancien éclat. On s'amuse quelquefois des « contradictions » de l'histoire et de la critique; mais c'est que l'art lui-même, quoi que l'on en dise, « évolue » s'il ne « progresse » pas; et, d'âge en âge, des oeuvres nouvelles, jetant sur les anciennes une nouvelle clarté, réforment et doivent réformer nos jugements puisqu'elles modifient la nature des oeuvres elles-mêmes. Les romans de Lesage et de Prévost, Gil Blas et le Doyen de Killerine, n'ont pas été rejetés seulement du premier rang au second, mais la valeur intrinsèque elle-même en a été modifiée par Valentine et la Cousine Bette ou généralement par le roman de George Sand et de Balzac. C'est justement le cas des poésies de Malherbe. Pour quelques effets heureux qu'elles ont d'ailleurs produits en leur temps, et en admettant qu'elles les aient produits, elles ont « tué le lyrisme » en France. Je dis : en admettant qu'elles les aient produits, car il conviendrait d'examiner d'un peu près. la question. Les poésies de Malherbe, toutes ou presque toutes imprimées de son vivant, n'ont toutefois paru que dans des Recueils de vers où elles étaient noyées parmi d'autres pièces, de vingt autres poètes, et lui-même ne paraît pas s'être soucié de les réunir, ce qui nous fait d'abord nous demander si le succès en a vraiment été ce que l'on semble croire depuis Boileau

Enfin, Malherbe vint et le premier en France...
Il était mort depuis deux ans quand, en 1630, ses amis donnèrent la première édition de ses Oeuvres, et la première fut suivie d'une seconde en 1631, mais la troisième se fit attendre quatre ans, jusqu'en 1635. Trois ans plus tard, en 1638, l'Académie française, ayant été chargée par Richelieu d' « examiner », comme elle avait fait du Cid, la Prière pour le roi Henri le Grand, allant en Limousin, n'en épargna que six vers sur cent vingt-six; et cette sévérité pédantesque, si elle ne prouve rien contre la Prière, prouve du moins contre l'autorité prétendue de Malherbe. Il est sans doute moins étonnant, que, de 1666 à 1698, on ne voie paraître en trente ans qu'une seule édition nouvelle de ses Poésies, mais le fait vaut la peine pourtant qu'on le constate. Et de tout cela nous pouvons peut-être conclure qu'en faisant à Malherbe une espèce de crime littéraire d' «avoir tué le lyrisme», on a raison si l'on veut dire qu'assurément il fut du complot, mais il n'en est certes pas le principal auteur, et de la réforme à laquelle son nom demeure attaché je ne puis enfin voir en lui que l'un des nombreux ouvriers.
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 Prière pour le roi Henri le Grand 
allant en Limousin

« O Dieu, dont les bontés, de nos larmes touchées, 
Ont aux vaines fureurs les armes arrachées, 
Et rangé l'insolence aux pieds de la raison, 
Puisqu'à rien d'imparfait ta louange n'aspire, 
Achève ton ouvrage au bien de cet empire, 
Et nous rends l'embonpoint comme la guérison.

Nous sommes sous un Roi si vaillant et si sage, 
Et qui si dignement a fait l'apprentissage 
De toutes les vertus propres à commander, 
Qu'il semble que cet heur nous impose silence, 
Et qu'assurés par lui de toute violence, 
Nous n'avons plus sujet de te rien demander.

Certes quiconque a vu pleuvoir dessus nos têtes 
Les funestes éclats des plus grandes tempêtes 
Qu'excitèrent jamais deux contraires partis
Et n'en voit aujourd'hui nulle marque paraître, 
En ce miracle seul il peut assez connaître 
Quelle force a la main qui nous a garantis.

Mais quoi! De quelque soin qu'incessamment il veille, 
Quelque gloire qu'il ait à nulle autre pareille,

Et quelque excès d'amour qu'il porte à notre bien, 
Comme échapperons-nous, en des nuits si profondes,
Parmi tant de rochers qui lui cachent les ondes, 
Si ton entendement ne gouverne le sien?

Un malheur inconnu glisse parmi les hommes,
Qui les rend ennemis du repos où nous sommes
La plupart de leurs voeux tendent au changement; 
Et, comme s'ils vivaient des misères publiques, 
Pour les renouveler ils font tant de pratiques 
Que qui n'a point de peur n'a point de jugement.

En ce fâcheux état, ce qui nous réconforte,
C'est que la bonne cause est toujours la plus forte, 
Et qu'un bras si puissant t'ayant pour son appui, 
Quand la rébellion, plus qu'une hydre féconde, 
Aurait pour le combattre assemblé tout le monde, 
Tout le monde assemblé s'enfuirait devant lui.

Conforme donc, Seigneur, ta grâce à nos pensées; 
Ote-nous ces objets qui des choses passées 
Ramènent à nos yeux le triste souvenir; 
Et, comme sa valeur, maîtresse de l'orage, 
A nous donner la paix a montré son courage, 
Fais luire sa prudence à nous l'entretenir.

Il n'a point son espoir au nombre des armées 
Étant bien assuré que ces vaines fumées 
N'ajoutent que de l'ombre à nos obscurités.
L'aide qu'il veut avoir, c'est que tu le conseilles 
Si tu le fais, Seigneur, il fera des merveilles,
Et vaincra nos souhaits par nos prospérités.

Les fuites des méchants, tant soient-elles secrètes,
Quand il les poursuivra, n'auront point de cachettes; 
Aux lieux les plus profonds ils seront éclairés;
Il verra sans effet leur honte se produire, 
Et rendra les desseins qu'ils feront pour lui nuire, 
Aussitôt confondus comme délibérés.

La rigueur de ses lois, après tant de licence, 
Redonnera le coeur à la faible innocence,
Que dedans la misère on faisait envieillir.
A ceux qui l'oppressaient il ôtera l'audace; 
Et, sans distinction de richesse ou de race, 
Tous, de peur de la peine, auront peur de faillir.

La terreur de son nom rendra nos villes fortes;
On n'en gardera plus ni les murs ni les portes; 
Les veilles cesseront aux sommets de nos tours; 
Le fer, mieux employé, cultivera la terre,
Et le peuple, qui tremble aux frayeurs de la guerre, 
Si ce n'est pour danser, n'orra plus de tambours.

Loin des moeurs de son siècle il bannira les vices, 
L'oisive nonchalance et les molles délices
Qui nous avaient portés jusqu'aux derniers hasards;
Les vertus reviendront de palmes couronnées,
Et ses justes faveurs, aux mérites données, 
Feront ressusciter l'excellence des arts.

La foi de ses aïeux, ton amour et ta crainte,
Dont il porte dans l'âme une éternelle empreinte, 
D'actes de piété ne pourront l'assouvir; 
Il étendra ta gloire autant que sa puissance, 
Et, n'ayant rien si cher que ton obéissance, 
Où tu le fais régner, il te fera servir.

Tu nous rendras alors nos douces destinées;
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n'ont produit que des pleurs. 
Toute sorte de biens comblera nos familles, 
La moisson de nos champs lassera les faucilles, 
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

La fin de tant d'ennuis dont nous fûmes la proie 
Nous ravira les sens de merveille et de joie; 
Et, d'autant que le monde est ainsi composé 
Qu'une bonne fortune en craint une mauvaise, 
Ton pouvoir absolu, pour conserver notre aise, 
Conservera celui qui nous l'aura causé.

Quand un roi fainéant, la vergogne des princes, 
Laissant à ses flatteurs le soin de ses provinces,
Entre les voluptés indignement s'endort,
Quoi que l'on dissimule, on n'en fait point d'estime; 
Et, si la vérité se peut dire sans crime, 
C'est avecque plaisir qu'on survit à sa mort.

Mais ce Roi, des bons rois l'éternel exemplaire, 
Qui de notre salut est l'ange tutélaire, 
L'infaillible refuge et l'assuré secours, 
Son extrême douceur ayant dompté l'envie, 
De quels jours assez longs peut-il borner sa vie, 
Que notre affection ne les juge trop courts?

Nous voyons les esprits nés à la tyrannie, 
Ennuyés de couver leur cruelle manie, 
Tourner tous leurs conseils à notre affliction; 
Et lisons clairement dedans leur conscience 
Que, s'ils tiennent la bride à leur impatience, 
Nous n'en sommes tenus qu'à sa protection.

Qu'il vive donc, Seigneur, et qu'il nous fasse vivre! 
Que de toutes ces peurs nos âmes il délivre; 
Et, rendant l'univers de son heur étonné, 
Ajoute chaque jour quelque nouvelle marque 
Au nom, qu'il s'est acquis, du plus rare monarque 
Que ta bonté propice ait jamais couronné!

Cependant son Dauphin, d'une vitesse prompte, 
Des ans de sa jeunesse accomplira le compte, 
Et, suivant de l'honneur les aimables appas. 
De faits si renommés ourdira son histoire
Que ceux qui dedans l'ombre éternellement noire
Ignorent le soleil ne l'ignoreront pas.

Par sa fatale main, qui vengera nos pertes,
L'Espagne pleurera ses provinces désertes,
Ses châteaux abattus et ses champs déconfits;
Et, si de nos discors l'infâme vitupère 
A pu la dérober aux victoires du père, 
Nous la verrons captive aux triomphes du fils. »
 

(Malherbe).

A la vérité, son action personnelle et en quelque sorte privée semble avoir été plus considérable que celle de son oeuvre. Il tenait école de versification et surtout de critique. Dans les réunions qu'il présidait, et qui avaient déjà quelque chose d'académique, il «commentait» Desportes et, au grand émerveillement de ses auditeurs, dont Racan était l'un des plus assidus, il «exécutait» Ronsard. Toutes les licences que s'étaient permises les poètes de la Pléiade, il les proscrivait impitoyablement. 

« Il n'estimait point les Grecs, et particulièrement, il se déclarait ennemi du galimatias de Pindare [...] Pour les Latins, celui qu'il estimait le plus était Stace, et après, Sénèque le tragique [...]. Il estimait fort peu les Italiens [...]. Quand on lui demandait son avis de quelque mot français, il renvoyait ordinairement aux crocheteurs du Port au foin [...]. Il ne voulait pas qu'on rimât les mots qui avaient quelque consonance, montagne et campagne, père et mère, offense et défense [...], ni les mots qui dérivaient les uns des autres, admettre, promettre, commettre [...] ni les noms propres les uns contre les autres, Castille et Bastille, Alexandre et Lysandre, Italie et Thessalie [...]. Il voulait que les élégies eussent un sens parfait de quatre vers en quatre vers, et même de deux en deux [...]. Il ne voulait pas que l'on montrât en vers de ces nombres vagues, comme mille où cent tourments [...]. Il avait adversion pour les fictions poétiques... »
Et comme toutes ces leçons, parmi lesquelles, s'il y en a d'excellentes il y en a de détestables, étaient soutenues d'un ton de voix brusque et décisif; comme il avait de l'esprit, beaucoup d'esprit au service de quelques idées, comme il était enfin un «personnage», on l'écoutait. Mais puisque enfin ses leçons n'ont guère produit que Maynard, c'est sans doute qu'elles n'allaient pas loin; elles ne touchaient pas au fond des choses; et c'est pourquoi, dans la mesure où elles ont opéré, l'honneur n'en revient pas à lui, mais aux circonstances.

J'ai quelque part essayé, dans un travail sur la Réforme de Malherbe et l'Évolution des genres, de définir quelques-unes de ces circonstances, et de montrer comment elles tendaient toutes, par la transformation des « genres individuels » tels que le lyrisme, en « genres communs » tels que l'éloquence, à la formation d'une littérature essentiellement sociale. On ne voulait plus de désordre lyrique ni de ce que Malherbe appelait le « galimatias de Pindare » parce que personne de nous n'a le droit d'exiger que le lecteur ou l'auditeur prenne toute la peine pour entrer dans ce que nos sentiments ont de plus personnel; et il faut que l'auteur lui-même fasse la moitié du chemin. C'est un échange de bons procédés. On était fatigué de cet étalage d'érudition, qui d'abord avait en soi quelque chose d'assez pédantesque, ou pour mieux dire encore, de trop « livresque », et on ne songeait pas encore à proscrire les anciens, mais on commençait à trouver les Grecs trop éloignés de nous. Si quelqu'un éprouvait des sentiments très particuliers, on commençait à exiger qu'il les vérifiât, pour ainsi dire, et qu'il s'assurât de leur rapport avec ceux des autres. Quelle conversation y aurait-il de possible, et quelle société, si personne de nous ne soumettait rien de lui-même aux convenances d'autrui? Et enfin on ne voulait plus de ces idées rares ou singulières, par lesquelles on s'exceptait du nombre de ses semblables, mais des idées « communes », j'entends de celles qui sont ou qui peuvent devenir aisément communes à tous les bons esprits. 

« Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante, extraordinaire? dira un jour Boileau. Ce n'est pas, comme les ignorants se le persuadent, une pensée que personne n'a jamais eue, au contraire, c'est une pensée que tout le monde a dû avoir, et que quelqu'un s'avise d'exprimer le premier. »
Telles étaient les idées qui flottaient pour ainsi dire dans l'air avant Malherbe lui-même, ou de son temps, et auxquelles, bien loin de les avoir inventées, il n'a fait que se conformer. S'il n'avait pas lui, Malherbe, tué le lyrisme, ç'aurait été un autre. Les contemporains ne l'ont pas admiré de ce qu'il apportait de nouveau, mais de ce qu'en tout il sentait et pensait comme eux. Et puisqu'il s'agit ici de la transformation du lyrisme en éloquence, on montrerait aisément que le rôle d'un Balzac, par exemple, a été plus original et plus considérable que le sien.

Nous avons encore de Malherbe un Commentaire sur Desportes : ce sont les annotations dont il avait couvert Un exemplaire des Poésies de Desportes; des traductions du Traité des bienfaits de Sénèque et des Lettres à Lucilius; et enfin une assez volumineuse correspondance dont les Lettres à Peiresc forment la partie la plus intéressante. On l'y voit dans son rôle de courtisan et d' « informateur » qu'il a l'un et l'autre consciencieusement remplis : il était de ceux qui ont des vers pour toutes les occasions et des flatteries pour toutes les puissances. (F. Brunetière).
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Ode à la reine, mère du roi,
sur les heureux succès de sa régence

« Nymphe qui jamais ne sommeilles, 
Et dont les messagers divers
En un moment sont aux oreilles 
Des peuples de tout l'univers, 
Vole vite, et de la contrée 
Par où le jour fait son entrée 
Jusqu'au rivage de Calis,
Conte sur la terre et sur l'onde 
Que l'honneur unique du monde, 
C'est la Reine des fleurs de lis.

Quand son Henri, de qui la gloire 
Fut une merveille à nos yeux, 
Loin des hommes s'en alla boire 
Le nectar avecque les dieux, 
En cette aventure effroyable, 
A qui ne semblait-il croyable 
Qu'on allait voir une saison 
Où nos brutales perfidies 
Feraient naître des maladies
Qui n'auraient jamais guérison?

Qui ne pensait que les Furies 
Viendraient des abîmes d'enfer 
En de nouvelles barbaries 
Employer la flamme et le fer? 
Qu'un débordement de licence 
Ferait souffrir à l'innocence 
Toutes sortes de cruautés,
Et que nos malheurs seraient pires 
Que naguère, sous les Busires, 
Que cet Hercule avait domptés?

Toutefois, depuis l'infortune 
De cet abominable jour, 
A peine la quatrième lune 
Achève de faire son tour,
Et la France a les destinées
Pour elle tellement tournées 
Contre les vents séditieux,
Qu'au lieu de craindre la tempête,
Il semble que jamais sa tête 
Ne fut plus voisine des cieux.
 

Au delà des bords de la Meuse,
L'Allemagne a vu nos guerriers, 
Par une conquête fameuse, 
Se couvrir le front de lauriers. 
Tout a fléchi sous leur menace; 
L'Aigle même leur a fait place, 
Et, les regardant approcher, 
Comme lions à qui tout cède, 
N'a point eu de meilleur remède 
Que de fuir et de se cacher.

O Reine, qui, pleine de charmes 
Pour toute sorte d'accidents, 
As borné le flux de nos larmes
En ces miracles évidents, 
Que peut la fortune publique 
Te vouer d'assez magnifique, 
Si, mise au rang des immortels 
Dont ta vertu suit les exemples,
Tu n'as avec eux, dans nos temples, 
Des images et des autels?
 

Que saurait enseigner aux princes 
Le grand démon qui les instruit, 
Dont ta sagesse en nos provinces 
Chaque jour n'épande le fruit? 
Et qui justement ne peut dire, 
A te voir régir cet empire, 
Que, si ton heur était pareil 
A tes admirables mérites, 
Tu ferais dedans ses limites
Lever et coucher le soleil?

Le soin qui reste à nos pensées, 
O bel astre, c'est que toujours
Nos félicités commencées 
Puissent continuer leur cours. 
Tout nous rit, et notre navire
A la bonace qu'il désire; 
Mais, si quelque injure du sort 
Provoquait l'ire de Neptune, 
Quel excès d'heureuse fortune 
Nous garantirait de la mort?

Assez de funestes batailles
Et de carnages inhumains
Ont fait en nos propres entrailles 
Rougir nos déloyales mains; 
Donne ordre que sous ton génie 
Se termine cette manie, 
Et que, las de perpétuer
Une si longue malveillance, 
Nous employions notre vaillance 
Ailleurs qu'à nous entretuer.

La Discorde, aux crins de couleuvres, 
Peste fatale aux potentats, 
Ne finit ses tragiques oeuvres 
Qu'en la fin même des États. 
D'elle naquit la frénésie 
De la Grèce contre l'Asie, 
Et d'elle prirent le flambeau 
Dont ils désolèrent leur terre 
Les deux frères de qui la guerre 
Ne cessa point dans le tombeau.

C'est en la paix que toutes choses 
Succèdent selon nos désirs;
Comme au printemps naissent les roses, 
En la paix naissent les plaisirs; 
Elle met les pompes aux villes, 
Donne aux champs les moissons fertiles, 
Et, de la majesté des lois 
Appuyant les pouvoirs suprêmes, 
Fait demeurer les diadèmes
Fermes sur la tête des rois.

Ce sera dessous cette égide 
Qu'invincible de tous côtés
Tu verras ces peuples sans bride 
Obéir à tes volontés; 
Et, surmontant leur espérance, 
Remettras en telle assurance 
Leur salut, qui fut déploré, 
Que vivre au siècle de Marie 
Sans mensonge et sans flatterie, 
Sera vivre au siècle doré.

Les Muses, les neuf belles fées,
Dont les bois suivent les chansons, 
Rempliront de nouveaux Orphees 
La troupe de leurs nourrissons
Tous leurs voeux seront de te plaire; 
Et, si ta faveur tutélaire 
Fait signe de les avouer, 
Jamais ne partit de leurs veilles 
Rien qui se compare aux merveilles 
Qu'elles feront pour te louer.

En cette hautaine entreprise, 
Commune à tous les beaux esprits, 
Plus ardent qu'un athlète à Pise, 
Je me ferai quitter le prix; 
Et, quand j'aurai peint ton image, 
Quiconque verra mon ouvrage 
Avouera que Fontainebleau, 
Le Louvre, ni les Tuileries, 
En leurs superbes galeries, 
N'ont point un si riche tableau.

Apollon, à portes ouvertes,
Laisse indifféremment cueillir 
Les belles feuilles toujours vertes 
Qui gardent les noms de vieillir; 
Mais l'art d'en faire des couronnes 
N'est pas su de toutes personnes; 
Et trois ou quatre seulement, 
Au nombre desquels on me range, 
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement. »
 

(Malherbe).


Éditions anciennes - Les meilleures éditions anciennes des oeuvres de Malherbe sont celles de Lefèvre de Saint-Marc (1757) et de Lalanne (1862-69), laquelle renferme l'Instruction de Malherbe à son fils, mise au jour par Ph. de Chennevières en 1846, et les Lettres inédites publiées par G. Mancel en 1852.

En bibliothèque - Outre les oeuvres de Racan, Balzac, Tallemant des Réaux, et les histoires générales de la littérature française, voir : Roux-Alphéran, Rech. biogr. sur Malherbe et sa famille; 1840, De Gournay, Malherbe, sa vie et ses oeuvres; Caen, 1852.- Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 1855, t. VIII. Hippeau, les Ecrivains normands au XVIIe siècle; Caen, 1858. - Laur, Malherbe (all.); Heidelberg, 1869, Beckmann, Etude sur la langue et la versification de Malherbe; Elberfeld,1873.- Brunot, la Doctrine de Malherbe; Paris, 1890. - Allais, Malherbe; Paris, 1892.

En librairie - François Malherbe, Oeuvres poétiques, Flammarion (GF), 1993. -  Poésies, Gallimard, 1982. 

R. Lebegue, Peiresc, lettres à Malherbe, CNRS, 2001. - Collectif, Soleil du Soleil, anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Gallimard, 2000. - Racan, Vie de Monsieur Malherbe, Gallimard, 1991. - Francis Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard.

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