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Leconte de Lisle

Charles-Marie-René Leconte de Lisle est un poète français, né à Saint-Paul (île de la Réunion) le 22 octobre 1818, mort au hameau de Voisins, près de Louveciennes, le 18 juillet 1894. Son père, chirurgien militaire, descendait d'une famille d'origine bretonne dont l'une des branches établie à Saint-Denis, capitale de l'île Bourbon, avait pris le nom de de Lisle pour se distinguer de la branche restée en Bretagne. Sa mère, d'origine gasconne, descendait de la famille du marquis de Lanux, allié aux comtes de Toulouse; par sa mère, Leconte de Lisle était parent de Parny le poète pessimiste était petit-neveu du gai poète du XVIIIe siècle.

Élevé avec une grande sévérité par son père qui voulut essayer sur lui les théories d'éducation de l'Emile de Rousseau, Leconte de Lisle souffrit cruellement de la rude discipline qui comprima sa jeunesse; on peut trouver là un premier germe de cet esprit de révolte qui s'épanouit si puissamment dans cette nature éprise de liberté et d'indépendance. Sa première éducation terminée, son père, qui le destinait aux affaires, le fit voyager pour qu'il se créât une situation industrielle; Leconte de Lisle traversa l'Inde, parcourut les îles de la Sonde et put emplir ses yeux des merveilleux paysages qu'il devait décrire plus tard dans une langue si pleine et si riche. Mais il se sentait peu de goût pour les affaires et vint en France. 

II s'établit d'abord à Rennes où il compléta son instruction et concentra son ardeur d'apprendre sur l'étude du grec, de l'italien et de l'histoire qu'il aimait passionnément depuis son enfance. En même temps, il publiait quelques vers que l'on peut retrouver dans de vieux journaux de Bretagne et qu'il a condamnés à l'oubli; il avait formé une petite société de journalistes, de musiciens et de poètes qui publiaient une petite feuille intitulée le Sifflet. Il parcourut à pied la vieille terre bretonne avec son ami le peintre Théodore Rousseau et faillit périr surpris par la marée au pied du Mont-Saint-Michel. Il retourna à deux ou trois reprises dans son île natale, puis en 1846 vint définitivement se fixer à Paris avec Paul de Flotte, alors officier de marine, dont il avait fait la connaissance à Brest.

Leconte de Lisle fit d'abord partie du groupe fouriériste où il avait des amis (par exemple un créole de l'île Maurice, le phalanstérien Laverdant qui le présenta à Victor Considérant) ; il publia séparément dans la Phalange, la revue de Victor Considérant, les premiers vers qui parurent plus tard en volume : la Vénus de Milo, qui fut sa pièce de début, excita un grand enthousiasme parmi les jeunes littérateurs d'alors, Louis Ménard, Lacaussade, Thalès Bernard, etc., qui devinrent ses amis. La Démocratie pacifique, journal quotidien, succéda à la Phalange, et Leconte de Lisle fut chargé de lire les manuscrits adressés au journal; mais son extrême sévérité pour le style le rendit impossible; il continua cependant à y publier des vers et deux ou trois nouvelles qui se ressentent de l'influence de Bernardin de Saint-Pierre. A cette époque le poète fréquentait assidûment un petit cercle d'amis qui s'adonnaient avec passion à l'étude du grec et de la civilisation antique; en 1842, Banville avait fait paraître les Cariatides, et Louis Ménard, le Prométhée délivré; Thalès Bernard, de son côté, avait traduit le Dictionnaire mythologique de Jacobi qui présentait les dieux grecs sous une forme renouvelée; toutes ces influences agirent sur le jeune poète qui allait renouveler avec plus de largeur et plus de force la tentative d'André Chénier.

La révolution de 1848 vint le distraire momentanément de la poésie; républicain ardent, comme ses amis, il se jeta avec enthousiasme dans la mêlée : le Club des Clubs le délégua pour préparer les élections en Bretagne; ses efforts ne furent pas couronnés de succès, et le Club l'abandonna à Dinan sans argent. Il revint à Paris très désillusionné sur le compte du peuple, mais toujours aussi passionné pour son idéal artistique; sa correspondance avec Louis Ménard publiée par extraits dans le Figaro du 4 août 1894 est extrêmement intéressante à ce point de vue. Leconte de Lisle n'abandonnait cependant aucune de ses convictions; l'Assemblée ayant décrété l'abolition de l'esclavage dans les colonies, il prit l'initiative d'une lettre envoyée par les créoles aux représentants du peuple pour les féliciter de cette mesure qui était la ruine pour lui. Son frère, qui administrait la fortune et les plantations paternelles à I'île Bourbon (île de la Réunion), fut si irrité qu'il se brouilla avec lui. A partir de ce jour le poète cessa de recevoir la petite pension que lui faisait sa famille et dut se débattre contre la misère. Cependant la République trahissait toutes ses espérances et, sans renoncer à ses convictions, Leconte de Lisle abandonna le société des hommes politiques pour se consacrer tout à la poésie et à la littérature.
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Midi

« Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu. 
Tout se tait. L'air flambloie et brûle sans haleine, 
La terre est assoupie en sa robe de feu.

L'étendue est immense, et les champs n'ont point d'ombre. 
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux; 
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre, 
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu'une mer dorée, 
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil; 
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil,

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante, 
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux, 
Une ondulation majestueuse et lente 
S'éveille, et va mourir à l'horizon poudreux.

Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes, 
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais 
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes 
Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais.

Homme, si le coeur plein de joie ou d'amertume, 
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis! la nature est vide et le soleil consume; 
Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l'oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, 
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens! le soleil te parle en paroles sublimes;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin
Et retourne à pas lents vers les cités infimes, 
Le coeur trempé sept fois dans le néant divin. »
 

(Ch. Leconte de Lisle, Poèmes antiques).

C'est en 1852 que parut son premier volume de vers, les Poèmes antiques, chez l'éditeur Marc Ducloux; celui-ci qui avait égaré une traduction de l'lliade, faite par le poète, ne lui fit pas payer l'édition de ses vers, par compensation. Avec un sens profondément juste de l'antique, dans une forme impeccable, le poète tentait de retremper au contact de la Grèce la poésie française qu'il jugeait abâtardie : le livre était précédé d'une préface, véritable manifeste littéraire très curieux à relire. Selon lui, Homère, Eschyle et Sophocle représentent la poésie dans sa vitalité; depuis eux la décadence et la barbarie ont envahi l'esprit humain.

« La poésie moderne, reflet confus de la personnalité fougueuse de Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d'outre-Rhin et du réalisme des lakistes, se trouble et se dissipe; le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l'attention. » 
Le poète répudiait l'esthétique moderne et voulait revenir sur le mouvement classique et romantique pour restituer aux poètes la direction de l'âme humaine. La préface fat vivement critiquée, mais gagna à Leconte de Lisle des fidèles, dont l'admiration devait devenir contagieuse. Victor Hugo lui-même en fut frappé et le dit au poète, qu'il s'attacha ainsi par une amitié inaltérable. En 1854 parurent les Poèmes et Poésies, en 1859 le Chemin de la Croix et en 1862 les Poèmes barbares. La même année, Leconte de Lisle commença une série de traductions qui le firent vivement discuter et contribuèrent par là à sa notoriété plus même que ses vers : la traduction des Idylles de Théocrite parut dès 1861, ainsi que celle des Odes anacréontiques; celle de l'Iliade en 1866; elle se poursuivit en 1867 par l'Odyssée, en 1869 par Hésiode et les Hymnes orphiques, en 1872 par les Oeuvres complètes d'Eschyle, en 1873 par Horace, en 1877 par Sophocle, enfin en 1885 par Euripide. L'auteur traduisait littéralement le texte grec pour en rendre le plus exactement possible la couleur : mais son système de reproduction littérale des noms propres tels que Agamnemôn, Akhilleus, Orestès, Klytaimnestra, fut jugé excessif et fit très injustement contester la valeur et la forte originalité des traductions.
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Le Jaguar

« Sous le rideau lointain des escarpements sombres, 
La lumière, par flots écumeux, semble choir;
Et les mornes pampas où s'allongent les ombres 
Frémissent vaguement à la fraîcheur du soir.

Des marais hérissés d'herbes hautes et rudes, 
Des sables, des massifs d'arbres, des rochers nus, 
Montent, roulent, épars, du fond des solitudes, 
De sinistres soupirs au soleil inconnus.

La lune, qui s'allume entre des vapeurs blanches, 
Sur la vase d'un fleuve aux sourds bouillonnements, 
Froide et dure, à travers l'épais réseau des branches, 
Fait reluire le dos rugueux des caïmans.

Les uns, le long du bord traînant leurs cuisses torses, 
Pleins de faim, font claquer leurs mâchoires de fer, 
D'autres, tels que des troncs vêtus d'âpres écorces,
Gisent, entre-baillant la gueule aux courants d'air.

Dans l'acajou fourchu, lové comme un reptile, 
C'est l'heure où, l'oeil mi-clos et le mufle en avant,
Le chasseur au beau poil flaire une odeur subtile 
Un parfum de chair vive égaré dans le vent.

Ramassé sur ses reins musculeux, il dispose 
Ses ongles et ses dents pour son oeuvre de mort
Il se lisse la barbe avec sa langue rose,
Il laboure l'écorce, et l'arrache et la mord.

Tordant sa souple queue en spirale, il en fouette 
Le tronc de l'acajou d'un brusque enroulement, 
Puis sur sa patte raide il allonge la tête, 
Et, comme pour dormir, il râle doucement.

Mais voici qu'il se tait, et, tel qu'un bloc de pierre, 
Immobile, s'affaisse au milieu des rameaux;
Un grand boeuf des pampas entre dans la clairière, 
Corne haute, et deux jets de fumée aux naseaux.

Celui-ci fait trois pas. La peur le cloue en place;
Au sommet d'un tronc noir qu'il effleure en passant, 
Plantés droit dans sa chair où court un froid de glace, 
Flambent deux yeux zébrés d'or, d'agate et de sang.

Stupide, vacillant sur ses jambes inertes,
Il pousse contre terre un mugissement fou;
Et le jaguar, du creux des branches entrouvertes,
Se détend comme un arc et le saisit au cou.

Le boeuf cède, en trouant la terre de ses cornes, 
Sous le choc imprévu qui le force à plier;
Mais bientôt, furieux, par les plaines sans bornes
Il emporte au hasard son fauve cavalier.

Sur le sable mouvant qui s'amoncelle en dune,
De marais, de rochers, de buissons entravé,
Ils passent aux lueurs blafardes de la lune,
L'un ivre, aveugle, en sang, l'autre à sa chair rivé.

Ils plongent au plus noir de l'immobile espace, 
Et l'horizon recule et s'élargit toujours,
Et d'instants en instants leur rumeur qui s'efface 
Dans la nuit et la mort enfonce ses bruits sourds. »
 

(Leconte de Lisle, extrait des Poèmes barbares).

Tout ce travail, pas plus que ses vers, n'avait enrichi le poète dont la vie restait bien difficile. Cependant toute une école s'était groupée autour de lui; c'étaient Catulle Mendès, Léon Dierx, Sully Prudhomme, José Maria de Heredia, François Coppée, Armand Silvestre, Villiers de l'Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Louis Ménard. Ce fut le groupe que l'on a appelé les Parnassiens, et qui se retrouvait chaque semaine chez Banville et Leconte de Lisle vers 1866. La situation du poète était très précaire, quand, en 1870, l'Empire lui offrit une petite pension de 300 F Par mois. La République lui conserva cette pension et y ajouta en 1872 le poste de sous-bibliothécaire au Sénat, où le poète fut logé; c'était la vie assurée désormais. 

Libre de travailler à ses heures, Leconte de Lisle eut l'idée d'aborder le théâtre. Il composa une trilogie eschylienne, les Erinnyes (1872), tragédie en deux parties, pour laquelle Massenet écrivit une délicate musique de scène, introduction et intermèdes; elle fut jouée à l'Odéon (janvier 1873), où elle a été reprise avec succès : après les érudits le public l'a goûtée. Cependant l'Odéon ne voulut pas monter plus tard le second drame du poète, l'Apollonide, imitation de l'Ion d'Euripide : ce drame lyrique en trois parties et cinq tableaux comprenait aussi une partie musicale composée par François Servais (1888).

En 1884, les Poèmes tragiques avaient paru et obtenu le prix Jean Reynaud de 10,000 F à l'Académie française; ils contenaient des pièces d'une forme plus parfaite encore que les recueils précédents et manifestaient plus hautement que jamais le pessimisme du poète, son dégoût de la vie et sa haine du catholicisme. Leconte de Lisle avait le projet d'en écrire l'histoire dans un volume de vers qui serait intitulé les Etats du Diable; mais il n'eut le temps d'en composer que des fragments qui paraîtront peut-être. Dans le même ordre d'idées, il avait renoncé un jour aux sujets antiques et à la poésie impersonnelle pour composer le Catéchisrne populaire républicain, paru anonymement en 1871; on lui attribue aussi parfois, mais sans certitude, une Histoire populaire du christianisme; en outre, il a publié quelques études littéraires et historiques dans la Revue européenne et le Nain jaune.

En 1873, Leconte de Lisle s'était présenté à l'Académie française pour le fauteuil d'Auguste Gratry, il se représenta en 1877 et n'eut que la voix de Victor Hugo et celle d'Auguste Barbier. Victor Hugo vota pour lui avec ostentation, et le candidat déclara que ce suffrage lui suffisait pour se considérer comme élu. A la mort de Hugo et conformément au désir formel de celui-ci (exemple curieux de la vénération qu'il inspirait), l'Académie nomma Leconte de Lisle pour le remplacer (11 février 1886); il fut reçu le 31 mars 1887 par Alexandre Dumas fils qui ne l'aimait pas et le dit, dans un discours qui fit sensation; il lui reprocha son pessimisme, disant que, s'il aspirait si fort
après le néant, il dépendait de lui d'y rentrer. Il lui reprochait d'ôter à la poésie le sentiment, de s'être débarrassé de l'inquiétude de Dieu et de la vie future, enfin de ne pas avoir été troublé par la femme : en résumé, il le blâmait de rester impassible devant l'homme et la nature.

Pendant les dernières années de sa vie, Leconte de Lisle a continué à préparer un nouveau volume de vers sur des sujets antiques; la Revue des Deux Mondes en a publié à diverses reprises des pièces développées. Mais la travail lui devenait pénible, malgré sa régularité (il travaillait chaque matin de huit heures à onze heures). Il continuait à recevoir les poètes de la jeune génération avec la bienveillance affectueuse que cachaient mal son air ironique et sa sérénité. 

D'une taille assez élevée, il avait une belle figure régulière, soigneusement rasée, pleine et ronde, qu'encadraient de longues mèches de cheveux blancs; le nez grand et ferme, la peau mate, le menton net et bien dessiné lui donnaient un air noble et énergique : en même temps le sourire moqueur de ses lèvres minces, et son oeil très vif que voilait à peine un monocle enchâssé dans l'orbite lui donnaient une jeunesse et un charme particuliers, qu'il conserva jusqu'à la fin. Un peu fatigué par l'influenza, il se décida au début de l'été de 1894 à aller se reposer dans la propriété d'un ami, à Louveciennes, où il s'éteignit doucement.

Le caractère littéraire de Leconte de Lisle est d'une unité et d'une simplicité admirables : il a vécu en dehors et au-dessus des passions humaines pour un idéal d'art qu'il a poursuivi toute sa vie, sans aucune défaillance ni vulgarité. Cette vie austère, cette attitude si haute, la probité scrupuleuse de son grand talent, ce souci de la perfection sont d'une belle qualité intellectuelle. Il a été longtemps tenu à l'écart, peu connu de la foule, car il dédaignait les petites intrigues, le commerce des éloges et des blâmes, la réclame. Au milieu des visions radieuses qu'il évoquait dans le silence et la retraite, il dédaignait la vie éphémère dont les apparences se déroulaient autour de lui. La poésie fut pour lui une sorte de religion, et c'est le seul Dieu qu'il ait jamais adoré.

Ce qui frappe tout d'abord dans son oeuvre, ce sont des vers d'une splendeur précise et une imperturbable sérénité. On a dit qu'il avait créé l'école des impassibles et on lui a constamment reproché de manquer de sensibilité; le public va d'instinct à la poésie personnelle où il cherche des vers à son adresse; il n'entend rien aux poèmes hindous, hébraïques, grecs et scandinaves du poète des religions; il ne comprend pas qu'un poète s'isole et se désintéresse de son siècle. La perfection constante des vers de Leconte de Lisle, qui procure aux gens du métier un plaisir sans mélange, ne lui semble qu'un magnifique et froid exercice de rhétorique.

Si l'on va plus au fond des choses, on constate qu'il est peu de poète plus moderne et qui incarne mieux les négations de l'âme moderne. Leconte de Lisle est un grand pessimiste et un impie réfugié dans la contemplation esthétique; révolté contre l'inanité du monde, mais ébloui de la beauté des apparences, indigné des monstruosités des religions et des injustices de l'histoire, mais séduit par la variété de leurs décors; méprisant l'humanité et l'aimant : il a traduit tous ces sentiments avec une profondeur et une perfection sans égales. La voix du dernier grand poète français du XIXe siècle s'est élevée pour nier Dieu et prier le néant : Aux Morts, le Dernier Souvenir, Dies Irae, etc., « tous ces poèmes prodigieux par la magnificence et la dureté des lamentations » ne sont que des effusions vers le néant. Aucun poète n'a exprimé avec une force comparable et une philosophie aussi sereine l'idée qu'il n'y a pas d'au delà pour la personne humaine (et son athéisme n'était pas seulement philosophique : il était, comme on l'a vu, agressif, surtout contre le catholicisme). 

Le poète a chanté d'abord l'Inde, éprise du néant; puis il a délaissé « les mornes buveurs de l'eau sacrée du Gange : » pour les Grecs épris de beauté plastique et amoureux de la vie; dans son pèlerinage esthétique, il remonte ensuite vers l'Occident et vers le Nord et dit la Mort de Sigurd, l'Epée d'Angantyr, le Coeur d'Hialmar; mais lui qui avait adoré le bouddhisme et l'hellénisme hait le Moyen âge avec sa religion cruelle et mystique; dans cette revue de l'histoire et des religions, il faudrait noter encore des peintures de l'ancienne Egypte (Néférou-Ra), de la Syrie et de la Perse, du monde juif et musulman (la Vigne de Naboth, Nurmahal, Djihan-Ara), de l'Espagne médiévale (la Légende du Cid, l'Accident de don Iñigo) : on voit combien sont variées les pièces du poète. Les sociétés primitives, l'Inde, la Grèce, le monde celtique et le Moyen âge y revivent avec leurs moeurs et leurs pensées religieuses.

La plupart des paysages du poète appartiennent à l'Orient ou aux tropiques : on y retrouve le même pessimisme, et c'est comme une épopée de l'indifférence magnifique de la nature (la Fontaine aux Lianes, la Ravine Saint-Gilles, la Forêt vierge, Midi).

On a dit que Leconte de Lisle manquait de sensibilité, parce qu'il n'intervient presque jamais dans ses poèmes, et cependant il serait facile de retrouver dans ses vers des sentiments d'autant plus émouvants qu'ils sont plus simples et presque dissimulés. Malgré sa théorie de l'art pour l'art, le poète a laissé percer le regret des amours passés. Comme Lamartine a fait le Lac, Hugo la Tristesse d'Olympio, Musset, Souvenir, Leconte de Lisle a écrit l'Illusion suprême. Quels vers aussi d'une émotion plus pénétrante que ceux du Manchy, que la fin de la Fontaine aux Lianes, que ceux de Si l'aurore : ils ont comme un accent d'élégie.

La langue même est excellente : presque toutes les épithètes sont précises et rappellent des sensations, évoquent des couleurs. La versification est d'une régularité classique c'en est le plus parfait modèle; les rimes sont riches sans rien sacrifier du sens; la régularité un peu monotone du rythme s'associe bien à la hauteur et à la gravité de la contemplation. On a dit parfois que ces vers si pleins, si sonores, fatiguaient à la longue et manquaient de charme et de douceur; mais on pourrait citer des pièces d'une suavité exquise, telles qu'Epiphanie.

En résumé, les deux sentiments qui dominent la belle poésie de Leconte de Lisle sont le désenchantement de la vie et l'amour du beau plastique. « Contre le mal universel rien ne vaut mieux et rien n'est plus fort que la protestation du contemplateur qui ne vent pas pleurer.» (Lemaître). Le mépris des émotions vulgaires et le pessimisme spéculatif sont au fond de cette noble poésie. (Ph. Berthelot).

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