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Histoire de la philosophie
Histoire de la philosophie
La philosophie des Lumières
[La philosophie]
Précurseurs des Lumières
au XVIIe s.
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Héritiers de Leibniz : a) Idéalisme rationnel : Wolf. b) Idéalisme mystique, piétisme : Joachim Lange, J. Franz Budde, Rüdiger, Crusius (contradicteurs de Wolf).


Scepticisme critique : Bayle, Fontenelle, Jean Meslier.


Locke

Enlightenment
en Grande-Bretagne
Psychologie : David Hartley, George Berkeley.

Matérialisme : Joseph Priestley.

Scepticisme, idéalisme empiriste : Hume, Adam Smith.

Ecole écossaise : Hutcheson, Reid, Dugald-Stewart, Brown.

Aufklärung
en Allemagne
Frédéric II, Reimarus, Moïse Mendelssohn, Lessing. Algarotti, Euler, J.-H. Lambert.
Illuminismo
en Italie
Muratori, Vico, Giannone, Genovesi, Beccaria.
Ilustracion
en Espagne
Feyjoo, Jovellanos, Cabarrús, Cadalso, Campomanes.
"Les Philosophes"
en France
Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Vauvenargues, Buffon, Condorcet.



L'Encyclopédie  : Diderot, D'Alembert., Saint-Lambert, Du Marsais, Morellet, D'Holbach, Toussaint.



Epicuriens, athées : La Mettrie, Levesque de Pouilly, Deslandes, Mirabaud, L.-M.  Deschamps,Helvétius, D'Argens, Robinet, Maréchal, Naigeon.



Idéologues et physiologistes : Condillac, Ch. Bonnet,

Ecole physiocratique : Gournay, Quesnay, Turgot.



Adversaires de la philosophie sensualiste des Lumières : Maupertuis, Necker
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Le XVIIe siècle, surtout en sa seconde moitié, paraît se rattacher pour les idées essentielles à l'influence de Descartes et de Pascal, du moins si l'on ne considère que la France; mais concurremment au développement visible, sinon officiel, de cette pensée classique et chrétienne, un autre courant n'a cessé de circuler et de grossir, un courant de « libre pensée » qui, sans trouver encore sa forme rationnelle et son expression organisée et publique, a préparé l'esprit nouveau du XVIIIe siècle. C'est en effet en opposition au cartésianisme et plus encore au christianisme, surtout à celui de Pascal, que ce « siècle des philosophes » aspire à affirmer le triomphe de la «-raison-» contre les « imaginations » et les préjugés d'un autre âge.

Déjà, à côté de Bayle, Fontenelle, même quand il se réclame partiellement de la méthode cartésienne, prend en réalité une attitude toute différente, et, principalement pour la métaphysique, oriente les esprits au rebours du dogmatisme et de l'innéisme de Descartes.

Le sens même des mots change comme change l'ennemi à combattre. Lorsque Descartes et Malebranche luttent contre « l'imagination », ils ne peuvent prévoir que le XVIIIe siècle va les accuser de s'être laissé entraîner par elle. C'est que, pour eux, l'imagination est la faculté qui, liée aux sens, menace simplement de supplanter la raison et de substituer aux idées claires, par lesquelles le réel apparaît à l'esprit, des représentations confuses, des passions qui expriment les besoins de l'humain individuel plutôt que la vérité pure. Mais, pour le XVIIIe siècle, le mot imagination ne désigne même plus cette part subjective et affective d'une connaissance déformée par nos passions; il signifie plus radicalement les fictions, les rêves d'un esprit qui ne prend pas son point de départ, son moyen de contrôle, son terme d'application dans l'expérience; c'est ainsi que « l'imagination », dans la langue du temps, représente ce qui n'est pas, le pur imaginaire. Or, parmi ces chimères que dénonce le XVIIIe siècle, figure en première ligne « l'esprit de système », la métaphysique. « Systématique », comme « métaphysique », est une épithète péjorative dont on use beaucoup alors. La raison, qui désormais s'estime adulte, croit n'avoir plus besoin de l'appareil compliqué d'une philosophie technique; elle prétend, avec l'appui des faits, pouvoir spontanément faire oeuvre philosophique, indépendamment de toute systématisation et par une critique directe des idées, des croyances, des institutions traditionnelles.

Ce qui caractérise encore ce mouvement général de l'esprit au XVIIIe siècle, c'est que les idées dont il s'inspire ne sont pas nées uniquement sur le sol français, comme y étaient nées les doctrines précédentes; il s'agit d'une pensée plus diffuse, nourrie et enrichie par des influences étrangères, n'ayant plus par là même le caractère de continuité méthodique et d'enchaînement régulier qui constitue l'originalité des grands systèmes. 

C'est en Angleterre surtout qu'il faut chercher l'origine de la philosophie nouvelle : là, dès le XVIIe siècle, l'ancien régime politique et religieux, le régime de la monarchie absolue et de l'intolérance, avait été détruit par deux révolutions successives. Pour justifier leurs actes et mettre d'accord la théorie et la pratique, les Anglais furent amenés a formuler des principes nouveaux. Un médecin philosophe, John Locke, est à l'origine de cette révolution de la pensée. 

Contre Descartes, Locke montre qu'il n'y a pas d'idées innées, que l'âme ne pense pas toujours, que les idées nous viennent par les sens ; et, ayant marqué les limites de nos connaissances, il déclare que nous ne serons jamais capables de savoir si un être purement matériel pense ou non, et que Dieu aurait pu parfaitement, dans sa Toute-puissance, communiquer à la matière la faculté de penser. 

Locke, par ailleurs, rechercha dans l'Essai sur le gouvernement civil (1690) les origines des gouvernements; il établit que l'humain avait des droits naturels, que ces droits primordiaux étaient la liberté et la propriété; que tout gouvernement était issu d'un contrat social, c'est-à-dire d'une convention que les citoyens d'un État ont conclue entre eux dans leur intérêt commun et surtout pour protéger leurs droits; que par conséquent les gouvernements n'étaient que les délégués du peuple, et que le principe fondamental était le principe de la souveraineté du peuple. Dans ses Lettres sur la tolérance (1690), Locke étudia le rôle social de la religion et de l'Église; il montra que la religion devait être considérée comme matière privée; que l'État, ayant pour fonction de garantir à tous ses membres l'égalité des droits, ne devait pas intervenir pour imposer une religion, mais devait les tolérer toutes. 

Ce qui donne au XVIIIe siècle siècle toute son importance, ce qui fait principalement son originalité, c'est sa hardiesse intellectuelle. Une transformation profonde se fait à cette époque dans les façons de penser. Des idées nouvelles, idées de liberté, de tolérance, d'égalité, furent répandues dans le public par les philosophes et les économistes. Ils démontrèrent théoriquement les vices de la monarchie absolue et de l'organisation sociale, en même temps que les faits les démontraient pratiquement.

Les philosophes et les économistes

Les idées anciennes.
On avait admis jusqu'alors comme vérités démontrées et indiscutables que le souverain tenait son autorité de Dieu, dont il était le lieutenant sur la terre; que, par suite, cette autorité devait être absolue et pouvait aller jusqu'à disposer des biens, de la liberté, de la vie même des sujets. On admettait que les hommes eussent des droits différents, qu'il y eût entre eux inégalité, que les uns fussent privilégiés, les autres soumis à toutes les charges selon qu'ils naissaient nobles ou roturiers. On admettait encore que tous les sujets devaient penser de même manière sur toutes les questions essentielles, et que cette manière de penser, plus particulièrement en matière de religion, devait être celle du souverain il ne devait y avoir qu'une religion dans l'Etat. On croyait qu'en matière d'industrie il était nécessaire de surveiller le travail et de guider les ouvriers et les fabricants par des règlements minutieux; qu'en matière de commerce on appauvrissait le pays lorsqu'on achetait des marchandises au dehors, et qu'il fallait par des droits de douane, gêner ou rendre impossibIe l'entrée des produits étrangers. Ainsi en politique, régime de l'absolutisme de droit divin; dans la société, régime de l'inégalité des droits et des devoirs; en matière religieuse, régime de l'intolérance; en matière économique, régime de la réglementation et système prohibitif, tels étaient les traits essentiels de l'organisation de la France.

Origine des idées nouvelles.
La misère générale en France dans la dernière partie du règne de Louis XIV, la situation politique en Angleterre sous les derniers Stuarts, éveillèrent l'esprit critique. On a dit la part dans cet éveil que prit Locke en Angleterre. En France, Vauban, dans la Dîme royale, s'attaqua aux privilèges et à l'inégalité en matière d'impôts; il proclama l'obligation pour tous les sujets de contribuer également aux dépenses de l'État « à proportion de leur revenu » ou industrie et déclara « injuste et abusive » toute exemption. Fénelon, archevêque de Cambrai, précepteur d'un petit-fils de Louis XIV,déclarait l'absolutisme « un attentat sur les droits de la fraternité humaine », et réclamait un système d'assemblées représentant la nation et délibérant en pleine liberté sur toutes les affaires publiques.

Vauban, Fénelon et Locke eurent pour continuateurs deux groupes de penseurs et d'écrivains, les Philosophes et les Économistes. Ce sont eux que l'on a appelés les Lumières (ce mouvement philosophique prend selon les pays les noms d'Enlightenment, Aufklärung, Illuminismo, Ilustracion). Les Lumières ne sont pas toute la philosophie du XVIIIe siècle, mais ils en représentent, avec Kant, la part la plus marquante. Leurs écrits, lus et admirés dans toute l'Europe, provoquèrent aussi dans plusieurs États un mouvement de réformes : c'est ce qu'on a appelé le despotisme éclairé. La philosophie des Lumières trouvera sa pleine expression dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis et dans la Déclaration des droits de l'homme

Il y a dans la philosophie des Lumières deux aspects : l'un relève de la philosophie spéculative, l'autre de la philosophie sociale. C'est à celui-ci que l'on pense d'abord quand on parle des Lumières, mais il est difficile de le séparer du premier, qui lui sert d'arrière-plan.

Les métaphysiciens.
Les métaphysiciens et de façon plus générale tous ceux qui se sont occupé de philosophie spéculative (métaphysique proprement dite, psychologie, logique, etc.) sont, après Locke les sensualistes anglais et Condillac, Hume; les philosophes de l'école écossaise se placent vis-à-vis des précédents.

Condillac.
Locke s'était emparé du côté sensible, l'avait éclaircit, développé, en avait tiré exclusivement toutes nos connaissances, et en faisait la base d'un nouveau système. Ce système est l'empirisme des sens ou le sensualisme. Il admettait deux sources de connaissance, la sensation et la réflexion; mais la réflexion, travaillant sur la sensation, ne crée rien par elle-même; elle tire de la sensation ce que celle-ci renferme, sans y rien ajouter. De là le sensualisme qui, au XVIIIe siècle, entre les mains de Condillac (1715-1780), sera simplifié et ramené à un principe unique, la sensation.

Condillac est en France le chef de l'école dite sensualiste. Ses écrits, qui brillent surtout par la méthode et la clarté, firent une révolution dans la philosophie. Il s'était borné d'abord à suivre les pas de Locke, mais bientôt, marchant seul, il exposa des doctrines nouvelles dont les unes sont profondes et lumineuses, et dont les autres ne sont que paradoxales. Les principales sont : que toutes les idées viennent des sens; que les facultés de l'âme elles-mêmes ne sont comme les idées que des sensations transformées; que la seule bonne méthode est l'analyse, que les langues sont des méthodes analytiques, que le progrès de l'intelligence dépend de la perfection des langues, qu'une science n'est qu'une langue bien faite, que l'art d'écrire se réduit partout à suivre la liaison des idées.
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Condillac.
Berkeley.
Hume.
Etienne Bonnot de Condillac. George Berkeley. David Hume.

Berkeley.
Au sensualisme de Condillac s'oppose l'idéalisme de Berkeley (1684-1753), qui vient en droite ligne de Locke. Qu'est-ce en effet que cet idéalisme? Une doctrine qui rétablisse dans ses droits la raison et ses idées a priori? Non; c'est un système qui nie l'autorité des perceptions de nos sens et la certitude du monde extérieur. Or ce scepticisme est très conséquent au système de Locke. La sensation admise comme principe de nos connaissances, la réflexion n'en peut tirer les objets extérieurs étendus et solides. Locke suppose en outre, entre ces objets et nous, des images sensibles. Or, comment savoir si la copie est fidèle? Ainsi, du système de Locke, la logique tire comme conséquence le scepticisme relativement à l'existence des corps. C'est là l'idéalisme de Berkeley, qui n'a rien de commun avec le véritable idéalisme, celui de Malebranche, issu de Descartes. Mais la logique ne s'en tient pas là; ce serait rester à moitié chemin.

Hume.
Lancé dans cette voie, le raisonnement ne s'arrête plus : il va jusqu'au bout, et le développement de l'école anglaise s'achève avec Hume (1711-1776) et son scepticisme. Plus hardi que Berkeley, il trouve l'oeuvre de sa dialectique incomplète. Partant des données du sensualisme de Locke, il en tire comme conséquence rigoureuse le doute universel. La sensation avec la réflexion étant posée comme origine de toutes nos idées, il conclut qu'aucune de nos connaissances n'est certaine, et il enlève du même coup le monde intérieur avec le monde extérieur, ne laissant subsister que la sensation elle-même avec son caractère variable.

Hume s'attaque au principe de la connaissance, et en particulier au principe de causalité, qui joue le principal rôle dans la science, la religion et la philosophie. II montre que l'idée de cause, telle que les sens la donnent, n'est autre que celle de la succession des phénomènes, et que l'habitude de voir les phénomènes se succéder sert de base au principe de causalité : ainsi la cause efficiente nous échappe, et le lien qui unit l'effet à la cause n'est rien par lui-même; la sensation, interrogée par la réflexion sur le rapport de causalité, ne donne pas autre chose qu'une simple connexion entre les faits extérieurs ou intérieurs. D'où il suit que tout se réduit à des phénomènes et à des impressions qui se succèdent hors de nous ou en nous, sans fixité, ni base ni substance, mobile tableau dont le fond nous est dérobé et la surface pleine de contradictions. Le scepticisme sort tout entier de cette théorie, que Hume applique ensuite à tous les grands problèmes de la religion et de la philosophie.

D'autres héritiers de Locke.
A l'école de Locke se rattachent une foule de savants, de physiciens, de médecins, d'hommes de lettres et même de théologiens hétérodoxes, qui professent plus ou moins ouvertement les doctrines du matérialisme et du sensualisme, et en déduisent les conséquences. Parmi eux, on trouve Hartley, Priestley. Il faut mentionner aussi Bolingbroke. Le système de la sensation lui semble seul raisonnable; il identifie la science de l'âme avec celle du corps. Il admet cependant l'existence de Dieu; mais il prétend la démontrer uniquement par l'expérience et l'analogie. Cet ami de Voltaire professe le déisme, déclare fausses toutes les religions révélées, et n'admet le témoignage humain que pour les faits de l'ordre naturel et historique. 

Les principaux adversaires de Bolingbroke sont Shaftesbury, Richard Price, qui forment comme le lien entre la philosophie anglaise et l'école écossaise, et le théologien Norris. Le premier est plutôt un esprit orné et cultivé qu'un philosophe. Dans ses écrits, où il fait du ridicule comme la pierre de touche de l'erreur et de la vérité, il en appelle au sens commun, admet un sens réfléchi ou sens moral, et, en religion, combat l'athéisme, en réclamant les droits de la liberté religieuse. 

Price est un esprit autrement vigoureux et pénétrant. Formé à l'analyse par l'étude des mathématiques et à la discussion par la controverse religieuse, il défend d'abord avec vigueur la cause du spiritualisme contre le matérialisme de Priestley; puis, transportant le débat sur le terrain de la morale, il attaque à la fois fois la théorie de la sensation de Locke et celle du sens moral de Shaftesbury et de Hutcheson; il critique ces doctrines. Par l'analyse il montre dans la connaissance humaine la présence d'un élément a priori qui vient de la raison, et il réfute ainsi l'empirisme. De même, dans la conscience morale, l'idée du bien général et universel seule peut fournir une base au devoir et à l'obligation morale. Price est, dans l'école anglaise, au XVIIIe siècle, le vrai représentait du rationalisme contre l'empirisme et le sensualisme; il remplit à l'égard de Locke le rôle de Cudworth à l'égard de Hobbes au XVIIe.

L'école écossaise.
L'École écossaise commença dans la première moitié du XVIIIe siècle. Elle eut pour fondateur Hutcheson; mais son véritable chef est Thomas Reid, avec lequel il faut nommer James Beattie, Ferguson, Adam Smith, Dugald Stewart et Brown.

Cette école se distingue particulièrement par sa fidélité à la méthode d'observation et d'expérience; elle part des faits, et se renferme à peu près dans l'étude de l'esprit humain. Aussi, en plaçant la psychologie en tête des études philosophiques, elle finit par s'y arrêter; elle pousse la crainte de l'hypothèse juqu'à l'excès, et n'admet d'autres procédés qu'une observation lente et patiente, une induction prudente jusqu'à la timidité.

Dans sa partie critique, elle est pleine de force, d'abord contre Locke et le sensualisme, en admettant une source d'idées supérieure à l'expérience, et en repoussant les conséquences du matérialisme; ensuite contre Berkeley et Hume, dans sa polémique contre l'hypothèse des idées représentatives. C'est à Reid surtout qu'en revient l'honneur. De cette théorie, les deux premiers avaient fait sortir logiquement un scepticisme universel. Reid prit en main la défense du sens commun, et montra la fausseté du principe par l'absurdité des conséquences; grâce à lui, l'hypothèse de l'intermédiaire entre le sujet et l'objet fut ruinée à jamais, et sa réfutation du réalisme et du scepticisme reste le plus beau titre de gloire de l'école écossaise.

Mais cette polémique la conduisit, sur les pas de Reid, à ne voir dans la philosophie qu'une science de faits, et à prétendre qu'entre elle et les sciences physiques et naturelles il y a une analogie complète. C'était ramener toutes les sciences philosophiques à la psychologie. Si elle admet certains principes indépendants de l'expérience, elle n'en montre pas clairement la source; ce n'est à ses yeux qu'une sorte d'instinct spirituel. On remarque la même hésitation jusque dans la morale, où elle a laissé quelques travaux remarquables. Brown, disciple infidèle de ses maîtres, blâme surtout Reid, et lui adresse des reproches dont quelques-uns sont fondés.

Les Philosophes sociaux.
Parmi les philosophes qui s'occupèrent des institutions politiques et des croyances religieuses, trois sont de grands écrivains français et exercèrent l'action la plus profonde : ce furent Montesquieu, Voltaire, Rousseau. 

Montesquieu.
Montesquieu (1689-1755) se fit d'abord connaître par les Lettres Persanes (1721). Sous la forme d'une correspondance échangée entre deux Persans qui visitaient Paris et leurs amis, il présentait une vive satire de la société française, des moeurs, des institutions. Après un voyage en Europe, un séjour de deux ans en Angleterre et vingt ans de travail continu, il publia son grand ouvrage l'Esprit des lois (1748). C'était un ouvrage de philosophie politique, une analyse systématique et détaillée de toutes les formes de gouvernement, des conditions dans lesquelles ils se créent, des principes sur lesquels ils reposent. Montesquieu présentait comme l'organisation idéale l'organisation de la monarchie anglaise qui garantissait à tous les citoyens la « liberté politique ».

Il établissait qu'il doit y avoir dans un État bien réglé trois pouvoirs distincts et indépendants les uns des autres, le législatif, exécutif, le judiciaire, et que cette distinction est l'indispensable garantie de la liberté. Il faisait ainsi la critique de la monarchie française, où tous les pouvoirs étaient confondus; il mettait en circulation l'idée que la royauté devait être limitée et contrôlée par les représentants de la nation.

L'Esprit des lois eut un énorme succès : il en fut fait vingt-deux éditions en
dix-huit mois. On a dit justement qu'il fut  plus qu'un livre, un grand acte historique Les idées qu'il renfermait inspirèrent en effet quarante ans plus tard, les premières assemblés de la Révolution, et la célèbre théorie de la séparation des trois pouvoirs a dominé en France la rédaction de toutes les constitutions depuis 1789.
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Montesquieu.
Voltaire.
Rousseau.
Montesquieu. Voltaire. Rousseau.

Voltaire.
Voltaire (1694-1778) était fils d'un notaire de Paris. Une satire contre le régent le fit enfermer à 23 ans, pendant onze mois à la Bastille. Huit ans plus tard, il fut une seconde fois emprisonné pendant six mois, parce qu'ayant été bâtonné par un gentilhomme il avait osé réclamer justice ou réparation par les armes. Au sortir de la Bastille, il dut s'exiler en Angleterre : il y passa quatre années. Comme Montesquieu, il admira la liberté dont jouissaient les Anglais. Rentré en France, il publia ses Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, dans lesquelles il vantait l'organisation d'un pays, où, disait-il, « le prince tout-puissant pour faire du bien a les mains liées pour faire le mal ». Il exposait en même temps les théories de Locke et popularisait les idées matérialistes, déistes et rationalistes de Shaftesbury, de Wollaston, de Hartley, de Bolingbroke et d'autres. Il attaquait l'arbitraire, l'intolérance religieuse, l'autorité du clergé. Le livre parut subversif; il fut, par jugement du Parlement, brûlé de la main du bourreau et Voltaire n'échappa à un troisième emprisonnement que par la fuite.

Après vingt années, au cours desquelles il s'occupa surtout de sciences, de théâtre, d'histoire, et fut tour à tour attaché comme historiographe à Louis XV, et comme chambellan à Frédéric II, Voltaire, possesseur d'une très grosse fortune, s'établit à Ferney dans une grande propriété à cheval sur la frontière de France et de Suisse (1755). De la sorte il lui était facile d'échapper à toute tentative d'arrestation. Il avait soixante ans passés; jamais cependant son activité ne fut plus prodigieuse, et il exerça alors en Europe une sorte de souveraineté intellectuelle qui le fit appeler le roi Voltaire. Pendant vingt-trois ans, il mena une perpétuelle campagne contre l'arbitraire, les abus et les iniquités judiciaires, la torture, les crimes de l'intolérance, et contre la religion chrétienne en tant qu'elle était instituée. Dans cette période de sa vie il publia peu d'oeuvres de longue haleine, mais il écrivit d'innombrables brochures inspirées par les événements du moment : son rôle fut celui d'un journaliste, le plus brillant et le plus mordant qui ait jamais été. Il ne construisit pas de système politique. Son esprit fut tout entier employé à combattre. En politique, il enseigna à ne plus respecter l'autorité; en religion, il enseigna le mépris de toutes les croyances.

Rousseau.
Le rôle de Rousseau (1712-1778) fut tout différent; il fut un créateur de système politique, le théoricien d'une organisation nouvelle de la société. Tandis que Montesquieu et Voltaire, tous les deux membres des classes privilégiées, se bornaient à désirer des modifications politiques et la limitation de l'arbitraire, Rousseau, fils d'un horloger de Genève, plébéien dont la jeunesse fut dure, conclut de ses souffrances à la nécessité d'une refonte totale de l'État et de la société. Il exposa successivement ses idées dans un discours sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes (1755) et dans son oeuvre capitale le Contrat social (1762). fi établissait, comme Locke,
mais d'une manière plus rigoureuse et plus absolue, que tous les humains sont égaux et libres; que toute organisation sociale et politique ne peut avoir pour objet que de sauvegarder les droits de chacun; que cependant chacun doit se soumettre à l'intérêt et à la volonté du plus grand nombre; que le peuple est seul souverain. Ces idées de Rousseau conduisaient à l'établissement de la République; elles devaient trouver leur application pendant la Révolution; elles sont même au fond de toutes les doctrines socialistes qui sont apparues ensuite.

Vico.
Giambattista Vico (1668-1743) fut un des créateurs de la philosophie de l'histoire, qu'il nomme la science nouvelle; il a tracé de main de maître l'histoire probable du genre humain, et a préludé à toutes les grandes questions de peuples, de langues, de migrations, agitées depuis; mais il se laisse souvent entraîner à des hypothèses peu solides. Son ouvrage capital, les Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations, parut à Naples en 1725. Vico y distingue dans l'histoire de l'humanité trois âges : l'âge divin, temps d'idolâtrie, dans lequel les humains encore ignorants divinisaient tout; l'âge héroïque, temps de barbarie où régnait la force et où dominèrent quelques héros; l'âge humain, époque de civilisation; il croyait que les peuples parcouraient successivement ces trois âges, et qu'arrivés au dernier ils devaient retourner au premier, roulant ainsi dans un cercle éternel. Il est un des premiers qui aient présenté les personnages héroïques, poétiques ou même historiques (Hercule, Homère, Romulus), comme de purs mythes ou des personnifications de certains âges, de certains sentiments ou de certains Intérêts.

Beccaria.
Cesar de Beccaria (1738-1794), étudia avec passion les philosophes français de son siècle (surtout Montesquieu et les Encyclopédistes) et se modela sur eux. Il publia, en 1764, un petit ouvrage qui a changé la face du droit criminel en Europe, le Traité des délits et des peines : il y établissait les bases et les limites du droit de punir, et recommandait de proportionner la peine au délit, de supprimer les supplices barbares et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer. Cet ouvrage, qui parut à Naples en 1764, eut une grande vogue, et fut traduit de l'italien en français et dans toutes les langues de l'Europe.  Il a été commenté par Voltaire, Diderot, Brissot, Servan. Beccaria avait préludé à la propagation de l'esprit français du XVIIIe siècle au delà des Alpes dans une publication périodique, entreprise avec quelques collaborateurs, analogue au Spectateur, le Café (1764-1765), où étaient traités divers sujets de littérature et de philosophie.

Les Économistes.
Comme les Philosophes, les Économistes furent amenés par leurs études à condamner l'organisation existante. Ils étudièrent les origines de la richesse, les conditions du travail, de l'industrie et du commerce, et les systèmes d'impôts. Les plus célèbres furent Quesnay et Gournay et l'Écossais Adam Smith.

Quesnay et Gournay.
Ayant passé sa jeunesse à la campagne, Quesnay (1694-1774), premier médecin de Louis XV, estimait que l'agriculture était la seule source de la richesse. Gournay (1712-1759), un commerçant, la faisait dériver de l'industrie. L'un et l'autre avaient constaté que les douanes multipliées, les tarifs protecteurs, les règlements des corporations entravaient l'activité de l'agriculteur et de l'industriel. Ils résumaient leurs observations dans deux formules analogues : « Ne pas trop gouverner
ne point réglementer », disait Quesnay. - « Laisser faire, laisser passer », disait Gournay. L'un et l'autre concluaient en matière économique à un régime de liberté.

Quesnay et Gournay eurent de nombreux disciples; deux furent des esprits supérieurs qui dépassèrent leurs maîtres, en France Turgot, en Angleterre Adam Smith. 

Turgot.
Turgot est un théoricien original et profond, mais son principal mérite est d'avoir appliqué les idées nouvelles, d'abord pendant quinze ans dans son intendance du Limousin, puis d'une façon plus éclatante quand il fut ministre de Louis XVI

Adam Smith.
Adam Smith, professeur à Glasgow, donna dans son traité célèbre, la Richesse des Nations (1776), l'exposé le plus complet, le plus clair et le plus savant des nouvelles doctrines économiques. Elargissant les doctrines antérieures, il établit que la vraie source de toute richesse, c'était le travail sous toutes ses formes; mais comme les économistes français, il concluait pratiquement que le meilleur moyen d'accroître le bien-être général était de laisser à l'agriculture, à l'industrie et au commerce la plus large liberté.
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Turgot.
Diderot.
D'Alembert.
Turgot. Diderot. D'Alembert.

La diffusion des Lumières

Les philosophes et les économistes eurent une influence énorme, non pas sans doute sur le peuple, trop ignorant et généralement illettré, mais sur les classes instruites, en particulier sur la bourgeoisie. En Italie, où, comme on l'a vu, le terrain avait été préparé par Vico, on a Beccaria, disciple de Montesquieu. En Espagne, plusieurs «-afrancesados », Jovellanos, Feijoo, Aranda, etc., se trouvent au plus près du pouvoir. En Allemagne, on pourra citer Frédéric II, Moïse Mendelssohn, Lessing, Herder, et quelques autres.

Pour répandre les idées nouvelles, comme il n'y avait pas encore de grands journaux politiques, ils se servirent du théâtre, des livres et des brochures anonymes, dont le succès était d'autant plus grand que le Parlement les poursuivait ou que la police les saisissait. Voltaire surtout excella à ce jeu. En sûreté à Ferney, il lança une multitude de libelles satiriques, tantôt signés de noms connus, tantôt signés de noms imaginaires, tous dirigés contre le despotisme ou contre l'Église.

L'Encyclopédie.
A la même époque, la publication de l'Encyclopédie servait puissamment la propagande des philosophes et des économistes. L'Encyclopédie fut, d'après les termes mêmes du prospectus qui l'annonçait, « un tableau général des efforts de l'esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles », un dictionnaire universel, où l'on trouvait des renseignements sur la fabrication du fard, aussi bien que des études sur les organisations politiques, les religions, etc. La publication fut entreprise par Diderot, un philosophe (1713-1784), aidé de D'Alembert, un mathématicien (1717-1783) ; ils eurent pour collaborateurs à peu près tous les écrivains, les savants connus et les hommes les plus compétents en toutes matières. Voltaire, Montesquieu, Turgot, leur donnèrent des articles.

L'Encyclopédie ne parut pas sans difficultés. Elle fut interdite à deux reprises, et pendant huit ans Diderot ne put rien publier. Commencée en 1751, la publication était achevée en 1772 : elle comprenait vingt-huit volumes. Les idées qui avaient présidé à sa composition et qu'elle vulgarisa pouvaient ainsi se résumer : les encyclopédistes voulaient la liberté individuelle, la liberté de penser, d'écrire et d'imprimer; la liberté commerciale et industrielle; ils voulaient la guerre aux idées religieuses, considérées comme un obstacle à la liberté.

Les salons.
Les idées nouvelles se répandirent aussi par les salons tenus pas des femmes - à qui il n'était pas laissé beaucoup d'autres moyens de participer au mouvement des idées - où à jour fixe les écrivains, les gens du monde se trouvaient réunis, et où l'on avait l'équivalent des conférences modernes. C'est dans les salons que se forma une puissance nouvelle, qui n'existait pas au XVIIe siècle, l'opinion publique.

Les salons philosophiques les plus importants furent ceux de Mme Geoffrin, de Mme du Deffand, et de Mlle de Lespinasse.

Mme Geoffrin.
Mme Geoffrin était une riche bourgeoise; elle donnait deux dîners par semaine, le lundi pour les artistes et le mercredi pour les hommes de lettres : on y voyait Diderot, d'Alembert, Marmontel, d'Holbach. C'était le salon des Encyclopédistes. Mme Geoffrin était une femme sensée et hospitalière; on l'appelait « la bonne Mme Geoffrin ». Elle présidait aux réunions avec dignité et aussi avec prudence, arrêtant les conversations qu'elle jugeait trop libres et trop audacieuses.

Mme du Deffand.
Le salon rival de Mme du Deffand était plus aristocratique on y recevait avec les écrivains quelques grands seigneurs. Mme du Deffand était une femme d'esprit; devenue aveugle à l'âge de quarante ans, elle cherchait à se distraire dans la société des hommes de talent. Elle ouvrit son salon (Couvent de Saint-Joseph) aux hommes de lettres du jour. Tendances très libérales, nullement religieuses. (Toutefois Rousseau ne faisait pas partie de ce cénacle.). On l'appelait « la femme Voltaire » à cause de son esprit, ou encore  « l'aveugle clairvoyante ».  Ses intimes étaient Mme de Staël, Voltaire, Necker, Hume. Tout en aimant la compagnie des philosophes elle les jugeait avec beaucoup de sévérité : elle disait du livre de Montesquieu, l'Esprit des lois-: 

« C'est de l'esprit sur les lois. »
Mme du Deffand avait un caractère difficile : ses démêlés avec son amie, Mlle de Lespinasse, sont restés fameux.

Mlle de Lespinasse.
Mlle de Lespinasse était une jeune fille pauvre, d'abord lectrice de Mme du Deffand. Comme sa maîtresse était devenue jalouse d'elle, elle dut la quitter et ouvrit un nouveau salon où elle attira plusieurs des habitués des réceptions de Mme du Deffand, notamment d'Alembert. Ce salon était plus éclectique, plus jeune que l'autre. Il fut bientôt très fréquenté et devint comme l'antichambre de l'Académie. Chaque jour, de cinq heures à neuf heures du soir, elle recevait les écrivains célèbres et les laissait causer fort librement.

Mme d'Epinay, Mme Necker.
Les philosophes trouvèrent aussi chez de riches financiers asile et protection. Mme d'Épinay, épouse d'un fermier général, amie de Grimm, de Diderot, de Voltaire, logea Jean-Jacques Rousseau dans une de ses maisons de campagne, l'Ermitage. Les Encyclopédistes fréquentaient les salons de deux financiers écrivains, le baron allemand d'Holbach surnommé « le maître d'hôtel de la Philosophie » et Helvétius dont les livres firent scandale et furent condamnés. C'est dans le salon de Mme Necker (auteur de Mélanges et de Lettres), l'épouse du célèbre banquier genevois, qu'en 1770 on ouvrit une souscription pour élever une statue à Voltaire vivant.

Mme Roland.
Jeanne Roland de la Plâtière (1754-1793) ouvrit son salon aux Girondins, au début de la Révolution. C'était là plutôt un club politique, où la littérature, en somme, n'occupait que le second rang. Elle mourut sur l'échafaud en 1793, après avoir écrit, en prison, des Mémoires intéressants.

Mme Vigée-Lebrun.
Peintre distinguée, Mme Lebrun (1755-1842) s'occupait aussi de littérature, et son salon était fort couru, surtout à l'époque de la Révolution.

Le gouvernement et l'opinion.
Tandis que Philosophes, Économistes, Encyclopédistes, concluaient uniformément à la nécessité de réformes, le désordre des finances, les humiliations de la politique extérieure, les caprices de l'arbitraire faisaient éclater aux yeux de tous les vices de la monarchie. Ils irritaient l'opinion contre un gouvernement étroitement attaché aux vieux errements de l'absolutisme, et creusaient un profond abîme entre le peuple et le roi et son entourage. 

« Le gouvernement n'est plus estimé ni respecté, écrivait d'Argenson, dès 1751, et qui pis est, il fait tout ce qu'il faut pour se perdre. Le clergé, le militaire, les parlements, le peuple haut et bas, tout murmure, se détache du gouvernement et a raison. »
« La cour et la nation, écrivait-il encore en 1753, sont trop loin de compte pour qu'elles se raccommodent; chaque jour, chaque démarche augmente l'aliénation de ces deux ennemis.  »

« Un miracle seul peut nous tirer du bourbier où nous barbotons, écrivait un ministre, Bernis, à un autre ministre, Choiseul. Notre système se découd par tous les bouts. »

Le sentiment de l'iniquité des privilèges se répandait dans toutes les classes.
« Pourquoi conserver si bien la noblesse, disait d'Argenson, qui n'est que la rouille du gouvernement, les frelons de la ruche qui mangent tout le miel sans l'avoir fabriqué? Dans le peuple, chez les paysans, on commençait à se demander « Pourquoi est-ce que ce sont les riches qui payent le moins, et les pauvres qui payent le plus? Est-ce que chacun ne doit pas payer selon son pouvoir?  »
Le peuple d'autre part prenait conscience de sa force :
« Si l'on ne diminue pas le prix du pain, disait-on dans les rues de Paris en 1770, et si l'on ne met ordre aux affaires de l'État, nous saurons bien prendre un parti, nous sommes vingt contre une baïonnette. »
Beaucoup, surtout parmi les gens éclairés, prévoyaient une prochaine catastrophe.
« L'opinion chemine, monte, grandit,disait d'Argenson, ce qui pourrait commencer une Révolulion Nationale. » 
Et Voltaire écrivait : 
« Tout ce que je vois, jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement. Elle éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage!  »

Le despotisme éclairé

L'influence française en Europe.
Ce n'était pas seulement la France, mais toute l'Europe qui était travaillée par l'esprit nouveau. Car le goût, les moeurs et les idées françaises, après s'être nourries des idées et de l'esprit de liberté venus d'Angleterre, ont exercé au XVIIIe siècle une influence incomparable, et séduit l'Europe entière.

Dans tous les pays, la bonne société parle français. L'Académie de Berlin, en 1784, proposa comme sujet de concours cette question : « Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle? » Le roi de Prusse, Frédéric Il, spirituel correspondant de Voltaire, peut être même considéré comme un des bons écrivains français du siècle. La tsarine Catherine II correspond aussi en français avec Diderot et Voltaire, et écrit des comédies en français. On pourrait nommer à leur suite presque tous les souverains, le roi de Pologne Stanislas Poniatowski, le roi de Suède Gustave III, d'autres encore.

Tous les étrangers notables étaient attirés à Paris par l'éclat de la vie mondaine et des réputations littéraires et artistiques. Eux aussi fréquentaient chez Mme Geoffrin, Mme du Deffand et Mlle de Lespinasse. Loin de Paris, ils s'efforçaient de participer encore à la vie parisienne. Ils restaient en correspondance avec leurs amis français qui leur envoyaient des nouvelles diverses de Paris, ou bien encore ils les faisaient venir chez eux. On vit ainsi les philosophes et les artistes français voyager dans toute l'Europe, allant d'une cour à l'autre : Voltaire allait à Potsdam chez le roi de Prusse et Diderot à Pétersbourg chez Catherine II. Mme Geoffrin elle-même rendait visite en Pologne à l'un de ses habitués, le roi Stanislas Poniatowski, celui qui l'appelait « maman »: et passant à Vienne, cette bourgeoise était reçue en grande cérémonie par les princes et les ministres.

Des despotes éclairés.
Parmi ces hommes d'État admirateurs de la philosophie française, il y en eut qui voulurent mettre en action le programme des Philosophes, et qui s'efforcèrent de gouverner d'après la raison et en vue du bien public. Leur intention était d'établir le règne des « lumières » : mais, comme en même temps ils prétendaient l'imposer à leurs peuples bon gré mal gré, sans admettre de résistances, on a donné au régime qu'ils ont institué le nom de despotisme éclairé.

Au Portugal Pombal, ministre tout puissant pendant plus de vingt-cinq ans, de 1750 à 1777, accomplit une oeuvre remarquable. Il est célèbre surtout par la lutte qu'il soutint contre les jésuites qui jusqu'alors étaient les vrais maitres du pays. Il finit par confisquer leurs biens et les embarqua tous de force sur des navires qui les conduisirent à Civita Vecchia, dans les États du Pape. Puis il remplaça les écoles des Jésuites par des écoles laïques, primaires et secondaires; et il s'efforça de développer l'enseignement, surtout l'enseignement des sciences.

En Espagne, les ministres de Charles III (1753-1788), d'Aranda, Campomanès, Cabarrus, Florida Blanca luttèrent aussi contre les Jésuites et contre l'Inquisition. Pour relever le commerce ruiné, ils adoptèrent le programme des économistes, le libre-échange. Les monopoles commerciaux furent supprimés : tous les Espagnols purent faire librement le commerce avec les colonies.

Au Danemark, le ministre de Christian VII, Struensee, entama une réforme énergique de l'Etat en prenant pour modèle le despotisme éclairé de Frédéric II.

En Toscane, l'archiduc Léopold d'Autriche supprima toutes les dépenses de cour, abolit la torture et l'Inquisition. On a vu que les deux grands souverains du XVIIIe siècle, Catherine II et Frédéric II, ont pratiqué aussi, dans une certaine mesure, le despotisme éclairé. Catherine II, il est vrai, ne s'est guère servie de la philosophie que comme d'une réclame pour gagner les éloges des écrivains français; elle était peu convaincue-

« Avec vos grands principes, écrivait-elle à Diderot dans un moment de sincérité, on ferait de beaux livres et de mauvaise besogne. »
Du moins elle établit la tolérance religieuse; elle s'amusait à réunir dans un banquet annuel les ministres des différents cultes. Quant à Frédéric II, lui aussi n'usait de la philosophie qu'avec modération : il fut plutôt comme souverain le disciple du Roi-sergent et du Grand-Electeur que de Voltaire ou Diderot. Cependant il toléra toutes les religions, il essaya de développer l'instruction, il abolit la torture, et tout en exigeant l'obéissance aveugle à ses ordres, il accorda à ses sujets la plus entière liberté de parole et de presse :
« Mon peuple et moi, disait-il, nous avons fait un arrangement; il peut dire tout ce qui lui plaît, et je peux faire tout ce qui me plaît. »
Joseph II.
Mais le type le plus parfait du despote éclairé, c'est l'empereur Joseph II (1780-1790) le fils et le successeur de Marie-Thérèse d'Autriche. Les dix années de son règne furent entièrement consacrées à des tentatives de réformes qui lui étaient dictées par «-la raison » un mot que Joseph avait sans cesse à la bouche.  Malheureusement, autoritaire et absolu, il voulut imposer ces réformes aux peuples divers de la monarchie autrichienne, sans tenir compte de leurs sentiments, de leurs traditions, de leurs habitudes séculaires. Aussi se heurta-t-il à une résistance invincible.

Joseph II tenta une triple réforme, sociale, politique, religieuse. « Au nom de la raison et de l'humanité », il abolit le servage « contraire à la dignité et à la liberté humaines ». Il proclama l'égalité de tous ses sujets devant la loi et devant l'impôt. Frédéric II, jamais avare de cynisme, disait à ce sujet :

« Cela arrangeait sa philosophie et son trésor ». 
Ses réformes politiques eurent pour objet de faire l'unité de la monarchie autrichienne, composée d'États différents de langues, d'origines et d'institutions, et d'assurer partout l'autorité absolue du souverain comme en France. Comme il était empereur d'Allemagne, comme les habitants des États héréditaires étaient en majorité allemands, il voulut faire de ses États un État allemand. L'allemand devint la langue officielle imposée aux Hongrois, aux Tchèques, aux Croates, aux Italiens. Les Hongrois ayant protesté, Joseph II répondait :
« Toute représentation soit s'appuyer sur des arguments irréfutables tirés de la raison. Si le royaume de Hongrie était la plus importante de mes possessions, je n'hésiterais pas à imposer sa langue aux autres pays. »
Il abolit toutes les anciennes autorités locales et imposa à toutes les parties de la monarchie un même régime administratif et des fonctionnaires nommés par lui.

Souverain catholique et croyant, il publia un édit de tolérance qui garantissait la liberté de culte aux non-catholiques et leur donnait accès à tous les emplois. Cette tolérance n'était cependant pas universelle. Joseph II y apportait des restrictions tirées de sa raison. Comme il existait en Bohème parmi les paysans une secte de Déistes, l'empereur envoyait à leur sujet l'instruction suivante :

«  Si un homme ou une femme vient se faire inscrire comme déiste au sécrétariat du cercle, il faut lui administrer immédiatement vingt-quatre coups de bâton, non parce qu'il est déiste, mais parce qu'il prétend être quelque chose qu'il ne comprend pas. »
Les plus importantes parmi les réformes religieuses eurent pour objet d'accroître l'autorité du souverain sur l'Église et de placer le clergé sous sa main. Comme il y avait en France une Église gallicane, Joseph Il essaya de faire une Église autrichienne qui serait soumise au pape pour le dogme, mais dont le personnel dépendrait entièrement de lui : c'est ce qu'on appela le Joséphisme. Il obligea donc les évêques nouvellement institués à lui prêter serment avant de prêter serment au pape. Il interdit qu'aucune bulle pontificale fût publiée dans ses États sans son assentiment préalable. En outre deux mille couvents furent fermés, et leurs biens confisqués furent employés à la fondation de séminaires pour le recrutement du clergé, et à la création de plus de quinze cents cures dans les campagnes.

Ces réformes hâtives et radicales provoquèrent de violentes protestations dans toute la monarchie et finalement un vif mouvement de résistance en Hongrie, et un soulèvement des Belges dans les Pays-Bas. Joseph II dut révoquer dans ces deux pays toutes ses ordonnances de réformes (1790), mais il ne put maîtriser la révolution belge. Il mourut découragé peu de temps après, au moment même où, en France, l'Assemblée Constituante entreprenait, au nom de la souveraineté nationale, une oeuvre analogue à la sienne.

Les Lumières et la révolution française.
On doit aussi aux Lumières les grandes réformes morales et sociales introduites dans le monde par la Révolution française. Tous les philosophes des Lumières ont pressenti ce grand bouleversement. Bien peu l'ont désirée, à commencer par Voltaire, très novateur ou plutôt « négateur » en religion, très conservateur en politique. Ce dont nul ne doute, c'est de l'influence de Rousseau sur Robespierre et, par Mme Roland, sur certains chefs du parti girondin. L'influence de Diderot sur Danton affirmée par Jules Michelet dans une phrase célèbre : « De Diderot jaillit Danton » est plus incertaine. Mais (encore que ce n'en fut peut-être pas une suite nécessaire), comme le mouvement de 1793 eût été impossible sans celui de 1789, il reste à se demander duquel des « philosophes » procède la majorité des Constituants. Et l'on pense inévitablement à Montesquieu. Faut-il maintenant remonter au delà du siècle de Louis XIV, et chercher jusque dans l'esprit cartésien les premiers vestiges de cet esprit rénovateur et révolutionnaire qui, ne voulant rien tenir du passé, entend tout remanier en bloc? Qu'il y ait de Descartes dans la Déclaration des droits de l'homme, de « l'homme » (et non du Français), plusieurs l'ont soutenu et le soutiendront encore. 

Quant aux excès et aux crimes de cette Révolution, ils furent, non les applications, mais au contraire la violation la plus flagrante des principes posés par les philosophes.

« Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, qui a été l'un des caractères les plus étranges de la Révolution française, ne surprendra personne, si on fait attention que cette Révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la nation et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. » (De Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution, III, VIII.).
 (A. Malet).
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