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Histoire de la philosophie / Hegel
Histoire de la philosophie
L'Hégélianisme
[La philosophie]
On donne le nom d'Hégélianisme au système philosophique élaboré par Hegel. Il est utile, pour l'intelligence du système achevé, de se représenter clairement l'évolution psychologique par laquelle Hegel s'y achemina. En voici quelques traits essentiels, sommairement indiqués.

Le premier de ces traits, et le plus important, c'est que cette évolution fut autonome et toute personnelle. On le représente habituellement comme continuant et achevant la pensée de Schelling, qui avait continué et développé la doctrine de Fichte, continuateur lui-même de la pensée de Kant. Il se peut que cette conception de la valeur successive de ces doctrines ait une vérité schématique : il est certain qu'elle n'est pas vraie d'une vérité historique. Lorsque Hegel quitte Tubingen, il connaît superficiellement le kantisme moraliste et vulgaire; c'est à peine s'il connaît les écrits de Kant. La formation et le développement de son esprit, commencés à Berne, presque sans livres, s'achève à Francfort : nous savons d'une manière à peu près certaine ce qu'il connut de la doctrine de Fichte et de la production philosophique de Schelling; ces lectures stimulèrent, mais ne dirigèrent pas la marche de son esprit. Lorsqu'il vient à Iéna, il a trente ans, et il a rédigé déjà tout un système qui dénote une claire conscience de la structure essentielle et définitive de sa pensée. L'adhésion complète et réfléchie qu'il donna aux idées de Schelling lui fut une occasion de recevoir une discipline technique et méthodique que son esprit n'avait encore pas subie. Ce fut pour lui un exercice dialectique et un jeu utile; la Phénoménologie prouve que le contenu de sa pensée n'en fut ni profondément modifié, ni longtemps embarrassé. Il fallut bien, plus tard, qu'il crût et qu'il démontrât que son système supposait, absorbait et achevait celui de Schelling; sans doute, il ne s'imagina jamais qu'il en fût issu par voie de genèse directe.

Le second caractère de cette évolution psychologique, c'est qu'elle procède à partir de données sentimentales. En 1800, à l'époque où il prenait conscience de lui-même et où il atteignait à la maturité, Hegel écrivait à Schelling :

« Dans mon développement scientifique, parti de besoins inférieurs de l'humanité (c.-à-d. des aspirations les plus humbles de la conscience humaine), il a fallu que je fusse amené de force à la science, et l'idéal de ma jeunesse a dû recevoir une forme réfléchie, se transformer en un système. »
L'expression est d'une entière exactitude : il évolua non pas en philosophe parti d'une doctrine abstraite, et s'élevant par degrés à une forme de pensée abstraite plus haute, plus compréhensive, plus satisfaisante, mais en théologien humanitaire cherchant à satisfaire, au moyen d'une philosophie complète, les aspirations sentimentales qu'il savait être les siennes, et qu'il crut être celles des hommes de son temps.

J'ajoute enfin que, dans cette ascension vers l'intellectualisme, il procéda en homme de sentiment. Il y marcha, non par le progrès régulier d'une déduction logique, mais par poussées successives, par approximations graduelles. Jusqu'au coeur même de son système achevé, l'un des plus abstraits que l'histoire ait connus, le rythme de la méthode est marqué comme par des bonds et par des efforts successifs d'invention discontinue et de création. Il eut quelque chose de plus puissant encore que sa faculté d'abstraction, c'est sa capacité à la représentation concrète et à l'imagination verbale.
 

 La philosophie a pour objet
le monde des idées et de l'esprit

« C'est surtout à l'esprit de la jeunesse que je fais appel, car la jeunesse est ce temps heureux de la vie où l'on n'est pas encore resserré dans d'étroites limites par les nécessités de la vie extérieure, où l'on peut s'occuper librement de la science et l'aimer d'un amour désintéressé, où l'esprit enfin n'a pas encore pris une attitude négative et sceptique vis-à-vis de la vérité. Une âme encore saine et pure éprouve le besoin d'atteindre à la vérité, et c'est le royaume de la vérité que la philosophie habite. Tout ce qu'il y a de vrai, de grand et de divin dans la vie est l'oeuvre de l'idée; et l'objet de la philosophie consiste à saisir l'idée dans sa forme véritable et universelle. Dans la nature, l'oeuvre de la raison est enchaînée encore par la nécessité. Mais le royaume de l'esprit est le royaume de la liberté. Tout ce qui forme le lien de la vie humaine, tout ce qui a un prix pour l'homme est d'une nature spirituelle, et ce royaume de l'esprit n'existe que par la conscience du vrai et du bien, c'est-à-dire par la connaissance des idées.

L'amour de la vérité et la foi dans la puissance de l'esprit sont donc la première condition de la recherche philosophique. L'homme doit avoir le sentiment de sa dignité et s'estimer capable d'atteindre aux vérités les plus hautes. On ne saurait rien penser de trop grand de la grandeur et de la puissance de l'esprit. L'essence cachée de l'univers n'a pas de force qui puisse résister à l'amour de la vérité. Devant lui l'univers doit se révéler et déployer toutes les richesses et toutes les profondeurs de sa nature. »
 

(Hegel, extrait d'un Discours prononcé à Berlin en 1818).

Le système hégélien

Nous avons une source authentique pour l'ensemble du système, c'est l'Encyclopédie (dans l'édition augmentée de 1827); mais l'exposition en est sommaire et scolastique. Hegel ne traita avec tous leurs développements que l'introduction au système (Phénomenologie), la première des trois grandes parties du système (Science de la logique), et un fragment de la troisième (Philosophie du droit). Après sa mort (1832 et suiv.), dans l'édition complète de ses oeuvres, ses disciples publièrent une nouvelle édition de l'Encyclopédie augmentée au moyen de ses notes et de ses cours, et, d'après les mêmes documents, quelques-unes des parties capitales de la Philosophie de l'esprit. Ces publications furent faites avec soin, mais ne peuvent être traitées comme des sources primaires; elles ne viennent que comme appoint aux oeuvres authentiques.

Phénoménologie.
Elle retrace l'histoire critique de la conscience (au sens de pensée connaissante) de sa forme immédiate et primitive à son achèvement dans le savoir absolu, à travers la série de son évolution, psychologique et historique. Elle est donc l'exposé des formes d'apparition et de réalisation, des formes phénoménales à la fois de l'esprit individuel et de l'esprit universel. Le savoir absolu n'est tel qu'à la condition qu'il suppose, enveloppe, achève, connaisse les formes antérieures de la conscience, degrés successifs de son mouvement vers l'absolu : conscience immédiate (externe), conscience de soi, raison, esprit (dans le domaine de la moralité) et religion. A son degré suprême, la conscience absolue connaît le devenir de l'être et de la pensée, le système de la vérité, comme un développement unique, qui est la propre histoire de sa genèse, non plus phénoménale, mais réelle et absolue. Le rationnel lui apparaît comme réel, et le réel comme rationnel, c.-à-d. que les deux domaines de l'existence et de la pensée se réduisent au développement unique de l'idée, engendrant ses formes successives par le mouvement dialectique de sa progression, où les contraires naissent l'un de l'autre et s'absorbent dans une unité supérieure.

Logique.
Nous sommes placés au point de vue du savoir absolu, au point de vue de la raison absolue, face à face avec les concepts qui sont les formes successives de l'idée, c.-à-d. à la fois de l'être et de la pensée. Connaître le monde des idées dans leur enchaînement systématique, c'est donc laisser se dérouler devant nous la genèse des formes successives de l'idée, la création des existences, le devenir de Dieu dans son mouvement dialectique. La première des trois phases, ou, si l'on veut, la première des trois époques du devenir absolu de l'idée, c'est son développement logique. La logique est la science de l'idée dans l'élément abstrait de la pensée; c'est, si l'on veut, la science de Dieu antérieurement au monde. Ce devenir du concept pur se fait par trois étapes : l'être, ou le concept en soi, l'essence, ou le concept se divisant et se réfléchissant sur lui-même, le concept pour soi, enfin le concept revenu de sa division et de sa réflexion sur lui-même, le concept à la fois en et pour soi. Chacune de ces trois phases évolue par trois périodes scandées elles-mêmes par trois moments, eux-mêmes enfin se réalisant par trois degrés.

L'idée comme concept en soi, l'idée en tant qu'être est d'abord l'être le plus pauvre de contenu et le plus abstrait, l'être pur sans détermination, et par conséquent à la fois identique au néant et différent du néant. Ces catégories, si basses et si vides qu'elles ne peuvent qu'à peine être différenciées, prennent une réalité plus riche dans le concept qui les concilie, dans le devenir. Or ce qui devient, c'est une existence : le devenir a pour résultat l'existence, c.-à-d. l'être délimité, la limite ou la définition réalisée; la qualité. Mais poser une détermination (au sens de Spinoza), une limite, un être qualifié, c'est poser du même coup la négation de cette qualité, c.-à-d. d'autres existences, d'autres êtres eux-mêmes qualifiés et s'opposant par conséquent à d'autres existences, à l'infini. La chose qualifiée n'est telle, n'est quelque chose que par rapport à autre chose, à un autre; elle est l'autre de cet autre : la fuite à l'infini des existences s'opposant toujours à d'autres existences se résout par le lien indissoluble entre les existences qui sont mutuellement l'autre, l'une pour l'autre; et ce retour de la dispersion infinie des existences réelles ramène l'existence à l'être pour soi, à l'idéalité du fini, qui est l'infini véritable. L'être pour soi est successivement l'un, le plusieurs, et la relation entre cette pluralité d'uns, identiques entre eux en tant que tels. Ainsi la qualité s'évanouit et fait place à la quantité : la première des trois phases de l'être s'est achevée, engendrant le terme initial de la phase supérieure.

La seconde phase de l'idée en tant qu'être l'élève, par le même processus, à des déterminations plus hautes, à des catégories plus riches et plus vraies, qui naissent les unes des autres : quantité pure, quantum (ou quantité définie) et grandeur intensive ou degré. A son tour, le degré ou la proportion mesurée, avec la réciprocité de relations des quantités rapportées l'une à l'autre, engendre la mesure, unité d'abord immédiate et relative, puis médiatisée et réalisée, de la qualité et de la quantité. Cette unité réalisée, et qui contient en elle les moments parcourus par l'être immédiat, pose l'essence.

Les catégories que nous avons parcourues sont celles de l'être immédiat; ce sont celles par lesquelles se formule, au travers desquelles s'élève la connaissance immédiate et non réfléchie des choses dans leur être tout extérieur, superficiel, phénoménal. Les catégories de l'essence, auxquelles nous sommes parvenus, sont celles que poursuit et qu'atteint l'entendement, la connaissance réfléchie. L'entendement ne peut que s'attacher obstinément à l'absolu conçu comme essence; il s'arrête aux axiomes de l'essence, qu'il sépare et fixe dans leur abstraction, en les privant de leur fluidité logique.

L'essence, considérée en elle-même, est identité formelle, fondement du principe d'identité; mais elle implique et est en même temps la différence (fondement du principe du tiers exclus); l'une et l'autre se synthétisent dans la raison d'être (fondement du principe de raison). L'essence fonde une existence, relative et dépendante à l'égard d'autres existences du même ordre, c.-à-d. une chose. La chose est déterminée par des qualités qu'elle possède et dont elle se distingue, qui sont des modes d'être, des matières s'unifiant dans la forme. L'essence est donc nécessairement amenée à apparaître, à engendrer par son développement le phénomène. Mais le phénomène n'est pas, comme le voulait Kant, une apparence purement subjective, fondée sur la réalité abstraite des choses en soi; il est l'existence immédiate qu'engendre nécessairement l'essence dans son développement logique; il est un moment de l'essence, qui trouve sa vérité dans le degré supérieur, conciliant l'existence externe et l'essence interne, dans la réalité. Par les trois degrés de la possibilité, de la contingence et de la nécessité, la réalité atteint aux trois catégories de la nécessité réalisée : rapport de substance à accident, de cause à effet, et d'action réciproque. A ce dernier degré les oppositions sont à la fois posées et supprimées, différentes et identiques : la nécessité s'achève et se supprime dans cette identification qui fait des deux opposés les moments d'un tout, et qui réalise la liberté. L'essence et l'être s'absorbent et trouvent leur conciliation et leur vérité dans le concept (Begriff).

Le concept proprement dit, le concept en et pour soi est le degré supérieur où se concilient l'être immédiat et l'essence médiate. En tant que concept subjectif, il évolue d'abord, au travers des trois moments de l'universel, du particulier et de l'individuel, sous la forme du jugement qui oppose et identifie ces moments constitutifs de son développement. Puis, de sa dispersion dans les formes successives du jugement, il revient à l'unité dans le syllogisme, qui n'est pas seulement une démarche de la pensée subjective, mais est constitutif de toute rationalité, de toute réalité rationnelle. S'étant réalisé dans les formes successives du syllogisme, le concept subjectif atteint à une réalité plus haute dans le concept objectif : l'absolu devient objet. Le concept objectif se réalise par les trois moments successifs du mécanisme, du chimisme et de la téléologie. A ce dernier degré, le concept s'étant réalisé dans la fin a réalisé l'identification du contenu et de la forme, de l'objet et du sujet qui était la tâche assignée à son évolution : il est devenu le vrai en et pour soi, l'idée proprement dite; et le devenir absolu de l'idée logique s'achève enfin, par les trois moments de la vie, du connaître et de l'idée absolue.

C'est ainsi que s'opère, par une méthode qui n'est autre chose que la loi interne et le rythme de son évolution (thèse, antithèse, synthèse), la réalisation de l'idée à la fois logique et métaphysique; ainsi s'accomplit par une genèse spontanée et nécessaire la déduction des catégories, où devait nécessairement échouer la méthode extérieure et subjective de Kant et de Fichte. L'idée logique, principe et expression métaphysique de toute existence et de toute connaissance, s'est élevée de l'indétermination abstraite à la réalisation parfaite de tout le contenu logique qu'il lui fût possible d'engendrer et d'acquérir. Il faut encore qu'elle sorte de son isolement, qu'elle s'extériorise dans la nature, qu'elle se retrouve enfin et achève son développement dans l'esprit.

 
 L'évolution universelle

« L'idée est l'essence de l'univers, qui en est la réalité extérieure.

L'idée ne peut rester à l'état de virtualité pure; il se manifeste en elle une contradiction entré l'être et le néant, un besoin de se produire; cette contradiction est le principe du mouvement, qui pose la réalité. Mais cette réalité extérieure est une sorte d'aliénation de l'idée; l'idée ne saurait rester ainsi hors de soi, et, par une opération nouvelle, l'idée fait retour sur elle-même, revient à soi, et elle sait ainsi ce qu'elle est.

Tel est le rhythme général de la dialectique spéculative, et ce type se reproduit dans tous les détails, dans toutes les sphères tout se reproduit, se détermine, se différencie, et tout retourne à l'identité première. C'est un déploiement continu qui revient sans cesse sur lui-même, avec un plus haut degré de réalité déterminée et de connaissance, une explication éternelle, infinie, dont la fin est, pour l'esprit qui préside sans conscience à ce mouvement, la conscience explicite de sa souveraineté absolue.

[...]

La puissance de la nécessité qui lie toutes les réalités entre elles fait qu'une réalité n'a pas une existence distincte et isolée, mais qu'elle trouve son être et son fondement dans ses rapports avec les autres. Cette délivrance, en taut qu'elle existe pour soi, est le moi; en tant qu'elle a reçu tout son développement, elle est l'esprit libre; en tant que sensibilité, c'est l'amour; en tant que jouissance, c'est le bonheur. »

Phases successives de l'évolution universelle

« Tout le mouvement universel n'a d'autre but que de manifester l'esprit dans sa gloire.

La vie, dans la nature; a eu pour résultat de faire connaître l'esprit comme le principe et la fin de la nature, et la vie de l'humanité a eu pour but de donner à l'esprit universel la pleine conscience de lui-même, et de faire savoir à l'esprit humain qu'il est vraiment la substance absolue.

Ce développement s'opère par trois phases : l'esprit se manifeste d'abord comme esprit subjectif, puis comme esprit objectif, enfin comme esprit absolu Ce qu'on appelle l'âme n'est encore que le sommeil de l'esprit, l'esprit passif.

Il y a progrès de l'âme naturelle à l'individualité sensible, et de celle-ci à l'âme ayant raison et conscience d'elle-même.

Tout ce qui est dans la raison a son origine dans la sensation ou le sentiment; mais l'origine d'une chose n'est que l'aspect sous lequel elle apparaît d'abord. L'organisation du corps n'est pas la cause de la vie de l'âme ;elle est elle-même un produit de la virtualité de l'esprit, et, au lieu de prétendre expliquer le coeur et l'intelligence par la vie physique, il faut chercher à expliquer celui-ci par l'action de l'âme et de l'esprit.

Par le sentiment, l'âme s'individualise, et, en se distinguant des sentiments particuliers en même temps que de son corps, qu'elle pose comme étant son organe du dehors, comme étant à son service, elle devient réelle par là même; elle se distingue de la nature entière, considère celle-ci comme objet, et devient son moi ou conscience.

Par son développement, la conscience elle-même, qui est d'abord conscience en général, devient conscience de soi et raison.

[...]

La pensée se reconnaît pour toute réalité, pour la puissance qui détermine elle-même son contenu; par là elle est volonté, esprit pratique. Elle est d'abord sentiment pratique, et, comme tel, sentiment du plaisir et du déplaisir, penchant, passion; puis elle devient volonté réfléchie, se portant exclusivement vers tel ou tel objet, et se posant ainsi comme libre arbitre, élection arbitraire. Ce n'est pas encore la vraie liberté; celle-ci naît de la recherche de la vraie félicité, satisfaction universelle et harmonique, et consiste dans la détermination de soi par soi-même : c'est la volonté comme libre intelligence.

Par là nous entrons dans le domaine de l'esprit objectif, titre sois lequel sont exposées la philosophie du droit , la morale et la politique.

[...]

Il y a progrès du droit à la morale, de celle-ci aux moeurs, au monde moral, et, dans celui-ci, de la famille à la société civile et de celle-ci à l'État. Au point de vue du droit, l'individu libre n'est qu'une personne; par la moralité il devient sujet, volonté réfléchie en soi ; dans les moeurs, dans la famille, dans la société, dans l'État.

A leur tour, les États divers ne sont qu'autant de moments du développement général de l'esprit dans son existence historique. L'esprit universel est à la fois la substance et la négation des esprits nationaux. Il se sert de la guerre pour les dissoudre, tant qu'ils ne réalisent qu'imparfaitement l'État rationnel : le mouvement de l'histoire universelle a pour fin de réaliser l'État absolu, l'État parfait, dans lequel l'esprit acquiert la conscience qu'il est l'absolu, la fin de l'histoire aussi bien que celle de la nature.

En même temps que l'esprit universel travaille ainsi à se réaliser et à se poser comme la substance absolue dans l'histoire morale de l'humanité, il s'exprime encore comme tel dans l'art, dans la religion, dans la philosophie, dont la dernière expression est l'idéalisme absolu, et le dernier résultat que l'intelligence humaine est elle-même l'esprit absolu. »

L'histoire de la philosophie, 
expression de l'évolution universelle

« L'histoire de la philosophie est la plus haute expression du caractère général d'une nation et d'une époque; la philosophie est elle-même une face, un moment déterminé de ce caractère. Pour qu'elle puisse venir à naître, la réflexion philosophique suppose un certain degré de culture intellectuelle. Elle naît alors que l'esprit d'un peuple s'est dégagé de l'indifférence primitive de la vie physique et s'est élevé au-dessus de l'intérêt passionné. Arrivé à l'état de réflexion, l'esprit soumet à l'examen le mode actuel de son existence, sa vie morale et sa foi. En général, on commence à philosopher lorsqu'il n'y a plus un accord parfait entre la réalité extérieure et les tendances intimes, lorsque les institutions sociales et religieuses ne suffisent plus à la conscience : alors l'esprit se réfugie dans le monde de la pensée, et la philosophie devient le remède au mal que la pensée a produit.

La philosophie s'élève sur les ruines d'un mondé vieilli et tend à créer un ordre de choses nouveau. Au milieu d'un peuple donné, c'est une philosophie déterminée, et celle-là seule, qui devient dominante ; elle en constitue la manière d'être générale; elle est l'esprit réfléchi de l'époque ; mais par là même qu'elle la réfléchit, elle s'élève au-dessus d'elle. »
 

(Hegel, extraits de la Logique).
La nature. 
L'idée se répand, se disperse, s'extériorise dans l'existence immédiate : elle se pose sous forme de réalité concrète; elle devient nature. Toute l'évolution de la nature, considérée dans l'enchaînement véritable de son progrès, consiste à s'élever de l'état primitif de la dissémination absolue vers son unification la plus haute, qui est la subjectivité. Toute son histoire métaphysique est un ramassement graduel d'une dispersion illimitée vers un centre où elle s'idéalise.

Comment se fait ce progrès dialectique de la nature? c'est ce qu'il est impossible d'exposer brièvement. Cette partie du système est celle que Hegel lui-même jugeait l'une des moins satisfaisantes; il ne cessa de la modifier, l'accommodant à ce qu'il savait du progrès général des sciences et changeant la disposition systématique de certaines parties essentielles. Sous la forme développée que lui a donnée l'éditeur posthume et qui est très imparfaite, il est plus facile d'en critiquer les erreurs choquantes que d'en pénétrer le sens véritable. Du moins l'ensemble en est-il suffisamment clair : la nature se développe par trois moments le processus mécanique, où elle est matière morcelée à l'infini et a le caractère de l'universalité; le processus physique, où elle est matière réalisée dans des corps, dans des formes d'existence particulière; et le processus organique, où les formes réelles, spécifiques des corps s'idéalisent, où l'unité physique du corps se transforme en une unité subjective, où l'idée, revenue de son extériorisation absolue, devient esprit.

Ce retour à une unité supérieure de l'idée primitivement répandue dans la multiplicité illimitée se fait par une série de degrés qui s'engendrent dialectiquement, mais non pas naturellement. Cette évolution de la nature est une reconstruction logique, mais non pas une histoire de la nature pour Hegel comme pour Aristote, la nature est au premier jour, est, depuis qu'elle est, ce qu'elle est aujourd'hui. Genèse et transmutation des formes ne sont que rêveries : la nature est inerte et ses formes sont éternelles; la philosophie de la nature est le système de la nature, mais n'en est pas l'histoire.

L'esprit.
L'esprit est l'idée qui s'est affranchie de la nécessité naturelle, qui est pour soi, qui se possède elle-même, qui est toute liberté. Mais il faut que cette liberté, qui est sa vérité et son but final, se réalise graduellement dans les degrés successifs de l'esprit : il faut que l'esprit soit successivement esprit subjectif, esprit objectif, enfin esprit absolu.

L'esprit subjectif est d'abord l'esprit encore engagé dans la nature, l'esprit-nature, l'âme dans son rapport avec le corps. Cette âme, qui est l'objet propre de l'anthropologie, réalise par trois degrés successifs sa domination croissante sur la nature, l'idéalisation de la nature : comme âme naturelle, elle est encore assujettie aux qualités naturelles que lui imposent les peuples, les lieux, les tempéraments, les modifications organiques, et s'éveille enfin dans la sensation; comme âme sentante (de sentiment), elle est une individualité qui se produit et se développe; comme âme réelle enfin, elle prend possession de sa corporéité, devient sujet, existe pour elle-même, devient conscience. L'esprit subjectif devenu conscience évolue au travers des trois degrés (conscience, conscience de soi, raison) que la phénoménologie a étudiés exotériquement et qui reparaissent ici à leur place systématique. L'esprit subjectif s'achève enfin dans l'esprit proprement dit, objet de la psychologie : il est successivement esprit théorique (théorétique), esprit pratique ou volonté, esprit libre, enfin, qui se connaît comme libre, qui veut se réaliser comme libre et qui ne peut se réaliser qu'en devenant esprit objectif.

L'esprit objectif a pour tâche de réaliser extérieurement son concept, qui est la liberté : il faut donc qu'il se crée lui-même un monde déterminé et conditionné par sa propre volonté. La volonté crée une première réalisation objective d'elle-même; elle pose le droit : en tant que personne juridique, elle se réalise dans la chose possédée et donne naissance au droit de propriété, au droit de contrat et au droit de punir, qui est l'aboutissement dialectique de l'évolution juridique. Revenue et réfléchie sur elle-même, elle se contrait et se pose comme sujet moral et réalise le moment de la moralité où elle se distingue comme conscience individuelle de la volonté universelle qui est le bien : l'opposition du bien objectif universel et du bien subjectif individuel donne naissance au mal, qui est le passage dialectique à la moralité sociale (Sittlichkeit). A ce degré, la volonté universelle rationnelle, ayant pris conscience de sa liberté, se crée une réalité par le moyen de l'esprit d'un peuple. La famille est la première réalisation, encore naturelle et sentimentale, de l'esprit social : le moment dialectique qui la dépasse, c'est la dispersion des enfants, se constituant en personnes distinctes, ayant entre elles des relations légales. La société civile en est la seconde réalisation elle est déjà l'état, mais l'état extérieur, association d'intérêts personnels divisés et de classes naturelles, unis et dominés par la loi positive, obligatoire, nécessaire, que garantit une organisation de défense et de protection. Enfin la réalisation suprême c'est l'Etat. Il est le rationnel qui développe consciemment son contenu par trois degrés en tant que droit politique intérieur, il impose aux individus à la fois la réalisation de leur droit et la réalisation de leur bien-être, par le moyen de la constitution (non pas de celle que demandent des rêveurs épris de la liberté abstraite et individuelle, mais bien de celle qui naît organiquement de l'histoire) et par le moyen du gouvernement (monarchie héréditaire, assistée d'Etats subordonnés, à droits réduits); en tant que droit politique extérieur (international), il fonde entre les peuples divisés par la guerre la possibilité de la paix; enfin, en tant qu'esprit universel de l'histoire du monde, il se réalise dans l'histoire politique des Etats successifs, qui n'est que l'histoire des progrès successifs de la conscience de la liberté; car le concept de la liberté, principe d'existence de tout état, inconscient dans le monde oriental, prend de lui-même une conscience partielle, morcelée, contradictoire dans le monde gréco-romain et réalise enfin dans le monde germanique ou moderne la conscience totale de lui-même, l'identification absolue du sujet et de sa substance abstraite.

L'esprit absolu est l'esprit qui se sait idée absolue; l'intelligence qui s'est affranchie, qui s'est donné la réalité de la liberté dans le processus de l'esprit objectif, est devenue forme adéquate du concept de l'esprit : mais il faut encore que l'esprit s'élève de la conscience subjective de l'esprit absolu qui lui est donnée sous la forme de foi à la certitude garante de cette union, de cette identité, de cette définitive réconciliation. Le premier degré de ce savoir, c'est la considération intuitive de l'esprit absolu, sous la forme de l'idéal réalisé dans la beauté : c'est l'art. Le contenu absolu y est exprimé dans une réalisation immédiate et sensible, objet fini, objet arbitrairement choisi et exécuté, mais objet beau, dans lequel l'artiste introduit l'absolu et le divin. La beauté se réalise progressivement dans les trois degrés successifs de l'art : dans l'art symbolique (oriental) la matière domine la forme et ne l'exprime qu'imparfaitement, par indications partielles et confuses; dans l'art classique (hellénique) le contenu intelligible, idéal, pénètre complètement la matière, s'harmonise pleinement avec elle jusqu'au moment ou la satire (romaine) rompt négativement et dialectiquement cette identité; dans l'art romantique (médiéval et moderne), la matière est dominée et dépassée par l'élément spirituel, dont l'intensité sentimentale a grandi, dont le pouvoir subjectif s'est infiniment accru. Le système hiérarchique des arts reproduit symétriquement cette évolution : les arts s'absorbent enfin dans la poésie qui les contient et les domine tous.

Le deuxième degré de ce savoir, c'est la connaissance de l'esprit absolu par le moyen du sentiment, de la représentation, de la réflexion : c'est la religion, où l'esprit absolu se réfléchit et se connaît par le moyen des formes de conscience moyennes et communes à tous les humains. La religion véritable dont il s'agit ici n'est donc ni la religion naturaliste de l'Orient, ni les religions de la sublimité (juive), de la beauté (grecque), de la finalité (romaine) : c'est la religion absolue où Dieu se manifeste, où Dieu est à la fois, par un processus éternel, être en soi, universel et identique (Père), être qui se manifeste, qui apparaît dans la nature physique, qui se particularise (Fils), être qui revient à lui-même, qui opère la réconciliation du monde extérieur avec l'être éternel (Esprit).

Le troisième et suprême degré de ce savoir et de tout savoir, c'est la connaissance rationnelle de l'esprit absolu et par conséquent de tout être et de toute vérité : c'est la philosophie, qui comprend, dans la libre nécessité de son enchaînement, ce que l'art et la religion ne peuvent qu'apercevoir, que sentir, que se représenter : elle est la transformation en savoir véritable et rationnel du contenu de l'intuition et de la foi. Elle est l'idée absolue revenant enfin de toute dispersion et de toute opposition, atteignant à la conscience totale d'elle-même, de sa nature, du système de son éternelle genèse et trouvant dans cette connaissance son entière réalisation. La philosophie, dans son histoire, a reproduit à sa façon l'évolution totale de l'idée. Les philosophies, dans leur succession historique, ont formulé un à un les moments successifs du système : donc elles ont toutes été vraies à leur heure, puisque chacune a amené à la conscience un moment nouveau du système; elles restent toutes vraies éternellement, puisqu'elles ont toutes pris place dans le système absolu de la connaissance, et leur progrès fut lui-même nécessaire et vrai, puisqu'il n'a été que l'un des modes de l'évolution nécessaire de toute réalité et de toute pensée. La philosophie absolue (hégélienne) est l'achèvement de tout le progrès de la connaissance, de tout le progrès de l'être.

Comprendre Hegel

La difficulté de ce système est assurément très grande, plus grande peut-être que celle d'aucun autre. La raison n'en est pas dans son extrême abstraction, car l'abstrait est clair pour l'esprit qui y est accoutumé. En réalité, les difficultés naissent de la forme d'exposition de Hegel, qui provient elle-même de la méthode constructive du système. La terminologie appartient en propre à Hegel : elle n'est identique ni à celle de Fichte, ni à celle de Schelling; elle ne contient peut-être pas un seul terme technique qui ait son équivalent exact dans la langue abstraite de la philosophie française et elle doit ce caractère individuel et concret au procédé sentimental et imaginatif de pensée dont elle est la fidèle expression.

Les moments successifs du système ne dérivent pas de principes posés par voie de déduction rigoureuse et purement logique au sens abstrait du mot; ils s'engendrent par voie de genèse constructive. Le moment nouveau ne se déduit pas du moment antérieur à la façon de la conséquence qui découle analytiquement de la proposition où elle était implicitement contenue; il se réalise, au moyen des moments antérieurement posés qui lui servent de matériaux, par le processus d'une synthèse progressive et créatrice.

La marche du système ne se fait pas du moins abstrait au plus abstrait, ni de l'abstrait à l'abstrait ; elle se fait de l'abstrait, c.-à-d. de ce qui est simple, pauvre, sans contenu, au concret, c.-à-d. à ce qui est différencié, riche et varié. Le système hégélien n'est pas, au sens propre du mot, une explication logique et déductive du monde; il est une interprétation de la genèse rationnelle (c.-à-d. à la fois extemporelle et temporelle) de tout le donné.

L'on peut dire en un sens que le système de Hegel est le système le plus complètement téléologique qui se soit produit. Peu importe le point de départ que l'on voudra choisir, dit-il souvent : que l'on se place à l'origine du système, pour exposer la genèse progressive de toute réalité et de toute pensée, ou que l'on se place au terme actuellement réalisé du système pour en retrouver par régressions graduelles l'histoire logique, la raison constatera une nécessité identique et absolue. « Le réel est le rationnel », c.-à-d. qu'il ne s'est rien produit qui ne soit un terme de la réalisation progressive de l'idée; « le rationnel est le réel », c.-à-d. que le processus éternel de l'idée se réalisant est unique et nécessaire et ne pouvait s'accomplir autrement. Ainsi, à proprement parler, le système dans son ensemble est une justification génétique et rationnelle de tout le devenu, de tout le réel.

Ce système est donc, au sens exact du mot, un réalisme, puisque tous les moments de la réalité sont vrais lorsqu'ils se produisent. L'objet coloré est vrai pour la sensation visuelle, est la vérité de cette sensation. Zeus est le grand dieu, non pas imaginativement, mais réellement, et est la vérité de la conscience religieuse du Grec croyant. Le spinozisme est le vrai pour Spinoza, non pas seulement pour la conscience individuelle de Spinoza, mais pour le moment de la pensée rationnelle auquel il donna l'intelligence de sa nature et de sa vérité.

Et ce système est en même temps un intellectualisme et un idéalisme critique, puisque la vérité des moments parcourus se subordonne à celle du moment supérieur et s'efface devant elle. La persistance des moments dépassés n'est indice que d'une vérité qui a été et qui n'est plus. Le monde inorganique ne disparaît pas lorsque se produit la réalité plus haute du monde organique. La nature ne s'anéantit pas lors de l'avènement de l'esprit. Les systèmes philosophiques morts pour l'esprit n'en continuent pas moins à vivre d'une vie physique. Mais les moments dépassés et rationnellement abolis ne persistent qu'à titre de témoins de ce qui a été et n'est plus : ils ont été le vrai et ils ne le sont plus. La vérité des choses n'est pas leur durée contingente et morte; la réalité véritable des choses et des idées, c'est leur sens rationnel et leur efficacité nécessaire. (Lucien Herr).

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Dictionnaire Idées et méthodes
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