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La Guerre des farines
L'arrêt du Conseil du 13 septembre 1774, rendu sur le rapport de Turgot, avait détruit les obstacles que subissaient la vente et la circulation des blés à l'intérieur du royaume. Le ministre réformateur allait moins loin que Machault en 1749,que L'Averdy en 1763 et 1764 : l'exportation à l'étranger n'était pas autorisée. La police de l'approvisionnement de Paris était également réservée. Entre le monopole maintenu sous l'abbé Terray ( Pacte de Famine), et l'absolue liberté que réclamaient les économistes, Turgot s'était résigné à ménager une transition nécessaire. Mais le préambule de l'arrêt, véritable exposé de doctrine, avait une portée bien plus grande que le dispositif lui-même. C'était une critique raisonnée des maladroites et parfois malhonnêtes opérations par lesquelles le règne précédent avait essayé de suppléer au commerce.
« L'attention du gouvernement (avouait Louis XVI par la plume de Turgot), partagée entre trop d'objets, ne peut être aussi active que celle des négociants, occupés de leur seul commerce. Il connaît plus tard, il connaît moins exactement et les besoins et les ressources [...]. Les agents qu'il emploie, n'ayant aucun intérêt à l'économie, achètent plus chèrement, transportent à plus grands frais, conservent avec moins de précaution [...]. Ces agents peuvent par défaut d'habileté, ou même par infidélité, grossir à l'excès la dépense de leurs opérations. Ils peuvent se permettre des manoeuvres coupables à l'insu du gouvernement. Lors même qu'ils en sont le plus innocents, ils ne peuvent éviter d'en être soupçonnés, et le soupçon rejaillit toujours sur l'administration qui les emploie, et qui devient odieuse au peuple, par les soins mêmes qu'elle prend pour le nourrir. »
Par l'article 3, Louis XVI bornait à la simple charité, à l'assistance publique comme nous dirions, le rôle de l'Etat : 
« Sa Majesté voulant qu'il ne soit fait a l'avenir aucun achat de, grains ni de farines pour son compte, fait très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de se dire chargées de faire de semblables achats pour elle et par ses ordres. » 
Les lettres patentes du 2 novembre 1774, registrées en Parlement, sans opposition, le 19 décembre, contenaient un mea culpa plus formel encore. Le gouvernement exprimait son regret d'avoir « écarté et découragé le commerce » et, en concentrant la vente et l'achat dans un petit nombre de mains, « livré le prix des grains à la volonté et à la disposition de préposés qui les achetaient de deniers qui ne leur appartenaient pas, » et par suite, augmenté par de fausses mesures la cherté de la denrée indispensable à la vie.

Sans doute personne n'était nommé ni poursuivi publiquement parmi les agents plus ou moins connus du « pacte de famine », mais plus d'un pouvait se croire menacé dans ses gains illicites. D'autre part, l'ensemble de la population n'était nullement convaincue de la validité des doctrines économiques. De tout temps les souverains, les
parlements, les magistrats chargés de la police, les Etats provinciaux, avaient pensé qu'il leur appartenait à divers titres d'assurer les approvisionnements, de décréter, au besoin, le prix du pain. Le malheur voulut que la récolte de 1774 fût médiocre, sans disette réelle toutefois. L'opinion populaire, sans doute excitée sous main par les intéressés ou par les fanatiques de l'Etat-providence, au lieu d'accuser le ciel, s'en prit à Turgot. 

Dès le 20 avril 1775, des troubles éclatèrent à Dijon et dans les environs. Le moulin d'un propriétaire « monopoleur » fut démoli par les paysans. Un conseiller de l'ex-parlement Maupeou fut accusé d'accaparement et vit sa maison saccagée. Il est peu probable que le commandant militaire de Dijon, La Tour du Pin, ait dit aux paysans affamés d'aller brouter l'herbe qui commençait à pousser, car c'est là un de ces mots en quelque sorte traditionnels que l'on retrouve reproduits sous une forme ou sous une autre dans tous les soulèvements analogues. Quoi qu'il en soit, l'ordre ne fut rétabli que par l'intervention de l'évêque.

Telle fut comme la préface de la Guerre des farines. En effet, l'émeute était à peine calmée en Bourgogne qu'elle éclata aux portes mêmes de la capitale, à Pontoise, le 1er mai. Des « brigands » partis de cette localité traversent la campagne en bandes farouches. Ils crient à la disette, à l'accaparement, au monopole. Ils envahissent les marchés, taxent le blé et la farine au-dessous de leur prix normal, à l'aide de faux arrêts du conseil. Ces prétendus affamés ont sur eux de l'or et de l'argent. Au lieu de se nourrir des denrées qu'ils volent, ils les détruisent. Ils coulent à fond dans la Seine des bateaux de blé, interceptent les arrivages, brûlent des granges et des fermes. Leur dessein avoué est de demander justice au roi, de l'éclairer sur les misères du peuple et les fautes des ministres. 

Le 2 mai, en effet, ils se présentèrent en armes à Versailles, pillèrent les dépôts de farines, exigèrent que le roi abaissât le prix du pain. Louis XVI, après avoir songé à partir pour Chambord, eut l'insigne faiblesse de céder à l'émeute, et ordonna de taxer le pain à deux sous la livre. Ainsi encouragés, les « brigands » envahirent Paris le lendemain (3 mai) - ce qu'ils n'auraient pu faire s'ils n'avaient eu des complices haut placés, - et se mirent à piller les boulangeries. La troupe avait reçu l'ordre formel de ne pas tirer sur ces misérables. L'intendant de l'lle-de-France Bertier, le lieutenant général de police Lenoir, ennemis de Turgot, se croisaient les bras non sans une secrète satisfaction. Pendant que se poursuivait la répression, Lenoir fixait même de sa propre autorité un maximum du prix du pain à Paris : 

« Nous ordonnons, ce requérant le procureur du roi, que es boulangers auront la faculté de vendre le pain au même prix qu'ils l'ont vendu les mercredi 26 et samedi 29 avril dernier. »
Les mots en italiques étaient absolument contraires à l'esprit libéral des réformes de Turgot. Sur la minute de l'ordonnance du 3 mai 1775 (Arch. nat., Y. 9499), ces mots ont été rayés et remplacés par les suivants : au prix courant. Le texte primitif, si bien fait pour prolonger les désordres, expliquerait à lui seul pourquoi le ministre fut obligé dans la quinzaine (14 mai 1775) de faire remplacer Lenoir, qui le trahissait ou du moins ne le comprenait pas, par le maître des requêtes Albert. L'ordonnance ainsi rectifiée continue par d'expresses inhibitions, à toutes personnes, de vendre au-dessous du cours, et de s'introduire de force chez les boulangers. Le guet et la garde de Paris sont expressément chargés de saisir et arrêter les contrevenants. 

Ces mesures de justice énergique firent éclater le caractère factice de l'émeute aux yeux du peuple parisien, qui ne s'en mêla pas, et le maréchal de Biron, surnommé à ce propos Jean Farine, n'eut que peu de chose à faire à l'intérieur de la ville. Il occupa les carrefours, multiplia les patrouilles, et, vers midi, tout était terminé. Turgot avaitsans doute pu mettre sous les yeux du roi plus d'une preuve démontrant que cette rébellion n'avait rien de populaire. Il l'emporta cette, fois dans l'esprit du maître, et ne laissa pas passer un arrêt du Parlement suppliant le roi de diminuer le prix du pain. Les négociants qui sur la foi de l'arrêt du 13 septembre 1774 avaient expédié du blé sur Paris, et qui avaient vu piller leurs chargements, furent intégralement indemnisés. La juridiction prévôtale fut, le 5 mai, substituée à l'action plus indulgente du Parlement pour la répression des perturbateurs. Enfin un corps de 20,000 hommes commandé par Biron fit la police des environs de Paris et protégea pendant quelque temps les arrivages de la Seine, de la Marne, de l'Oise et de l'Aisne cette précaution fut ridiculisée; elle n'avait pourtant rien d'excessif, car la cherté des grains avait aussi été le prétexte de troubles dans la région du Nord, à Lille, à Amiens. L'ignorance et la crédulité du peuple auraient fort bien pu consommer, contre Turgot et son couvre, les violences que la perfidie, l'intrigue et la cupidité des ennemis du bien public ne purent cette fois qu'inaugurer. (H. Monin).

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