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Le Play

Pierre Guillaume Frédéric' Le Play est un économiste et ingénieur français, né à La Rivière-Saint-Sauveur (Calvados) le 11 avril 1806, mort à Paris le 5 avril 1882. Fils d'un officier des douanes, il fit ses humanités au collège du Havre, fut préparé par un ami de sa famille, l'ingénieur en chef Dan de La Vauterie, aux examens de l'Ecole polytechnique, y fut reçu en 1825, entra le premier à l'Ecole des mines en 1827 et fut nommé ingénieur ordinaire en 1831. Dès 1829, il avait profité d'une mission d'élève dans le Harz pour étudier sur place, avec son ami et camarade Jean Reynaud, les conditions d'existence des ouvriers de cette rude région et des paysans du Hanovre. Il acquit la conviction qu'il était possible d'arriver, par une observation attentive et comparée des institutions et des moeurs, à dégager les règles qui doivent présider à l'organisation des sociétés humaines, et il résolut d'explorer une à une toutes les contrées de l'Europe, en s'attachant surtout à fréquenter les ouvriers, à constater les moindres détails de leur vie, à recueillir de leur bouche, plus encore que de celle de leurs patrons, des renseignements sur leur situation, leurs besoins, leurs aspirations, à s'initier, en un mot, à tous les secrets de leur condition sociale. Pendant près d'un quart de siècle, il employa chaque année les cinq ou six mois que lui laissaient ses fonctions à la réalisation fidèle de ce laborieux programme, visitant tour à tour les grandes agglomérations industrielles de la Prusse rhénane, les vastes domaines ruraux de la Grande-Bretagne, les steppes de la Caspienne, les rivages de la Biscaye. Il trouva encore des loisirs, dans l'intervalle, pour des travaux originaux de métallurgie et, durant quelque temps, il dirigea, à la demande du prince Demidov, les mines de l'Oural, où il eut simultanément sous ses ordres jusqu'à 45,000 ouvriers.

En 1840, il fut promu ingénieur eu chef et nommé professeur de métallurgie à l'Ecole des mines dont il devint inspecteur en 1848. Après la révolution de Février, il fit encore quelques voyages à l'étranger. Ce furent les derniers. Il avait vu tout ce qu'il pouvait voir, il savait tout ce qu'il voulait savoir. Sur les instances de ses nombreux amis, de Montalembert, de Thiers, d'Arago, il commença à s'occuper de propager activement ses doctrines. Il mit en ordre, à cet effet, sa moisson de documents, il les rédigea et, trois ans après le coup d'Etat, qui ajournait quelques-unes de ses espérances, il publia les Ouvriers européens (Paris), livre original et neuf, qui se compose de trente-six monographies de familles choisies dans les professions les plus diverses et qui peut être considéré comme un modèle de statistique sociale. Ni les éloges ni les honneurs ne lui furent ménagés. L'Académie des sciences lui décerna immédiatement l'un de ses grands prix, et Napoléon III, qui le tenait déjà en haute estime, le chargea de l'organisation de l'Exposition universelle de 1855, puis le nomma successivement conseiller d'Etat, commissaire général de l'Exposition de 1867, sénateur de l'Empire, grand officier de la légion d'honneur, etc. 

Depuis 1856, Le Play ne faisait plus partie, en fait, du corps des mines; en 1868, il reçut le titre d'inspecteur général honoraire et, après les événements de 1870, il rentra complètement dans la vie privée. Il n'en continua pas moins à poursuivre son plan de réforme. Dès 1856, il avait fondé la Société internationale des études pratiques d'économie sociale. En 1864, il avait publié la Réforme sociale en France (Paris, 1864), étude magistrale dans laquelle il analyse les résultats de sa grande enquête, en pose les conclusions, en développe les idées générales, et que Montalembert, après Sainte-Beuve, n'hésite pas à proclamer « l'ouvrage le plus original, le plus utile, le plus courageux et, sous tous les rapports, le plus fort de ce siècle ». Dans l'année qui suivit les désastres de la France, il s'occupa d'organiser sur les divers points du territoire les « Unions de la paix sociale », groupes locaux qui ont pour mission le développement des études sociales et qu'il dota en 1881 d'un important organe : la Réforme sociale. Alors qu'il sentait déjà sa fin prochaine, il écrivit un dernier livre, dans lequel il a résumé son oeuvre et qui est comme le testament de toute sa vie : la Constitution essentielle de l'humanité (Paris, 1884).

L'idée d'appliquer aux études sociales les procédés des sciences naturelles n'est pas propre à Le Play : déjà Aristote et Socrate préconisaient pour les recherches de cet ordre l'observation des faits. Mais le célèbre fondateur de l' « école de la paix sociale-» a donné à la méthode une précision et un développement inconnus avant lui. Il part de ce principe qu'il existe pour les sociétés humaines comme pour les société animales des lois naturelles, et par conséquent immuables, d'où dépend le bonheur des individus aussi bien que des collectivités. Suivant qu'une nation obéit à ces lois ou qu'elle les enfreint, elle doit être prospère ou misérable. De là un critérium pour apprécier la valeur de son organisation sociale. La pierre de touche sera la famille et parmi les familles la préférence sera donnée à celles d'ouvriers, - ouvriers agricoles et ouvriers industriels, - d'abord parce qu'elles sont les plus nombreuses, ensuite parce que, pourvoyant à la subsistance des sociétés, elles sont indispensables, enfin parce que chez elles apparaissent le mieux et les effets de la constitution sociale, qui se font sentir davantage chez les déshérités de la fortune, et le caractère ethnographique, que préserve efficacement la rareté des déplacements. Il faudra prendre, en outre, les familles choisies comme types dans les conditions de travail les plus diverses, depuis l'état encore à demi nomade jusqu'au système des engagements volontaires momentanés, en passant par le système des engagements forcés et par celui des engagements volontaires permanents. Il sera également nécessaire de tenir le plus grand compte de la nature des lieux, laquelle exerce une influence considérable, et les territoires sur lesquels l'homme s'est établi seront divisés à ce point de vue en trois catégories : steppes, rivages maritimes et sols variés, Une fois recueillis en nombre aussi considérable que possible, les faits généraux ainsi observés seront comparés entre eux; leurs caractères seront étudiés d'après des règles précises, bien fixées d'avance, et l'on pourra proclamer lois naturelles, lois nécessaires; celles qui apparaîtront comme procurant le bonheur et la paix aux nations qui les suivent. 

Telle a été la méthode, toute inductive, employée par Le Play. Elle ne pouvait manquer de soulever des critiques, On a reproché notamment à ses monographies de familles ouvrières l'étroitesse de leur cadre et leur minutie, qui, tout en se prêtant à une rigoureuse application des procédés scientifiques, peuvent nuire à l'esprit de généralisation et présenter de sérieux dangers pour des observateurs moins perspicaces que ne l'était Le Play.

Quant à ses conclusions, elles ont été plus vivement combattues encore que sa méthode. Elles appellent en effet, et cela quelques opinions religieuses que l'on professe, certaines réserves. Nous nous bornerons à indiquer leurs grandes lignes.

Pour Le Play, c'est le bien-être moral et matériel de l'humain, plutôt que le développement de la richesse en elle-même, que doit s'efforcer d'obtenir la société. La religion, la famille, la propriété, le patronage, constituent les bases essentielles de ce bien-être. La religion, qui n'est pas en antagonisme avec la science, car elle a son domaine tout à fait distinct, est seule capable de garantir l'ordre social. Parmi les diverses religions, la religion chrétienne offre à cet égard une supériorité marquée, mais il la faut indépendante autant que tolérante : dès lors, la séparation de l'Église et de l'Etat s'impose, après allocation, toutefois, d'une dotation qui dédommage la première des spoliations passées. La propriété doit demeurer individuelle, Il faut faire disparaître, au contraire, du code civil français la disposition dissolvante et pernicieuse inscrite dans son article 913; il faut que le père de famille puisse disposer à son gré de la totalité de ses biens, ou que, tout au moins, la quotité disponible ne soit jamais inférieure à la moitié Il faut lui rendre la liberté de tester, qui assurera le progrès régulier des entreprises agricoles, industrielles et commerciales, toutes ruinées par le partage forcé et par sa conséquence inévitable, la dissémination. Avec cette liberté renaîtra la famille-souche, si supérieure, sous tous les rapports, à la famille telle que l'a faite le partage forcé, à la famille instable. Dans la famille-souche, le père, maître absolu chez lui, choisit parmi ses enfants celui qu'il juge le plus capable; il le garde au foyer domestique, il l'y marie, il lui lègue la ferme ou l'atelier pour qu'il les transmette intacts aux générations futures. Le père mort, cet héritier unique devient le chef de la famille; il dote sur l'épargne commune ceux de ses frères et soeurs qui ne préfèrent garder le célibat et demeurer auprès de lui; ils vont s'établir au dehors; souvent ils iront coloniser; or, rien ne favorise davantage le développement d'une nation, rien n'accroît plus le bien-être de ses membres que l'émigration riche (c'est-à-dire avec un petit capital). En même temps que l'autorité paternelle, la dignité de la femme doit être relevée. Celle-ci n'a que faire de l'égalité avec l'homme; sa tâche n'est pas la même, et le seul gouvernement auquel elle ait droit de prétendre est celui du foyer. Mais il est de toute nécessité que les lois protègent son honneur, et la suppression de l'art. 340 du code civil, qui interdit la recherche de la paternité, est au nombre des réformes les plus urgentes. Le travail est avec la religion, la propriété et la famille, le plus puissant facteur du bonheur. Mais il a besoin, lui aussi, d'un régime approprié : l'initiative individuelle, la concurrence la liberté des communications et des échanges sont ses premiers éléments de prospérité. Les arts usuels doivent être préférés aux professions libérales, l'agriculture à l'industrie, qui engendre un mal terrible, le paupérisme. Ce mal n'a qu'un remède efficace : le patronage. Pourvu que celui-ci s'exerce avec tact et ménagement, il est le meilleur correctif à la liberté du travail. 
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L'Antagonisme social

«  L'antagonisme social n'est point un fait nouveau, spécial à notre temps : les discordes civiles avaient même autrefois un caractère de violence qu'elles n'offrent guère aujourd'hui. Mais il y a entre les deux époques cette différence essentielle que, dans l'aAncien régime, chaque patron allait au combat soutenu par ses ouvriers et ses domestiques, tandis que désormais il les rencontrerait armés devant lui.

Autrefois, après la lutte, on trouvait dans l'atelier, dans la maison, la paix et un repos réparateur : aujourd'hui la lutte est dans la maison même; elle continue d'une manière sourde, lorsqu'elle n'éclate pas ouvertement; elle mine donc nécessairement la société en détruisant toute chance de bonheur domestique. Les écrivains qui s'inspirent des passions révolutionnaires et qui propagent tant de doctrines subversives pourraient trouver à leur foyer même la réfutation de leurs systèmes favoris, dans les sentiments haineux et l'esprit de rébellion de leurs serviteurs. Les épreuves qui désolent maintenant tant de familles, riches ou pauvres, sont l'un des sévères enseignements qui nous ramèneront, en matière de science sociale, au sentiment du vrai. »
 

(F. Le Play, Oeuvres complètes).

Quant à la forme du gouvernement, on a, depuis 1789, trop exagéré son importance. Ce qui est essentiel, c'est de laisser, dans la constitution d'un pays, une très large place aux institutions privées. En France, la centralisation à outrance a tué l'une après l'autre la province et la commune. Il faut leur rendre, avec leurs libertés et l'administration de leurs finances, le vie et l'indépendance. D'ailleurs, la cité et la commune rurale appellent chacune un traitement différent. Dans les villes, l'organisation actuelle pourrait être maintenue. Dans les campagnes, au contraire, une réforme s'impose : restituer aux chefs de famille et aux propriétaires la situation prédominante qu'ils occupent encore dans beaucoup de pays et l'influence salutaire qu'ils y exercent. 

L'erreur fondamentale de la Révolution française a été de croire à la perfection originelle de l'homme; il en est résulté trois faux dogmes : la liberté systématique, l'égalité providentielle, le droit de révolte. Conséquence : l'esprit de violence s'est substitué à l'esprit de paix. Cette paix, que le Sauveur a apportée aux hommes, il faut la ramener dans le foyer domestique d'abord, dans la commune, la province et l'Etat ensuite. La tache en incombe aux « autorités sociales », c.-à-d. à ces hommes rares, que leur attachement aux saines traditions ont initiés aux règles de le science sociale et qui se reconnaissent partout au respect universel dont ils sont entourés.

La doctrine de Le Play offre, on le voit, un mélange assez singulier de conceptions anciennes et d'idées plus nouvelles. Elle implique la subordination des intérêts à la morale et un retour à quelques-unes des coutumes du Moyen âge, mais elle comporte en même temps une assez grande part de tolérance et de libéralisme. Elle a donné naissance à l' « école de la paix sociale, qui compte au premier rang de ses adeptes Ad. Focillon, Ch. de Ribbe, Claudio Jannet, Cheysson, Delaire, Picot, Leroy-Beaulieu, Taine, et aussi Glasson, l'éminent jurisconsulte.

Outre les trois ouvrages déjà cités au cours de cet article, Le Play a publié : Observations sur l'histoire naturelle et la richesse minérale de l'Espagne (Paris, 1834), Vues générales sur la statistique, suivies d'un Aperçu d'une statistique générale de la France (Paris, 1840); Description des procédés métallurgiques employés dans le pays de Galles pour la fabrication du cuivre (Paris, 1848); Album de l'Exposition universelle, en collaboration avec le baron Brisse (Paris, 1856); l'Organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue (Paris, 1870), sorte d'extrait substantiel de la Réforme sociale en France; l'Organisation de la famille selon le vrai modèle (Paris, 1871); la Question sociale et l'Assemblée (Paris, 1874); la Constitution de l'Angleterre considérée dans ses rapports avec la loi de Dieu et les coutumes de la paix sociale, en collaboration avec Delaire (Paris, 1875); la Réforme en Europe et le Salut de la France (Tours, 1877); l'Ecole de la paix sociale, son histoire, sa méthode et sa doctrine (Tours, 1881). Il a aussi donné des mémoires, notices et articles dans les Annales des Mines, dans les Annales de chimie et de physique, dans l'Encyclopédie nouvelle, et il a collaboré à l'ouvrage d'A. Demidov : Voyage dans le Russie méridionale et la Crimée (Paris, 1839-1849). (Léon Sagnet).

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