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Heine

Heine (Heinrich), écrivain né à Dusseldorf le 13 décembre 1799, mort à Paris le 17 février 1856. Lui-même mettait le jour de sa naissance le 1er janvier 1800, pour pouvoir dire qu'il était le premier homme de son siècle. Il était le fils d'un négociant juif, Samson Heine. Sa mère, dont il s'est toujours souvenu avec attendrissement et à laquelle il a consacré un de ses plus beaux sonnets, s'appelait Elisabeth de Gueldre, un nom dont il a fait un titre de noblesse. Il fut élevé dans l'orthodoxie juive; on sait, du reste, peu de chose sur son enfance et sur sa première jeunesse. Lui-même, dans les renseignements qu'il nous à fournis sur sa vie, se faisait tour à tour meilleur ou plus mauvais qu'il n'était. Dusseldorf était alors la capitale du duché de Berg, cédé en 1806 à Napoléon, qui le donna à Murat. Un lycée, dirigé par des ecclésiastiques, était établi au couvent des franciscains. Heinrich Heine avait dix ans lorsqu'il y entra; il plaisante spirituellement, dans les Reisebilder, l'enseignement qu'il y reçut; mais de cette époque datent, selon lui, sa sympathie pour la France et son admiration pour Napoléon.

En 1815, il fut placé dans un comptoir de commerce à Francfort; il y resta quinze jours, dit-il, et il passa, en tout, deux mois dans la ville. D'après une version plus probable, son premier apprentissage dura deux ans, et ce fut le mécontentement de son patron qui le fit retourner à Dusseldorf. Son oncle, Salomon Heine, l'emmena, en 1817, à Hambourg, et le mit à la tête d'une maison de commission, dont la raison sociale fut Harry Heine et Cie, et qu'il liquida au commencement de 1819. La liquidation faite, Heinrich Heine resta encore six mois à Hambourg, abusant des plaisirs qu'offrait la riche ville commerçante, et dont il a donné une peinture dans les Mémoires de Schnabelewopski. En même temps, il écrivait des poésies dans le goût le plus fantastique du romantisme allemand, et dans un style qu'il ne prenait pas encore la peine de châtier; il a toujours eu le travail difficile. Il a laissé croire qu'il devait épouser une cousine qu'il appelle tantôt Berthe, tantôt Ottilie, et qui rompit son engagement pour faire un mariage chrétien : peut-être n'y a-t-il là qu'un thème poétique, qu'il a développé dans quelques poésies et dans ses deux ouvrages dramatiques. Dans sa famille, on fut persuadé désormais qu'il n'était bon ni pour le commerce ni pour la banque, et l'on décida qu'il commencerait à Bonn ses études de droit, dont l'oncle Salomon promit de faire les frais. Il montra peu de goût pour le droit, mais il suivit les cours littéraires de Simrock et de Guillaume de Schlegel. Au mois d'octobre suivant, il se rendit à Goettingen. A peine arrivé, il écrivait à un de ses amis :

Je m'ennuie terriblement ici. Ton empesé, patenté, dédaigneux. Chacun ici doit vivre comme un trépané. Seulement, on y peut bien piocher, et c'est aussi ce qui m'y a fait venir. 
Il oublia bientôt ce qui l'avait fait venir. Beneke, à la Faculté littéraire, faisait un cours sur l'ancienne poésie germanique, et il avait neuf auditeurs : Heinrich Reine fut l'un des neuf, mais il laissa là le droit. Dès le mois de janvier, il reçut son congé sous la forme du consilium abeundi, « pour avoir transgressé les règlements sur le duel », et la ville de Goettingen lui laissa un souvenir peu agréable, qu'il a consigné dans les premières pages des Reisebilder. Il alla, au mois d'avril, à Berlin, où il entra pour la première fois dans le mouvement littéraire. Il fut présenté à Rahel, juive convertie, femme de l'historien Varnhagen, qui recevait chez elle tout ce qui avait un nom dans les lettres et dans les arts, les deux Humboldt (Alexandre et Guillaume), le philosophe Hegel, le sculpteur Rauch, le théologien Schleiermacher, le poète Chamisso. Heinrich Heine laissa à la porte du salon de Rahel ce qui lui restait de ses moeurs d'étudiant; ses manières, son langage se polirent. Il publia, en 1822, son premier recueil de poésies, Gedichte, et, l'année suivante, un volume intitulé Tragaedien, nebst einem lyrischen Intermezzo. Les tragédies étaient Ratcliff et Almansor, les seuls ouvrages dramatiques qu'il ait jamais composés; l'Intermède lyrique fut plus tard compris dans le Buch der Lieder

Quant aux études juridiques, elles se bornaient à une lecture distraite de Montesquieu et de Gibbon, et aux conversations du poète avec son savant ami Moser, l'une des figures les plus intéressantes de sa correspondance. L'oncle Salomon manifestait du mécontentement, et Heinrich Heine alla rejoindre sa famille (mai 1823), d'abord à Lunebourg, ensuite à Hambourg, enfin à Cuxhaven, où il prit les bains de mer, pour se débarrasser des maux de tête qui commençaient à le tourmenter et qui devinrent de plus en plus opiniâtres : ce fut l'origine d'un de ses plus beaux recueils lyriques, Nordsee, compris dans le Buch der Lieder. Au mois de janvier 1824, il retourna à Goettingen, bien décidé à en finir avec le droit; et il indique, dans une lettre à Moser, ce qui cette fois stimulait son zèle :
Il faut que mon dîner me soit servi sur un des plateaux de la balance de Thémis; je ne veux plus vivre des miettes de la table de mon oncle.
Le 20 juillet 1825, il prit son grade de docteur. Il espérait s'ouvrir l'accès des fonctions publiques, ou même entrer plus tard dans la diplomatie; mais sa religion était un obstacle insurmontable. Les juifs, dans les États prussiens, étaient encore, à cette époque, exclus de l'administration, de la magistrature, de l'enseignement. Aussi, quelques semaines auparavant (28 juin), dans la petite église de Heiligenstadt, aux environs de Goettingen, Heinrich Heine avait passé au protestantisme. Il va sans dire que son incrédulité native sortit indemne de l'eau du baptême. On le voit se livrer, après comme avant, à des plaisanteries sur le christianisme, Mais il était las, dit-il, de son métier de juif-errant. Au reste, sa conversion ne lui profita pas; elle lui fut reprochée par ses anciens coreligionnaires comme une apostasie, et elle ne désarma pas les ennemis que lui fit bientôt la publication des Reisebilder

Le premier volume de cet ouvrage parut à Hambourg, en 1826, le second l'année suivante, le troisième en 1830, le quatrième, sous le titre, de Nachtraege, en 1831; le tout en 4 vol. et en cinquième édition refondue en 1854. C'est une oeuvre unique dans la littérature allemande, et qui ne se classe dans aucun genre; un récit de voyage, puisque l'auteur observe et décrit les pays qu'il traverse; une confession, puisqu'il nous entretient de lui-même, de ses rêves, de ses admirations, et surtout de ses haines; une satire, puisqu'il s'attaque à tout ce qui le gêne, et qu'il raille tout ce qui lui déplaît ; mais c'est, avant tout, un livre humoristique où le comique et le sérieux, la critique et la fantaisie, la prose et la poésie se mêlent. La forme est aussi variée que le fond, et le ton change d'une page à l'autre; mais la phrase garde toujours quelque chose d'ailé et qui se prête aux mille métamorphoses du sujet. 

Le succès des Reisebildereut une influence décisive sur la vie de Heinrich Heine, et changea pour le moment tous ses projets. Il ne parla plus de se faire avocat, professeur ou diplomate; il crut pouvoir se contenter désormais d'être un écrivain. Les deux premiers volumes étaient faits principalement avec les souvenirs qu'il avait gardés de sa jeunesse, de ses années d'études, de ses promenades aux environs de Goettingen, de sa vie à Hambourg et au bord de la mer. Les poésies qui y étaient contenues, réunies avec d'autres qui avaient paru ailleurs, formèrent le Buch der Lieder (Hambourg, 1827), qu'il considérait lui-même comme son plus beau titre de gloire, et qui est devenu en effet, par la simplicité concise et pittoresque du style, un des livres les plus populaires de la littérature allemande. 

En 1827, il commença ses voyages lointains, qui formèrent peu à peu les deux derniers volumes des Reisebilder. Il alla d'abord à Londres, et s'y ennuya beaucoup. L'Angleterre lui inspira peu de sympathie; il la jugeait trop avec ses préventions napoléoniennes. Il vécut ensuite à Munich, comme collaborateur du Morgenblatt (décembre 1827 - septembre 1828), visita la Haute-Italie, Gênes, Florence, Bologne, Venise, et revint à Hambourg, après avoir passé par Berlin (novembre 1829). C'est à Hambourg qu'il apprit la nouvelle de la révolution de Juillet, qui eut même un triste contre-coup dans la ville. Les juifs furent expulsés, à la suite d'une émeute; on ne ménagea que ceux qui pouvaient produire un acte de baptême. Heinrich Heine accepta avec empressement une offre qui lui fut faite par la librairie Cotta, et qui lui permettait de vivre, en « Prussien libéré », au foyer de la Révolution.

Il se rendit, au mois de juin 1831, à Paris, comme correspondant politique et littéraire de la Allgemeine Zeitung. Il prit ici dès l'abord une position originale, écrivant tour à tour en français et en allemand, servant d'intermédiaire entre deux pays, de trait d'union entre deux littératures. Ce fut, dit-on, Loève-Veimars qui lui donna l'idée de traduire certaines parties des Reisebilder pour la Revue des Deux Mondes; il eut bientôt autour de lui tout un groupe de collaborateurs, dont le plus ingénieux fut Gérard de Nerval et le plus appliqué Saint-René Taillandier. C'est ainsi que parurent simultanément Franzoesiche Zust. (Hambourg, 1833) et De la France (Paris, 1833). Le livre De l'Allemagne fut écrit en français pour la Revue des Deux Mondes (1834), avant d'être traduit en allemand. Heinrich Heine se prenait-il réellement pour un écrivain français, pour un successeur de Voltaire, comme l'appelaient complaisamment ses amis? Cela est douteux. Son français, sans manquer d'allure, a une teinte exotique. 

En Allemagne, les Reisebilder et le Buch der Lieder l'avaient mis hors de pair; mais il n'en attirait que davantage l'attention des gouvernements, qui poussaient violemment à la réaction. Ses écrits, avec tous ceux de la Jeune Allemagne, furent interdits par un arrêté de la Diète fédérale du 10 décembre 1835. La plupart des membres de l'école se soumirent et firent amende honorable; Gutzkow seul résista. Quant à Heinrich Heine, il était hors d'atteinte. Il écrivit à la Diète une lettre singulière, qui semblait être dictée par l'espoir de faire revenir l'auguste assemblée sur sa décision, et qui fut publiée en français dans le Journal des Débats (30 janvier 1836). Une déclaration du gouvernement prussien, du 16 février 1836, adoucit le décret en l'appliquant seulement aux ouvrages qui n'avaient pas passé par la censure. et toute la mesure fut rapportée en 1842. La censure mutilait quelquefois un écrit jusqu'à le rendre méconnaissable à l'auteur, et sa juridiction était toute locale. Quand le troisième volume des Salons fut prêt (1836), l'éditeur Campe obtint le visa en Hanovre, mais le livre n'en fut pas moins défendu en Prusse et en Bavière. C'était un triste temps pour les lettres allemandes; les fidèles de la Jeune Allemagne et les transfuges se livraient entre eux à une polémique sans vergogne et sans merci.  A Paris, une partie des réfugiés conspiraient de loin contre les gouvernements qui les avaient bannis, et cherchaient à attirer le poète dans leur camp. Il fut parfois obligé de défendre sa porte à ses compatriotes, et il se renferma de plus en plus dans sa société parisienne, celle d'Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Jules Janin, de George Sand, qu'il appelle le plus grand poète français. 

Après que la Diète fédérale l'eut atteint dans ses intérêts, il eut recours à la « grande aumône que le peuple français distribuait aux étrangers que leur zèle pour la Révolution avait compromis dans leur patrie »; le ministère Guizot lui fit une pension de 4000 F, qui lui fut plus tard continuée par l'Empire. Il fit encore, en 1843 et 1844, deux voyages en Allemagne. dont les résultats furent les poèmes Atta Troll et Deutschland ein Wintermoerchen. Le dernier, une amère satire contre l'Allemagne, passa à la censure à Hambourg, mais fut interdit en Prusse; un mandat d'arrêt fut même lancé contre l'auteur, qui résolut dès lors de finir ses jours dans l'exil. Le banquier Salomon Heine mourut le 23 décembre 1844, lui laissant une somme de 10 000 F; le poète réclama la continuation de la pension que son oncle lui avait servie jusque-là, et qui se montait à 4800 F, et il menaça d'abord d'un procès le légataire universel Charles Heine, fils et successeur de Salomon. La négociation traîna jusqu'en 1847, et ce fut Charles qui céda; il éleva même la pension à 5000 F, et il promit de la continuer à la femme du poète, Mathilde, née Mirat, si elle lui survivait. Heinrich Heine s'engagea, de son côté, à ne rien publier contre sa famille. 

Au moment où cet arrangement fut conclu , sa santé s'affaiblit à vue d'oeil, et l'on pouvait prévoir sa fin prochaine. Il avait eu, au mois de janvier 1845, sa première attaque de paralysie ; un séjour aux eaux de Barèges ne lui procura aucune amélioration. Il avait habité ,jusque-là le faubourg Montmartre, à Paris; il alla passer l'été de 1848 à Passy (64, Grand-Rue) pour fuir le tumulte de la ville. Au mois d'octobre, il prit au haut de la rue d'Amsterdam (n° 50) un appartement au fond d'une cour, tranquille, mais obscur, où il resta six ans, ne quittant guère son fauteuil. En 1854, il s'établit aux Champs-Elysées, au n° 3 de la rue Matignon; il demeurait très haut, mais il voyait du moins quelques arbres. C'est là qu'il termina sa longue agonie; il était réduit à l'état de squelette, et il offrait, dit Théophile Gautier, le phénomène d'une âme vivant sans corps. Une simple pierre avec son nom marque le lieu où il repose, au cimetière Montmartre. Dans les derniers mots de son testament, il remercie la France de l'hospitalité qu'elle lui a donnée. La France était devenue sa patrie d'adoption; il aimait à dire qu'il redeviendrait Allemand quand l'Allemagne serait libre. Dans l'une des nombreuses notices sur lui-même qu'on lui demandait pour les revues, datée de 1835, il disait :

Je n'ai jamais fumé, je n'aime pas la bière, et c'est en France que j'ai mangé ma première choucroute. En littérature, j'ai tenté de tout : j'ai fait des poèmes lyriques, épiques et dramatiques; j'ai écrit sur les arts, sur la philosophie, sur la théologie, sur la politique  Dieu me le pardonne! Depuis douze ans, je suis discuté en Allemagne; on me loue ou on me blâme, mais toujours avec passion. On m'aime, on me déteste, on m'apothéose, on m'injurie.
Il faut dire qu'il en usait avec ses ennemis comme ses ennemis en usaient avec lui, et même qu'il leur donnait l'exemple; il a décoché à quelques-uns d'entre eux des traits qui resteront attachés à leur chair. Mais la meilleure partie de ses oeuvres est élevée au-dessus des polémiques du jour. Il est l'un des rares écrivains allemands qui aient eu un style en prose, et, dans la poésie lyrique, il prend naturellement sa place à côté d'Uhland et à la suite de Goethe. (A. Bossert).
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