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Le voyage des géomètres
en Amérique du Sud
La Harpe, 1820  

Voyage des mathématiciens français et espagnols aux montagnes de Quito
Présentation
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Les géomètres au Pérou
Rendez-vous à Quito
Le pays des volcans
La jungle des triangles
La seconde base
La fin des opérations
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La descente de l'Amazone
Une envie d'Amazonie
Au pays des Jivaros
En terre Omagua
Au Brésil
La fin des moustiques
Rendez-vous à Quito

La Harpe
1820.

[Les mathématiciens] se trouvèrent tous ensemble à Panama d'où cette illustre compagnie mit à la voile le 22 février 1736, et passa pour la première fois la ligne, du 7 au 8 mars. Elle aborda le 10 à la côte de la province de Quito, dans la rade de Manta : ici se fit la première séparation des savants associés. Les deux officiers espagnols et Godin rentrèrent à bord, et firent voile pour Guayaquil. Bouguer et La Condamine restèrent seuls à Manta. Nous les y retrouverons quand nous aurons suivi les deux Espagnols dans leur route, qui offre des détails intéressants jusqu'à Quito, où était le rendez-vous général. Ils s'embarquèrent sur le fleuve de Guayaquil, le 3 mai 1736, arrivèrent le 11 à Caracol, après bien des retardements causés par les courants qu'ils avaient peine à surmonter. Pour continuer le chemin par terre, on leur tenait des mules prêtes, sur lesquelles ils se mirent en route le 14. Quatre lieues qu'ils firent d'abord par des savanes, des bois de bananiers et de cacaotiers, les rendirent sur les plages de la rivière d'Ojibar. Ils la traversèrent neuf fois à gué dans ses divers détours, et toujours avec quelque péril, au travers des rochers dont elle est semée, qui n'empêchent point qu'elle ne soit tout à la fois large, profonde et rapide. Le soir, ils s'arrêtèrent au port des Mosquites, dans une maison située sur la rive. Tout le chemin, depuis Caracol jusqu'aux plages d'Ojibar, est si marécageux, qu'ils avaient marché continuellement par des ravines et des bourbiers où leurs mules s'enfonçaient jusqu'au poitrail; mais il devient plus ferme lorsqu'on a passé les plages. On juge, par le nom du lieu où les mathématiciens passèrent la nuit, à quoi ils étaient condamnés pendant leur sommeil. Ils y furent si cruellement piqués des mosquites, que quelques-uns prirent le parti de se jeter dans la rivière et de s'y tenir jusqu'au jour; mais leurs visages, seule partie du corps qu'ils ne pouvaient plonger dans l'eau, furent bientôt si maltraités, qu'il fallut abandonner cette ressource, et laisser du moins partager le tourment à toutes les autres parties du corps.

Le 15, ils traversèrent une montagne couverte d'arbres épais, après laquelle ils arrivèrent à de nouvelles plages de la rivière d'Ojibar, qu'ils passèrent encore quatre fois à gué, avec autant de danger que le jour précédent. Ils firent halte, à cinq heures du soir, dans un lieu appelé Caluma, On n'y trouva aucun endroit pour se loger, et pendant toute la journée il ne s'était offert aucune maison; mais les voituriers américains entrèrent dans la montagne, coupèrent des pieux et des branches, et formèrent en peu de temps des cabanes qui mirent tout le monde à couvert. Le chemin de ce jour avait été très incommode entre des arbres si voisins les uns des autres qu'avec la plus grande attention un voyageur se meurtrit les jambes contre les troncs, et la tête contre les branches. Quelquefois les mules et les cavaliers s'embarrassent dans les béjuques, espèce de liane ou d'osier qui traverse d'un arbre à l'autre. Ils tombent, et ne peuvent se débarrasser sans secours.

 Le 16, à six heures du matin, le thermomètre marquait 1016; aussi commença-t-on à respirer un air plus frais. On se remit en chemin à huit heures; et l'on passa vers midi dans un lieu nommé Mama Rumi. C'est la plus belle cascade que l'imagination puisse se représenter. L'eau y tombe d'environ cinquante toises de haut d'un rocher taillé, à pic, et bordé d'arbres extrêmement touffus. La nappe de sa chute forme par sa blancheur et sa clarté un spectacle auquel Ulloa n'avait rien vu d'égal. Elle se rassemble sur un fond de roche, d'où elle sort pour continuer son cours dans un lit un peu incliné, sur lequel passe le grand chemin. Cette belle cascade est nommée Paccha par les Américains, et Chorréra par les Espagnols. Les mathématiciens, continuant de marcher, passèrent deux fois la rivière sur des ponts aussi dangereux que les gués, et vers deux heures après midi ils arrivèrent à Tarrigagua. Une grande maison de bois, construite exprès pour les loger, servit à les délasser d'une journée très fatigante. Le chemin ne leur avait offert d'un côté que d'horribles précipices; et de l'autre, il était si étroit, que, les cavaliers et les montures n'ayant pas cessé de heurter, tantôt contre les arbres et tantôt contre le roc, ils étaient fort meurtris à leur arrivée.

On nous explique en quoi consiste le danger des ponts. Comme ils sont de bois et fort longs, ils branlent d'une manière effrayante sous le poids de ceux qui les passent; d'ailleurs ils ont à peine trois pieds de large, sans aucune sorte de parapets ou de garde-fous sur les bords. Une mule qui vient à broncher tombe infailliblement dans la rivière , et ne manque pas d'y périr avec sa charge. Le passage étant guéable en été, on fabrique ces ponts chaque hiver; mais avec si peu de solidité, qu'ils demandent d'être renouvelés tous les ans. Lorsqu'une personne de marque fait cette route, le corrégidor de Guaranda est obligé de faire construire par les Américains les maisons de bois qui servent au repos de chaque journée. Elles demeurent sur pied pour servir aux autres voyageurs jusqu'à ce qu'elles tombent faute de réparation; alors un voyageur ordinaire est réduit, pour tout logement, aux cabanes que ses voituriers ou ses guides lui bâtissent à la hâte.

 Le 17, à six heures du matin, le thermomètre marquait 1014 et demi; et ce degré parut un peu frais aux mathématiciens, qui étaient accoutumés à des climats plus chauds; mais la même heure fait éprouver à Tarrigagua deux températures fort opposées. S'il y a deux voyageurs, dont l'un vient des montagnes et l'autre de Guayaquil, le premier trouve le climat si chaud, qu'il ne peut souffrir qu'un habit léger; et l'autre, au contraire, trouve le froid si sensible, qu'il se couvre de ses plus gros habits. L'un trouve la rivière si chaude, qu'il est impatient de s'y baigner; et l'autre la trouve si froide, qu'il évite d'y tremper la main. Une différence si remarquable ne vient, des deux côtés, que de celle de l'air d'où l'on sort.

 En sortant de Tarrigagua, le 8 à neuf heures du matin, les mathématiciens commencèrent à monter la fameuse montagne de Saint-Antoine; et vers une heure après midi ils arrivèrent dans un lieu que les Américains nomment Guamar, et les Espagnols Cruz de canna, c'est-à-dire Croix de roseaux. La fatigue du chemin les força de s'y arrêter. Cruz de canna est un petit espace de plaine un peu en pente, qui fait le milieu de la montagne. On nous représente le chemin, depuis Tarrigagua, comme un des plus dangereux de l'Amérique

"Qu'on se figure, dit Ulloa, des montées presqu'à plomb; et des descentes si rudes, que les mules ont beaucoup de peine à s'y soutenir. En quelques endroits le passage a si peu de largeur, qu'il contient difficilement une monture; en d'autres, il est bordé d'affreux précipices qui font craindre à chaque pas de s'y abîmer. Ces chemins, qui ne méritent pas le nom de sentiers, sont remplis dans toute leur longueur, et d'un pas à l'autre, de trous de près d'un pied de profondeur, quelquefois plus profonds, où les mules ne peuvent éviter de mettre les pieds de devant et de derrière; quelquefois, leur ventre traîne à terre, et presque toujours il en approche jusqu'aux pieds du cavalier. Les trous forment une espèce d'escalier, sans quoi la difficulté du chemin serait invincible ; mais si malheureusement la monture met le pied entre deux trous, on ne le place pas bien dedans, elle s'abat, et le cavalier court plus ou moins de risque, suivant le côté par lequel il tombe. "
Pourquoi ne pas marcher à pied dans un chemin de cette étrange nature  On répond qu'il n'est pas aisé de se tenir ferme sur les éminences qui sont entre les trous; et que, si l'on vient à glisser, on s'enfonce nécessairement dans le trou même, c'est-à-dire dans la boue jusqu'aux genoux, car ces trous en sont remplis, et soulèvent jusqu'au comble.

On les nomme camellons dans le pays; ils sont comme autant de trébuchets pour les mules : cependant les passages qui n'ont point de trous, sont encore plus dangereux.

"Ces pentes étant fort escarpées, et la nature du terrain, qui est de craie continuellement détrempée par la pluie, les rendant extrêmement glissantes, il serait impossible aux bêtes de charge d'y marcher, si les voituriers indiens n'allaient devant pour préparer le chemin. Ils portent de petits hoyaux, avec lesquels ils ouvrent une espèce de petites rigoles à la distance d'un pas l'une de l'autre, pour donner aux mules le moyen d'affermir leurs pieds, Ce travail se renouvelle chaque fois qu'il passe d'autres mules; parce que, dans l'espace d'une nuit, la pluie ruine l'ouvrage du jour précédent. Encore se consolerait-on de recevoir de fréquentes meurtrissures, et d'être crotté ou mouillé, si l'on n'avait sous les yeux des précipices et des abîmes dont la vue fait frémir."
Enfin Ulloa assure, sans exagération, que le plus brave n'y peut marcher qu'avec un frisson de crainte, surtout s'il conserve assez de liberté d'esprit pour songer à la faiblesse de l'animal qui le porte.

 La manière dont on descend de ces lieux terribles ne cause pas moins d'épouvante. Il ne faut point oublier que, dans les endroits où la pente est si raide, les pluies font ébouler la terre et détruisent les camellons. D'un côté, on a sous les yeux des coteaux escarpés, et de l'autre des abîmes, dont la vue seule glace les veines. Comme le chemin suit la direction des montagnes, il faut nécessairement qu'il se conforme à leurs irrégularités; de sorte qu'au lieu d'aller droit, on ne parcourt pas cent toises sans être obligé de faire deux ou trois détours. C'est particulièrement dans ces sinuosités que les camellons sont bientôt détruits. La nature apprend aux mules à s'y préparer. Dès qu'elles sont aux lieux où commence la descente, elles s'arrêtent, et joignent leurs pieds de devant l'un contre l'autre, en les avançant un peu sur une ligne égale, comme pour se cramponner : elles joignent de même les pieds de derrière, les avançant un peu aussi, comme si leur dessein était de s'accroupir. Dans cette posture elles commencent à faire quelques pas pour éprouver le chemin; ensuite, sans changer de situation, elles se laissent glisser avec une vitesse étonnante. L'attention du cavalier doit être de se tenir ferme sur sa selle, parce que le moindre mouvement qui ferait perdre l'équilibre à sa monture ne manquerait point de les précipiter tous deux. D'ailleurs, pour peu quelle s'écartât du sentier, elle tomberait infailliblement dans quelque abîme. Ulloa ne se lasse point d'admirer l'adresse de ces animaux. On s'imaginerait, dit-il, qu'ils ont reconnu et mesuré les passages. Sans un instinct si puissant , il serait impossible aux hommes de passer par des routes où les brutes leur servent de guides.
 

"Mais quoique l'habitude les ait formées à ce dangereux manège, elles ne laissent point de marquer une espèce de crainte ou de saisissement. En arrivant à l'entrée des descentes; elles s'arrêtent sans qu'on ait besoin de tirer la bride : rien n'est capable de les faire avancer sans avoir pris leurs précautions. D'abord on les voit trembler; elles examinent le chemin aussi loin que leur vue peut s'étendre; elles s'ébrouent, comme pour avertir le cavalier du péril; et, s'il n'a pas déjà passé par ce même lieu, ces pressentiments ne lui causent pas peu d'effroi. Alors les Américains prennent le devant, se portent le long du passage, grimpent aux racines d'arbres qu'ils voient découvertes; ils animent les mules par leurs cris, et ces animaux, que le bruit semble encourager rendent le service qu'on attend d'eux." 
Dans d'autres endroits de la descente, il n'y a point de précipices à craindre; mais le chemin y est si resserré, si profond, ses côtés si hauts et si perpendiculaires, que le péril n'y est pas moins grand, quoique d'une autre manière. La mule, n'y trouvant point de place pour arranger ses pieds a beaucoup plus de peine à se soutenir. Si elle tombe néanmoins, ce ne peut être sans fouler le cavalier, et dans un sentier si étroit, qu'on n'a pas la moindre liberté de s'y mouvoir; il est assez ordinaire de se casser le bras ou la jambe, ou de perdre même la vie.

 A l'entrée de l'hiver, et au commencement de l'été ces voyages sont plus incommodes et plus dangereux que dans toute autre saison. La pluie forme alors d'épouvantables torrents qui font disparaître les chemins, ou qui les ruinent jusqu'à rendre le passage absolument impossible, à moins qu'on ne se fasse précéder d'un grand nombre d'Américains pour les réparer, et ces réparations mêmes, faites à la hâte, ou suffisantes pour les naturels du pays, laissent encore de grands sujets d'effroi pour un Européen. En général, le peu de soin qu'on donne à l'entretien des chemins du Pérou en augmente beaucoup l'incommodité naturelle ; car ce n'est pas seulement celui de Guayaquil à Quito dont les voyageurs se plaignent; il n'y en a pas un seul de bon dans toutes les parties des montagnes. Lorsqu'un arbre tombe de vieillesse, ou déraciné par un orage, il ne faut pas croire que, s'il barre le chemin, on se mette en peine de l'écarter; il y en a de si gros, que leur trône n'a pas moins d'une aune et demie de diamètre. Ceux de cette grosseur demandant beaucoup d'appareil pour les remuer, les Américains se contentent d'en diminuer une partie à coups de hache; ensuite, déchargeant les mules, il les forcent de sauter par-dessus le reste du tronc. L'arbre reste ainsi dans la situation où ils le trouvent; et d'autres Américains, qui viennent après les premiers, continuent de faire sauter les mules jusqu'à ce qu'il soit pourri par le temps.

 Le 18, à Cruz de canna, le degré du thermomètre était de 1010; les mathématiciens se remirent en marche par un chemin semblable à celui du jour précédent, jusqu'à Pucara, où l'on cesse de suivre la rivière.

Tout ce qu'on découvre au delà de Pucara lorsqu'on a passé les hauteurs de cette Cordillière, est un terrain sans montagnes et sans arbres d'environ deux lieues d'étendue mêlé de plaines rases et de fort petites collines; les unes et les autres sont couvertes de froment, d'orge, de maïs et d'autres grains, dont la différente verdure, forme un spectacle fort agréable pour ceux qui viennent de traverser les montagnes. Cet objet parut très nouveau à des voyageurs accoutumés depuis près d'un an aux verdures des pays chauds et humides, qui sont fort différentes de celles-ci; ils trouvèrent à ces belles campagnes un parfaite ressemblance avec celles de l'Europe.

Après s'être reposés jusqu'au 21, dans la maison. du corrégidor de Guaranda, ils reprirent leur route vers Quito, et le jour de leur départ, comme les deux jours précédents, le thermomètre marqua 1004 et demi. Le 22, ils commencèrent à traverser la bruyère, ou le désert de Chimboraço, laissant toujours à gauche la montagne de ce nom, et, passant par des collines sablonneuses qui, depuis le cap Nége, paraissent continuellement s'élargir. Les terres de ce cap, qui vont, par un long espace, en penchant des deux côtés vers la mer, environnent la montagne, et semblent en former les faces. Vers cinq heures du soir, les mathématiciens arrivèrent dans un lieu nommé Rumimachaï, c'est-à-dire, cave de pierre : ce nom vient d'un fort gros rocher qui forme dans sa concavité une retraite assez commode, où les voyageurs passent la nuit : cette journée avait été fatigante. On ne trouve sur la route ni précipices ni passages dangereux, mais le froid et le vent s'y font vivement sentir. Lorsqu'on a passé le grand Arénal et surmonté les plus grandes difficultés de cet ennuyeux désert, on découvre les restes d'un ancien palais des Incas, situé entre deux montagnes, et dont le temps n'a respecté qu'une partie des murs.

Le 23, à cinq heures et un quart du matin, le thermomètre marquait 1000, terme de la congélation de cet instrument; aussi la campagne parut-elle toute blanche de frimas, et le rocher de Rumimachaï était tout couvert de gelée. A neuf heures du matin les mathématiciens recommencèrent à côtoyer le Chimboraço à l'est, et vers deux heures ils arrivèrent à Mocha, petit hameau fort pauvre, où ils passèrent la nuit.

Le terrain qui est entre Caracol et Guaranda est de deux sortes : le premier,  jusqu'à Tarrigagua, est uni; et, depuis Tarrigagua jusqu'à Guaranda, on ne fait que monter et descendre. Les montagnes, jusqu'à deux lieues au delà du Pucara, sont couvertes de grands arbres de différentes espèces, dont le branchage, les feuilles et la grosseur du tronc causent de l'étonnement aux voyageurs. Toute cette Cordillère est aussi garnie de bois dans sa partie occidentale qu'elle en est dépourvue dans la partie opposée. C'est du sein de ces montagnes que sort la rivière qui, grossie par une infinité de ruisseaux, occupe un si vaste lit depuis Caracol jusqu'à Guayaquil.

Toute l'étendue de ces montagnes; qui ne laissent pas, d'avoir beaucoup de terrain uni dans leur partie supérieure, abonde en diverses espèces d'animaux et d'oiseaux, dont la plupart diffèrent peu de ceux de Tierra-Firme. On peut y joindre les paons sauvages, les faisans, une espèce particulière de poules, et quelques autres dont l'abondance est si grande, que, s'ils se perchaient moins haut; et s'ils ne se cachaient pas sous les feuillages des arbres, les voyageurs n'auraient besoin que d'un fusil et de munitions pour faire continuellement la meilleure chère. II s'y trouve aussi beaucoup de serpents, et des singes d'une singulière grandeur, qu'on distingue dans le pays par le nom de marimondas. Ulloa ne craint pas d'assurer que, lorsqu'ils se dressent sur leurs pieds, ils ont plus d'une aune et demie de hauteur. Leur poil est noir. Ils sont extrêmement laids, mais ils s'apprivoisent facilement.

Les roseaux ne sont nulle part aussi beaux que dans la route de Guayaquil à Quito. Leur longueur ordinaire est entre six et huit toises; et, quoique leur grosseur varie, les plus épais n'ont qu' environ six pouces. La partie ferme et massive de chaque tuyau a six lignes d'épaisseur. On comprend qu'étant ouvertes, elles forment une planche d'un pied et demi de large; et l'on ne s'étonnera point qu'elles servent à la construction des édifices du pays. Pour cet usage et quantité d'autres, on ne les coupe que dans leur parfaite grandeur. La plupart des tuyaux sont remplis d'eau, avec cette différence, que pendant la pleine lune, ils sont tout à fait pleins, et qu'à mesure que, la lune décroît, cette eau diminue jusqu'à disparaître entièrement dans la conjonction. L'expérience n'en laissa aucun doute à Ulloa. II observe aussi qu'en diminuant, l'eau se trouble, et qu'au contraire, dans sa plus grande abondance, elle est aussi claire que le cristal. Les Péruviens ajoutent d'autres particularités. Tous les tuyaux, disent-ils, ne se remplissent pas à la fois; entre deux pleins, il y en a toujours un qui reste vide. Ce qu'il y a de certain, sur le témoignage du mathématicien, c'est que, si l'on ouvre un tuyau vide, on en trouve de suite deux autres pleins. On attribue à leur eau la vertu de dissiper les apostèmes qui peuvent naître d'une chute. Aussi tous les voyageurs qui descendent des montagnes ne manquent pas d'en boire pour se fortifier contre les coups et les meurtrissures, qu'on ne peut guère éviter dans cette route. On laisse sécher les roseaux après les avoir coupés : ils sont alors assez forts pour servir de chevrons et de solives. On en fait aussi des planches et des mâts pour les balzes. On en double les soutes des vaisseaux qui chargent du cacao, pour empêcher que la grande chaleur de ce fruit ne consume le bois. Enfin ces cannes servent à mille sortes d'ouvrages.

Cependant Bouguer et La Condamine étaient restés seuls à Manta. Ces deux académiciens se proposaient d'y observer l'équinoxe par une nouvelle méthode de Bouguer, de reconnaître le point où passait l'équateur, de fixer, par l'observation de l'éclipse de Lune du 26 mai, la longitude entièrement inconnue de cette côte, la plus occidentale de l'Amérique méridionale, et d'examiner le pays où leurs opérations de la mesure de l'équateur devaient les conduire. D'autres motifs se joignirent à ces premières vues : ils voulaient chercher, sur les plages de la côte, un terrain commode à mesurer, et propre à servir de base à leurs déterminations géométriques. 

"Nous ne devions point négliger, dit La Condamine, l'occasion d'observer les réfractions astronomiques de la zone torride, en profitant de la vue de l'horizon de la mer, que nous allions bientôt perdre de vue dans un pays de montagnes : enfin il était à propos de faire l'expérience du pendule à secondes au niveau de la mer, et sous l'équateur même. L'exécution de tant de projets ne prit qu'un mois." 
Tandis que Bouguer s'occupait des réfractions, La Condamine détermina le point de la côte où elle est coupée par l'équateur : c'est une pointe, appelée Palmas, où il grava, sur le rocher le plus saillant, une inscription pour, l'utilité des gens de mer. La persécution des maringouins ou mosquites est insupportable dans ce lieu; et le ciel y est presque toujours couvert de nuages. En débarquant à Manta, on avait averti la compagnie de se tenir en garde contre les serpents, qui sont communs et dangereux. Dès la première nuit, La Condamine en vit un suspendu à l'un des montants de la case de roseaux, sous laquelle il avait son hamac; mais ils n'attaquent point un homme, s'il évite de les toucher.

Les deux académiciens visitèrent Charapoto, Puerto-Véjo , et parcoururent la côte, depuis le cap San-Lorenzo jusqu'au cap Passado et Rio Jama. Pendant leur séjour à Puerto-Véjo, La Condamine guérit, avec du quinquina qu'il avait apporté de France, une créole que la fièvre tourmentait depuis un an, et qui n'avait jamais entendu parler d'un fébrifuge qui croît dans sa patrie. La santé de Bouguer, qui commençait à se déranger, l'ayant obligé, le 23 avril, de prendre sa route vers le Sud, pour aller rejoindre Godin et les officiers espagnols à Guayaquil, La Condamine se vit seul, et c'est dans son propre récit qu'on va représenter la route qu'il prit pour Quito.

"Les instruments, dit-il, furent partagés entre M. Bouguer et moi, Je lui remis mon petit quart de cercle d'un pied de rayon, et je me chargeai du grand. Nous avions commencé ensemble la carte du pays; je la continuai seul, et, n'ayant pu trouver de guide pour pénétrer à Quito en droite ligne au travers des bois, où l'ancien chemin était effacé, je côtoyai les terres en pirogue l'espace de plus de cinquante lieues vers le Nord. Je déterminai, par observations à terre, la latitude du cap San Francisco, celle de Tacamos, et des autres points les plus remarquables. Je remontai ensuite une rivière très rapide, à laquelle une mine d'émeraudes, aujourd'hui perdue, a donné le nom qu'elle conserve. Je levai le plan de son cours et la carte de mes routes depuis le lieu de mon débarquement jusqu'à Quito.

 Tout ce terrain est couvert de bois épais, où il faut se faire jour avec la hache. Je marchais, la boussole et le thermomètre à la main, plus souvent à pied qu'à cheval. II pleuvait régulièrement tous les jours après midi. Je traînai après moi divers instruments, et le grand quart de cercle que deux Américains avaient bien de la peine à porter. Je recueillis et dessinai dans ces vastes forêts un grand nombre de plantes et de graines singulières, que je remis ensuite à M. de Jussieu. Je passai huit jours entiers dans ces déserts, abandonné de mes guides. La poudre et mes autres provisions me manquèrent. Les bananes et quelques fruits sauvages faisaient ma ressource. La fièvre me prit : je m'en guéris par une diète qui m'était conseillée par la raison et ordonnée par la nécessité.

 Je sortis enfin de cette solitude, en suivant une crête de montagnes, où le chemin, ouvert trois ans après par don Pedro Maldonado, gouverneur de la province, n'était pas encore tracé. Le sentier où je marchais était bordé de précipices creusés par des torrents de neige fondue qui tombent à grand bruit du haut de cette fameuse montagne connue sous le nom de Cordillère des Andes, que je commençais à monter. Je trouvai à mi-côte, après quatre jours de marche, au milieu des bois, un village américain nommé Niguas, où je m'arrêtai. J'y entrai par un ravin étroit que les eaux ont cavé de dix-huit pieds de profondeur. Ses bords coupés à pic semblaient se joindre par le haut, et laissaient à peine le passage d'une mule : on m'assura que c'était là le grand chemin, et il est vrai qu'alors il n'y en avait pas d'autre: Je passai plusieurs torrents sur ces ponts formés d'un réseau de lianes; semblable à nos filets de pécheurs, tendu d'un bord à l'autre, et courbé par son propre poids. Je les vis alors pour la première fois, et je ne m'y étais pas encore familiarisé. Je rencontrai sur ma route deux autres hameaux dans l'un desquels, l'argent m'ayant manqué, je laissai mon quart de cercle et ma malle en gage chez le curé, pour avoir des mulets et des Américains jusqu'à Nono, autre village où je trouvai un religieux franciscain qui me fit donner à crédit tout ce que je lui demandai.

 Plus je montais, plus les bois s'éclaircissaient : bientôt je ne vis plus que des sables, et plus haut des rochers nus et calcinés qui bordaient la croupe septentrionale du volcan de Pichincha. Parvenu au haut de la côte, je fus saisi d'un étonnement mêlé d'admiration à l'aspect d'un long vallon de cinq à six lieues de large, entrecoupé de ruisseaux qui se réunissaient pour former une rivière. Tant que ma vue pouvait s'étendre, je voyais des campagnes cultivées, diversifiées de plaines et de prairies, des coteaux de verdure, des villages, des hameaux entourés de haies vives et de jardinages : la ville de Quito terminait cette riante perspective. Je me crus transporté dans nos plus belles provinces de France. A mesure que je descendais, je changeais insensiblement de climat, en passant, par degrés, d'un froid extrême à la température de nos beaux jours du mois de mai. Bientôt j'aperçus tous ces objets de plus près et plus distinctement. Chaque instant ajoutait à ma surprise: je vis, pour la première fois, des fleurs, des boutons et des fruits en pleine campagne sur tous les arbres. Je vis semer, labourer et recueillir dans un même jour et dans un même lieu."

La Condamine entra dans Quito le 4 juin; Bouguer était le seul à qui sa mauvaise santé n'avait pas encore permis de s'y rendre; mais le 10 du même mois, treize mois après leur départ de France, ils s'y trouvèrent tous rassemblés.
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