| Alain René Lesage est un romancier et auteur dramatique né à Sarzeau (Morbihan) le 13 décembre 1668, mort à Boulogne-sur-Mer le 17 novembre 1747. Il perdit de bonne heure son père qui était avocat et notaire à la cour royale de Rhuys. Élevé au collège des jésuites de Vannes, et devenu orphelin à quatorze ans, il fit une partie de ses classes en Bretagne. Mais il ne s'y tint pas longtemps et vint à Paris en 1692 pour continuer ses études de philosophie et de droit; il se fit alors inscrire sur la liste des avocats au parlement. La petite fortune que lui avait laissée son père se trouva par malheur presque entièrement dissipée par son tuteur, et Lesage se trouvait disposer de très maigres ressources : toute sa vie il devait rester dans cette gêne. Le 28 septembre 1694, il se maria cependant, épousant une jeune fille jolie, mais sans fortune, Marie-Elisabeth Huyard, à laquelle il resta constamment attaché, préférant la tranquillité de la vie familiale aux plaisirs et aux agitations du monde; il vécut paisiblement dans sa maison du faubourg Saint-Jacques, au milieu du cercle de ses quatre enfants, on assis au fond de son petit jardin dans ce cabinet d'été où il écrivait Gil Blas pour la postérité. Cependant les besoins auxquels il devait subvenir ne lui permettaient plus de suivre la profession peu fructueuse d'avocat, en même temps que son goût personnel le poussait vers la littérature. Il s'y adonna dès lors avec un succès médiocre au début, puis très éclatant. Il débuta par une traduction des Lettres galantes d'Aristénète, le sophiste grec; l'accueil du public ne fut pas encourageant. Mais le pauvre auteur eut sur ces entrefaites la bonne fortune de gagner l'amitié de l'abbé de Lyonne qui lui fit une petite pension de six cents livres, laquelle lui permit de chercher plus librement sa voie. En même temps, l'abbé de Lyonne, qui était passionné pour la littérature espagnole, apprit cette langue à son ami, et lui fit connaître les romans picaresques espagnols, source précieuse à laquelle Lesage devait emprunter le cadre de ses premiers romans et d'un grand nombre de ses pièces. Il tenta d'abord le théâtre et traduisit librement on adapta le Traître puni, comédie de Francisco de Rojas, ainsi que le Point d'honneur qui fut joué au Théâtre-Français en 1702 (puis repris en 1725); il n'eut d'abord que deux représentations. Vers la même époque, il imita, dans Don Félix de Mendoce, une comédie de Lope de Vega. En 1704, il s'avisa de traduire cette suite de la première partie du Don Quichotte due à Argensola ou Aliaga et qui, parue en 1614 sous le pseudonyme d'Avellaneda, avant la seconde partie de Don Quichotte authentique, avait inspiré tant de colère à Cervantes. La traduction de Lesage est d'ailleurs très peu fidèle et agréablement modifiée; le public fit enfin un excellent accueil à notre auteur, et sa traduction eut quatre éditions successives. Lesage revint aussitôt au théâtre espagnol et adapta une comédie de Calderon, sous le titre de Don César des Ursins. Ce nouvel essai n'obtint pas le succès qu'en espérait l'auteur. Il composa alors sa première pièce originale, comédie en un acte intitulée Crispin rival de son maître, pleine de vivacité, de cette verve comique et profonde qui a fait de Lesage le véritable successeur de Molière. Ce dialogue serré, si naturel, si vivant, révélait la maîtrise du nouveau venu et montrait bien la nature originale de son talent. Lesage donna ensuite un roman imité de I'espagnol : le Diable boiteux, oeuvre qui eut un très grand succès. Le plan précis a été emprunté au roman El Diable cojuelo de Luis Velez de Guevara, les personnages même portent en partie les mêmes noms : mais cette similitude apparente voile à peine l'extrême originalité de l'auteur français. Manquant peut-être un peu de l'imagination précise du romancier, ou bien trop paresseux pour chercher à établir lui-même le cadre où doivent évoluer ses personnages, Lesage leur prête mille observations piquantes et neuves, un caractère ineffaçable, des aventures où ses contemporains retrouvaient avec beaucoup de plaisir Ninon de Lenclos, Dufresny, Baron, etc. La portée de l'oeuvre est tout autre que dans le roman qu'il imite; sur les vingt et un chapitres du Diable boiteux, deux et demi seulement sont empruntés à Guevara. Ce roman, qui est une véritable chronique, charma les contemporains. En même temps, toujours docile aux conseils du parterre, Lesage, averti par le succès de Crispin du goût du public pour les petites pièces, présenta aux comédiens, coup sur coup, deux petits actes : les Étrennes qui ne furent pas jouées - heureux refus, puisque c'est de cet acte qu'il tira Turcaret, et la Tontine (1708). Encouragé par le grand accueil fait au Diable boiteux, Lesage se reprit au théâtre et donna son ouvre la plus complète dans ce genre, Turcaret, comédie en cinq actes, satire des traitants, les hommes d'argent de l'époque. Cette pièce très forte, et qui obtint un franc succès, rencontra une très vive opposition auprès des financiers qu'elle blessait au vif, et suscita mille ennuis à l'auteur. Les comédiens refusèrent même de la jouer; il fallut l'ordre du dauphin, fils de Louis XIV, pour en obtenir la représentation, le 13 octobre 1708. On a dit que le parterre fit échec à Turcaret, parce que la pièce n'eut que sept représentations l'année où elle fut jouée pour la première fois mais il ne faut pas oublier que détail alors une très honnête moyenne et savoir que la pièce fit à sa septième représentation une recette de 653 livres 4 sols; or, pour tomber dans les règles et disparaître de la scène, une pièce devait baisser à 500 livres en hiver et 300 livres en été. En réalité ce furent la mauvaise volonté des comédiens et les intrigues des financiers qui firent abandonner Turcaret. Cependant on priait beaucoup l'auteur de venir lire sa pièce dans les salons : on conte à cette occasion une anecdote qui peint bien la liberté du caractère de Lesage: comme il devait lire Turcaret devant une brillante assemblée chez la duchesse de Bouillon, il s'attarda et, trouvant qu'on lui faisait mauvais visage à son entrée, il refusa de lire et s'en alla. Quoi qu'il en soit, il se rebuta de toutes les difficultés qu'il avait rencontrées pour faire jouer sa pièce et, pressé peut-être aussi par les nécessités de la vie au jour le jour, il cessa de faire effort pour composer de véritables pièces de théâtre. Il se contenta dorénavant de construire en quelques heures de petites pièces pour le théâtre de la Foire : ce fut sa grande ressource pendant plus de vingt années. Il recueillit lui-même les morceaux qu'il préférait et les publia, mêlés à quelques essais d'autres auteurs, dans les dix volumes du Théâtre de la Foire, parus en 1737. Ces pièces sont naturellement soumises aux lois du genre : on y rencontre surtout des arlequins, des colombines, des pierrots et des scaramouches (Arlequinades); les caractères sont étudiés un peu sommairement, et l'auteur sacrifie au goût du public. Un reproche plus sérieux qu'on lui a fait souvent, c'est l'obscénité un peu forte des plaisanteries; les équivoques y sont fort libertines, et la rime avertit le lecteur de substituer les mots propres, c. -à-d. les gros mots. Pourtant ces pièces, au nombre d'une centaine environ, sont souvent naturelles, le dialogue y est vif et alerte, et la satire parfois très neuve et forte. C'est dans un autre genre qu'il faut chercher le plein épanouissement du talent de Lesage; en 1715 il publia les deux premiers volumes de Gil Blas de Santillane qui reste son chef-d'oeuvre et l'un des plus originaux romans de la langue française. Le troisième volume de Gil Blas ne parut que neuf années après les deux premiers, en 1724, et le dernier attendit encore onze ans (1735). Ce long intervalle entre les différentes parties de son roman favori s'explique toujours par les difficultés que Lesage rencontrait à gagner sa vie; il bâclait une série de romans auxquels il n'attachait guère d'importance et qu'il suffira de citer. Il était si peu fortuné qu'il s'était fait avancer cent pistoles sur le quatrième volume de Gil Blas par le libraire Ribou, huit années d'avance. Gil Blas et le fripier [Gil Blas vient de finir ses études à l'Université de Salamanque. II se destinait à la théologie et à l'état ecclésiastique. Diverses aventures le font changer d'intention.] « Je me résolus il prendre un habit de cavalier, persuadé plue sous cette forme je ne pouvais manquer de parvenir à quelque poste honnête et lucratif. J'appelai donc les valets de l'hôtellerie, et je ne leur donnai point de repos qu'ils ne m'eussent fait venir un fripier J'en vis bientôt paraître un qu'on m'amena. Il était suivi de deux garçons qui portaient chacun un gros paquet de toile verte. Il me salua fort civilement, et me dit : « Seigneur cavalier, vous êtes bien heureux qu'on se soit adressé à moi plutôt qu'à un autre. Je ne veux point ici décrier mes confrères. Mais, entre nous, il n'y en a pas un qui ait de la conscience; ils sont tous plus durs que des juifs. Je suis le seul fripier qui ait de la morale. Je me borne à un profit raisonnable. je me contente de la livre pour sou, je veux dire du sou pour livre. » Le fripier, après ce préambule, que je pris sottement au pied de la lettre, dit à ses garçons de défaire leurs paquets. On me montra des habits de toutes sortes de couleurs. On m'en fit voir plusieurs du drap tout uni. Je les rejetai avec mépris, parce que je les trouvai trop modestes; mais ils m'en firent essayer un qui semblait avoir été fait exprès pour ma taille, et qui m'éblouit, quoiqu'il fût un peu passé. C'était un pourpoint à manches tailladées avec un haut-de-chausses et un manteau, le tout de velours bleu brodé d'or. Je m'attachai à celui-là, et je le marchandai. Le fripier, qui s'aperçut qu'il me plaisait, me dit que j'avais le goût délicat. « Vive Dieu! s'écria-t-il, on voit bien que vous vous y connaissez. Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands seigneurs du royaume et qu'il n'a pas été porté trois fois. Examinez-en le velours : il n'y en a point de plus beau; et, pour la broderie; avouez que rien n'est mieux travaillé. - Combien, lui dis-je, voulez-vous le vendre? - Soixante ducats, répondit-il; je les ai refusés, ou je ne suis pas un honnête homme ». L'alternative était convaincante. J'en offris quarante-cinq; il en valait peut-être la moitié. « Seigneur gentilhomme, reprit froidement le fripier, je ne surfais point; je n'ai qu'un mot. Tenez, continua-t-il en me présentant les habits que j'avais rebutés, prenez-ceux-ci ; je vous en ferai meilleur marché ». Il ne faisait qu'irriter par là l'envie que j'avais d'acheter celui que je marchandais : et, comme je m'imaginai qu'il ne voulait rien rabattre, je lui comptai soixante ducats. Quand il vit que je les donnais si facilement, je crois que, malgré sa morale, il fut bien fâché de n'en n'avoir pas demandé davantage. Assez satisfait d'avoir gagné la livre pour sou, il sortit avec ses garçons. Quel plaisir j'avais de me voir si bien équipé! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon ajustement. Jamais paon n'a regardé son plumage avec plus de complaisance. » (Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715). | En 1721, il publia des traductions de l'italien, en particulier l'Orlando innamorato de Boïardo; en 1732 parurent les Aventures de Guzman d'Alfarache, épopée réaliste imitée du romancier espagnol Aleman, puis le Chevalier de Beauchesne, où il conte les prouesses réelles du flibustier Beauchêne; un peu plus tard il donna encore Estevanille Gonzalez, surnommé le garçon de bonne humeur, qui est encore une imitation libre d'un roman picaresque espagnol. Le Bachelier de Salamanque, paru en 1736, reproduit souvent les aventures de Gil Glas, et est en partie extrait de la traduction par Beaulieu des Voyages de Thomas Gage dans la Nouvelle-Espagne; c'est la dernière oeuvre de longue haleine de Lesage. A la même époque il avait écrit Une Journée des Parques, dialogue sans prétention, plein d'esprit et de malice. Il faut citer encore la Valise trouvée, dont l'idée est empruntée au Courrier dévalisé de Pallavicino, et enfin une longue compilation d'anecdotes et de bons mots, qui parut en 1743 sous le titre de : Mélange amusant de saillies d'esprit et de traits historiques des plus frappants; il y en a beaucoup de plaisantes et de vives, mais il semble peu probable que Lesage ait eu d'abord l'intention de les publier ainsi : sans doute il comptait s'en servir pour les mêler à quelque ouvrage plus composé. L'âge ne lui permit pas de terminer ce travail. Malgré ses nombreux livres, malgré l'immense succès de Gil Blas et la gloire que lui donnaient tous ses travaux littéraires, Lesage se ressentit jusqu'à la fin de la gêne qui avait aiguillonné toute sa vie et empêché peut-être de suivre librement sa voie dans le théâtre et le roman. Devenu très sourd vers l'âge de quarante ans, il avait complètement abandonné le monde pour lequel il n'avait jamais montré de goût bien accusé, et vivait constamment en famille. Il n'en sortait guère que pour aller à son café favori, rue Saint-Jacques, à Paris, où il trouvait un cercle nombreux d'admirateurs et d'amis toujours prêts à rire de ses saillies. Pour entendre ses auditeurs il se servait lui-même d'un cornet qu'il portait constamment avec lui. Lesage eut trois fils qui ne répondirent pas également à ses vues. L'aîné et le plus jeune se laissèrent entraîner par la vocation de comédien. Lesage, qui avait eu beaucoup à se plaindre des acteurs lors de la représentation de Turcaret, chercha vainement à les détourner de cette carrière. L'aîné, qui jouait avec succès sous le nom de Montménil, se spécialisa dans les rôles de paysans et de valets. Ce ne fut que très tard que son père consentit à le revoir, à se réconcilier avec lui; il le prit même en si vive affection qu'il fut accablé de désespoir en le perdant (1734). Il quitta Paris à cette époque pour aller vivre dans la solitude de la province. Son plus jeune fils joua aussi sous le nom de Pitténec et composa quelques petites pièces, mais sans éclat; on ne sait ce qu'il devint. Le second fils de Lesage, qui avait pris l'état ecclésiastique et était chanoine à Boulogne-sur-Mer, attira son père, sa mère et sa soeur près de lui, après la mort de Montménil. Il pourvut à leurs besoins et adoucit les dernières années du grand auteur par ses soins affectueux. L'abbé Lesage avait comme ses deux frères un don prononcé pour la lecture et se plaisait à lire des vers. La reine, ayant appris son dévouement filial, lui fit accorder une petite pension sur un bénéfice. Lesage mourut à la fin de 1747, et sa veuve lui survécut quelques années. (Ph. B.). | |