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Pierre Loti

Louis Marie Julien' Viaud, dit Pierre Loti est un littérateur  né à Rochefort le 14 janvier 1850, mort en 1923 à Hendaye, d'une des anciennes familles protestantes du pays. II fit ses études à Rochefort, entra en 1867 dans la marine, et fit ses premières campagnes dans le Pacifique : aspirant en 1870, enseigne en 1873 et lieutenant de vaisseau en 1881. Il avait fait la campagne du Tonkin et fut mis en disponibilité pendant quelques mois pour avoir publié dans le Figaro une correspondance sur les actes de cruauté des soldats français lors de la prise de Hué (1883). Il a publié, sous le nom de Pierre Loti, des histoires d'amour exotiques, qui se déroulent dans les différentes parties du monde, à Tahiti, au Sénégal, en Turquie, au Maroc, au Japon, etc. La puissance de son talent descriptif et la sincérité pénétrante de son accent personnel, auquel une certaine monotonie ne fait pas tort, lui ont valu de bonne heure une très grande réputation. En 1894, il a été nommé membre de l'Académie française.
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Loti.
Pierre Loti, par le Douanier Rousseau.

Il a publié : Aziyade (Stamboul, 1876-1877); Rarahu, idylle polynésienne (1880, republiée en 1882 sous le titre de Mariage de Loti) ; le Roman d'un spahi (1881) qui nous entraîne dans le brûlant Sénégal; Fleurs d'ennui, d'un gracieux pessimisme (1882); Mon Frère Yves (1883); les Trois Dames de la Kasbah (1884); Pêcheurs d'Islande (1886, trad. en allemand par la reine Elisabeth de Roumanie), un de ses meilleurs romans; Madame Chrysanthème (1887), évocation du Japon d'autrefois; Japoneries d'automne (1889); Au Maroc (1890); le Roman d'un enfant (1890); le Livre de la pitié et de la mort (1891); Fantôme d'Orient (1892); l'Exilée (1893); le Désert (1895); Jérusalem (1895); la Galilée (1895); Pages choisies (1896); Ramuntcho (1897), qui situe son action au pays basque, avec sa lune « plus vieille qu'ailleurs » au-dessus de ses « millénaires montagnes »; Reflets sur la sombre route (1898),  L’Inde sans les Anglais (1902), Vers Ispahan (1904). 
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A l'inscription maritime

« Un jour de la première quinzaine de juin, comme la vieille Yvonne rentrait chez elle, des voisines lui dirent qu'on était venu la demander de la part du commissaire de l'inscription maritime.

C'était quelque chose concernant son petit-fils, bien sûr; mais cela ne lui fit pas du tout peur. Dans les familles des gens de mer, on a souvent affaire à l'Inscription; elle donc, qui était fille, femme, mère et grand-mère de marin, connaissait ce bureau, depuis tantôt soixante ans... Sachant ce qu'on doit à M. le commissaire, elle fit sa toilette, prit sa belle robe et une coiffe blanche, puis se mit en route sur les deux heures.
Trottinant assez vite et menu dans ces sentiers de falaises, elle s'acheminait vers Paimpol, un peu anxieuse tout de même, à la réflexion, à cause de ces deux mois sans lettres...

Le gai temps de juin souriait partout autour d'elle. Sur les hauteurs pierreuses, il n'y avait toujours que les ajoncs aux fleurs jaune d'or; mais dès qu'on passait dans les bas-fonds abrités contre l'âpre vent de mer, on trouvait tout de suite la belle verdure neuve, les haies d'aubépine fleurie, l'herbe haute et sentant bon... Autour des hameaux croulants aux murs sombres, il y avait des rosiers, des oeillets, des giroflées et jusque sur les hautes toitures de chaume et de mousse, mille petites fleurs qui attiraient les premiers papillons blancs... Et tout cela, qui est sans âme, continuait de sourire à cette vieille grand-mère qui marchait de son meilleur pas pour aller apprendre la mort de son dernier petit-fils. Elle touchait à l'heure terrible où cette chose, qui s'était passée si loin sur la mer chinoise, allait lui être dite; elle faisait cette course sinistre que Sylvestre, au moment de mourir, avait devinée et qui lui avait arraché ses dernières larmes d'angoisses : sa bonne vieille grand-mère, mandée à l'Inscription de Paimpol pour apprendre qu'il était mort! Il l'avait vue très nettement passer, sur cette route, s'en allant bien vite, droite, avec son petit châle brun, son parapluie et sa grande coiffe. Et cette apparition l'avait fait se soulever et se tordre avec un déchirement affreux, tandis que l'énorme soleil rouge de l'Équateur qui se couchait magnifiquement, entrait par le sabord de l'hôpital pour le regarder mourir...

En approchant de Paimpol, elle se sentait devenir plus inquiète, et pressait encore sa marche.

La voilà dans la ville grise, dans les petites rues de granit, donnant le bonjour à d'autres vieilles, ses contemporaines, assises à leur fenêtre. Intriguées de la voir, elles disaient : « Où va-t-elle comme ça si vite, en robe du dimanche, un jour sur semaine? »

M. le commissaire de l'Inscription ne se trouvait pas chez lui. Un petit être très laid, d'une quinzaine d'années, qui était son commis, se tenait assis à son bureau. Étant trop mal venu pour faire un pêcheur, il avait reçu de l'instruction et passait ses jours sur cette même chaise, en fausses manches noires, grattant son papier.

Avec un air d'importance, quand elle lui eut dit son
nom, il se leva pour prendre, dans un casier, des pièces timbrées.

Il y en avait beaucoup... Qu'est-ce que cela voulait dire? Des certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni par la mer, tout cela ayant comme une odeur de mort...

Il les étalait devant la pauvre vieille, qui commençait à trembler et à voir trouble. C'est qu'elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud écrivait pour elle à son petit-fils, et qui étaient revenues là, non décachetées... Et ça s'était passé ainsi vingt, ans auparavant pour la mort de son fils Pierre : les lettres étaient revenues de la Chine chez M. le commissaire qui les lui avait remises...

Il lisait maintenant d'une voix doctorale : « Moan, Jean-Marie-Sylvestre, inscrit à Paimpol, folio 213, numéro matricule 2091, décédé à bord du Bien-Hoa, le 14... »

- Quoi?... Qu'est-ce qui lui est arrivé, mon bon monsieur?

- Décédé!... Il est décédé, reprit-il; 

Mon Dieu! il n'était sans doute pas méchant ce commis; s'il disait cela de cette manière brutale, c'était plutôt manque de jugement, inintelligence de petit être incomplet. Et voyant qu'elle ne comprenait pas ce beau mot, il s'exprima en breton :

- Marw éo!...

- Marw éo!... (II est mort). Elle répéta après lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre écho fêlé redirait une phrase indifférente.

C'était bien ce qu'elle avait à moitié deviné, mais cela la faisait trembler seulement; à présent que c'était certain, ça, n'avait plus l'air de la toucher. D'abord sa faculté de souffrir s'était vraiment un peu émoussée, à force d'âge, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le moment dans sa tête, et voilà qu'elle confondait cette mort avec d'autres; elle en avait tant perdu, de fils!... Il lui fallut un instant pour bien entendre que celui-ci était son dernier, si chéri, celui à qui se rapportaient toutes ses prières, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensées déjà obscurcies par l'approche sombre de l'enfance...

Elle éprouvait une honte aussi à laisser paraître son désespoir devant ce petit monsieur qui lui faisait horreur : est-ce que c'était comme ça qu'on annonçait à une grand-mère la mort de son petit-fils!... Elle restait debout, devant ce bureau, raidie, torturant les franges de son châle brun avec ses pauvres vieilles mains gercées de laveuse.

Et comme elle se sentait loin de chez elle!... Mon Dieu, tout ce trajet qu'il faudrait faire, et faire décemment, avant d'atteindre le gîte de chaume où elle avait hâte de s'enfermer, - comme les bêtes blessées qui se cachent au terrier pour mourir. C'est pour cela aussi qu'elle s'efforçait de ne pas trop penser, de ne pas encore trop bien comprendre, épouvantée surtout d'une route si longue.

On lui remit un mandat pour aller toucher, comme héritière, les trente francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre; puis les lettres, les certificats et la boîte contenant la médaille militaire. Gauchement, elle prit tout cela avec ses doigts qui restaient ouverts, le promena d'une main dans l'autre, ne trouvant plus ses poches pour le mettre.

Dans Paimpol, elle passa tout d'une pièce et ne regardant personne, le corps un peu penché comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de sang à ses oreilles; et se hâtant, se surmenant comme une pauvre machine déjà très ancienne qu'on aurait remontée à toute vitesse pour la dernière fois, sans s'inquiéter d'en briser les ressorts.

Au troisième kilomètre, elle allait toute courbée en avant, épuisée; de temps à autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans la tête un grand choc douloureux. Et elle se dépêchait de se terrer chez elle, de peur de tomber et d'être rapportée. »
 

(P. Loti, extrait de Pêcheurs d'Islande).

Dès ses premiers romans, l'effet produit fut magique il semblait que les grands souffles du romantisme rentraient dans la littérature: on se souvenait de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. La plupart de ces descriptions sont devenues des classiques (par exemple « la tempête » dans Pêcheurs d'Islande, un « cimetière turc » dans les Désenchantées) ; elles sont écrites dans la langue la plus simple, avec des mots de tout le monde, en une prose musicale, rythmée sur la sensation même; elles sont moins des descriptions que des suggestions : de là leur puissance d'évocation.

En ces paysages apparaît une humanité - Chinois, Japonais, Turcs; Orientaux - à l'âme élémentaire et indéchiffrable; Loti laisse ses lecteurs incertains et inquiets devant ce qu'il appelle « l'impénétrabilité » des cultures et des âmes. 

C'est peut-être qu'il ne connaît bien qu'une âme, la sienne. Comme Chateaubriand, il est le héros de tous ses livres, et il se peint au centre de tous des tableaux. Son âme est celle d'un romantique que le progrès des idées modernes et des connaissances scientifiques aurait encore affinée : âme de désir qu'aucun amour, aucune beauté ne satisfait et ne retient ; âme hantée par l'obsession de la mort universelles et par la sensation sans cesse renouvelée de l'écoulement des choses; âme au fond au fond désespérée par l'énigme humaine, et qui cherche dans le spectacle des plus belles visions, ou dans la sensation fuyante des exaltations amoureuses, le « divertissement » dont parle Pascal... 

A la fois peintre et poète, il fait vivre et étinceler les formes et, les couleurs, en même temps qu'il exprime l'âme des choses. Ses romans exotiques ont un charme de sensualité légère ou profonde (le Mariage de Loti, le Roman d'un spahi). On considère en général comme son chef-d'oeuvre ses deux romans marins bretons (Mon Frère Yves et Pêcheurs d'Islande). La puérilité de sa philosophie littéraire est particulièrement apparente dans ses derniers livres qui sentent la monotonie et le procédé, malgré des pages encore exquises. (Ph. B.).



En librairie - Oeuvres de P. Loti : Pêcheurs d'Islande (prés. D. Leuwers), Gallimard, coll Folio, 1988; Le roman d'un enfant (prés. Br. Vercier), Gallimard, coll Folio, 1999; Ramuntcho (prés. P. Besnier), 1990; Aziyadé (prés. B. Vercier), Garnier-Flammarion, 1993; Voyages, 1872-1913 (prés. Cl. Martin), Robert Laffont, coll. Bouquins, 1984.

Yves La Praire, Le vrai visage de Pierre Loti, Ancre de marine, 2001; Collectif (Interférences), Loti en son temps: Colloque de Paimpol, 1993, Presses universitaires de Rennes, 1998; Suzanne Lafont, Suprêmes clichés de Loti, Presses universitaires du Miral, 1994; Alain Buisine, Pierre Loti, l'écrivain et son double, Jules Tallandier, 1998.

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